Encensé par la critique et sélectionné pour quatre des plus prestigieux prix littéraires de la rentrée (Goncourt, Médicis, Renaudot et Fémina), le roman de Mbougar Sarr, hors catégorie, marque un tournant dans la production littéraire francophone. Il relève haut la main le défi qu’il se lance à lui-même.
La critique de ce livre, un attentat littéraire, est-elle possible ? A priori, on hésite. Car la bombe posée par Mbougar Sarr, jeune romancier sénégalais, menace entre les lignes et par personnage interposé d’assassiner, par des moyens mystiques, tout détracteur qui ne serait pas à la hauteur. Soulagement : la louange s’impose, à l’égard d’un texte qui marque une rupture fondamentale dans les lettres dites « francophones ».
Il y aura, clairement, un avant et un après La plus secrète mémoire des hommes. Ce livre refermé, on peut rester dubitatif sur le motif de toute l’histoire – un trouble voulu par l’auteur, qui incite à une réflexion en profondeur. Le roman se refuse au prêt-à-porter, vite lu, vite jeté. Il aspire plutôt à la haute couture, cet art de la pièce unique difficile à oublier.
L’intrigue n’étant qu’un prétexte, la seule certitude que laisse cette lecture est qu’il sera compliqué, désormais, de recenser « un autre petit roman de merde », ou « les bons petits livres qu’on attendait d’eux », comme écrit l’auteur en parlant de ses aînés. Il faudra, aussi, se remettre en question, comme « les journalistes et les critiques, qui n’évaluaient plus les livres mais les recensaient, entérinant l’idée que tous les livres se valent, que la subjectivité du goût constitue l’unique critère de distinction et qu’il n’y a pas de mauvais livres, seulement des livres qu’on n’a pas aimés ».
Jeux de miroirs entre la réalité et la fiction
Le roman, une déclaration d’amour à la littérature qui sait ne pas rester « intello », se met la barre très haut. « Un grand livre ne parle de rien », apprend-on à la page 49. Conviction ? Provocation, bravade ? Un pari en tout cas très risqué, que Mbougar Sarr relève haut la main. Porté par un souffle puissant, il en fait la preuve par 457 pages : oui, il est bien fait pour ça, écrire, entremêler des fils narratifs, extraire le suc de la vie et livrer des fulgurances, notamment sur le thème de l’amour. Exemple : « Et chaque jour, sa proximité me procurait le même bonheur et la même douleur. Elle était une blessure vivante en moi et j’aimais la raviver. Je ne voulais pas qu’elle devînt une cicatrice. Je voulais qu’elle brûle à vif, à jamais. »
Dans ce roman à tiroirs hyper construit mais qui coule de source, sans que l’architecture ne pèse, un certain T.C. Elimane motive une enquête poussée d’un jeune écrivain. Auteur d’une seule oeuvre qui fit scandale car accusée de plagiat, Elimane ne se laisse pas cerner. Pas plus que Yambo Ouologuem, auteur du Devoir de violence (1968) auquel Mbougar Sarr fait référence, en transformant ce livre en Labyrinthe de l’inhumain, fictivement écrit en 1938. On part de la réalité pour aller dans la fiction. Qui est Siga D., ce personnage de maîtresse femme qui ne s’en laisse pas conter ? On croit déceler l’écrivaine Ken Bugul, mais le rapprochement n’a que peu d’importance.
On peut aussi jouer aux devinettes avec un auteur congolais, ami du narrateur. Fiston Mwanza Mujila ? Peu importe, là encore. En fait, tout le roman tourne autour d’une ombre évanescente : un homme de peu d’amis, replié dans son mutisme, broyé par la critique et le racisme d’avant-guerre. En bref, un génie trop noir pour qu’on le laisse exceller.
Cette réflexion en creux sur la littérature ne tombe pas dans les habituelles chausse-trappes de notre époque : ici, pas de pensée binaire ni de posture de lamentation, mais beaucoup de zones de gris, au contraire, même dans la plongée dans l’histoire coloniale. Et un élan vital si fort que rien ne saurait réduire cet écrit ni son auteur à une question d’identité.
Une parabole sur le sens de la littérature
À qui comparer Mbougar Sarr ? Il cite Bolano et Borges, mais fait penser à Milan Kundera, pour l’imbrication des destinées humaines dans la grande histoire. Son tour de force : qu’il n’y ait rien ou presque sur le fond du livre dont il est tant question, Le labyrinthe de l’inhumain, fait partie de sa parabole. Son roman porte sur la destinée d’une œuvre, de certaines œuvres dont il ne reste plus que le souffre parfois, la polémique l’emportant sur leur sujet ou leur portée. Tout s’éclaire, si l’on revient à la citation de Bolano au début du roman : « Et un jour l’Œuvre meurt, comme meurent toutes les choses, comme le Soleil s’éteindra, et la Terre, et le Système solaire et la Galaxie et la plus secrète mémoire des hommes ».
À sa manière, Mbougar Sarr fait table rase. Heureusement pour lui, car le poids serait lourd à porter, il n’est pas tout à fait seul dans son champ au niveau d’exigence qu’il se fixe. Chigozie Obioma, fils prodige du Nigeria, multiplie à 35 ans les coups de maître avec ses tragédies igbo, Les pêcheurs, (Booker Prize 2015)et La prière des oiseaux (Buchet-Chastel, 2020). Des romans géniaux qui, eux aussi, mettent à nu l’âme humaine et tutoient l’universel.
© Sabine Cessou
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