Comment mes grands-parents et leurs enfants ont vécu une vie de réfugiés…
Permettez-moi de modifier à mon compte quelques paroles de Jean-Jacques Goldman issues de la poignante chanson « Comme toi ».
La photo était bonne et l’on peut y voir Abel, Annah et leurs trois enfants, mon père Simon, sa petite sœur et son petit frère. En fond, les montagnes pyrénéennes, spectacle grandiose qui ajoute une touche picturale à ce portrait de famille. Au premier plan, près d’un grand sapin, la famille Cypel est endimanchée. Abel est comme toujours d’une grande élégance dans un beau costume sombre, mon père et sa sœur sont en habits de fête. Annah est vêtue d’une charmante robe unie et porte son petit dernier dans les bras, en robe claire ainsi qu’on habillait bébés des deux sexes. Les sourires sont de mise, car la photographie à l’époque est encore exceptionnelle.
C’est l’été 1941, près de Tarbes.
Mes grands-parents et les enfants ont fui Bordeaux, où les lois antijuives commençaient à sévir.
Mon grand-père Abel a laissé sa fabrique d’imperméables en passant un accord avec son contremaître, auquel il a cédé l’entreprise bordelaise. Cet homme peu scrupuleux refusera de rendre son bien à mon grand-père. Un procès eut lieu, dont j’ai naguère consulté les minutes. Aujourd’hui cette affaire judiciaire eût été remportée par mon grand-père, mais à l’époque il perdit le procès et dut repartir à zéro.
Ma grand-mère abandonna sa jolie vaisselle dont elle retrouva le service à café chez une voisine qui l’invitait à un goûter. Lorsque ma grand-mère Anna reconnut une des tasses légèrement ébréchée, elle se rembrunit et ne put s’empêcher d’interroger la dame au sujet de la provenance du service à café. La voisine l’avait acheté à un autre voisin, lui-même avait à l’époque quitté le quartier sans laisser d’adresse. Sans doute était-il un des profiteurs de guerre qui pillaient sans vergogne les appartements délaissés par les Juifs en fuite.
Car c’était bien une fuite qui avait conduit Annah, Abel et leurs enfants à aller s’abriter sous la majesté des sapins pyrénéens.
Ils eurent de la présence d’esprit, malgré leur adaptation rapide à la France, ce pays où les Juifs sont heureux comme Dieu lui-même en France. Proverbe yiddish ô combien accompli, malgré les vicissitudes dues à l’agressivité des antisémites ayant pignon sur rue.
Abel avait lu Mein Kampf et il était convaincu que l’épouvantable pantin allemand allait mettre son programme de destruction du judaïsme européen en oeuvre.
Ainsi, donc, en 1941, la famille est à Tarbes. Le père, les frères et la sœur d’Annah les y ont rejoints.
Les réfugiés sont nombreux, le travail est rare.
Si rare que Maurice Szyfman, frère aîné d’Annah, décide de repartir vers le nord. Alors qu’il fait les marchés dans les petites villes girondines, il est raflé par la police française. Son petit frère Simon, inquiet de n’avoir aucune nouvelle, file lui aussi à sa recherche et apprend par des amis communs que Maurice est certainement à Drancy. Simon prend alors le train pour Paris et envoie un ami goy se renseigner à l’entrée du camp d’internement. Les informations concernant Maurice lui parviennent en fin de journée. Maurice est parti en déportation le matin même. Il périra à Auschwitz, vie gazée et dépouille cramée à la descente du train. Son nom figure sur le Mur du Mémorial de la Shoah de Paris, il est le seul déporté de ma famille.
Simon s’en voudra toujours de l’avoir laissé retourner en zone occupée et de n’avoir rien pu faire pour le tirer des griffes vychistes et nazies. J’entends encore ses sanglots lorsqu’il nous narra cette histoire cauchemardesque…
À la même période, Abel ne s’endort pas sur ses lauriers et cherche à mettre à l’abri sa famille. Il essaie par l’Espagne, c’est la destination la plus simple puisque la frontière est proche. Mais il ne parle pas un mot d’espagnol et l’Espagne traverse alors les années les plus noires du franquisme récemment triomphant. La misère y règne.
Au détour de ses recherches, un homme lui parle d’une filière de passage en Suisse. Abel saute sur l’opportunité, convainct Annah et tous deux préparent le départ de la famille.
Cette nouvelle étape de leur fuite est teintée pour Annah d’une grande amertume. Abel et Annah se sont fâchés peu avant avec le père d’Annah. Ils veulent quitter la ville le plus discrètement possible et partiront de Tarbes sans même informer mes Szyfman de leur départ. En pleine guerre, sans avoir aucune assurance de les revoir un jour…
L’instinct de survie qui fut le leur et qui me permet aujourd’hui d’exister me pousse à leur pardonner ce que je considère pourtant comme une faute morale. Mais humains nous sommes, comment juger celles et ceux qui ont traversé l’enfer…
J’ai retrouvé le document attestant leur prise en charge par la Croix-Rouge de Genève, le 17 décembre 1942. Simon, mon père, avait 5 ans et demi. La traversée de la montagne en plein hiver blanc et glacé restera à jamais gravée dans son esprit. Simon traversera avec sa petite sœur de 3 ans et leur papa Abel. Annah passera quelques heures après avec leur second fils. Il fallait donner une chance au nom de famille de se perpétuer, c’est pour cela qu’Anna et Abel sépareront leurs deux garçons pour la traversée.
À Genève, les autorités suisses les accueillent sans aménité et même sans grande humanité. Elles séparent les parents de leurs enfants. Annah est au désespoir d’abandonner son petit dernier. Elle apprend assez vite que le lieu où ses enfants sont recueillis cherche des employées pour s’occuper des tout-petits. Elle est débrouillarde, elle a vite fait d’emprunter des papiers à une jeune compagne de galère qui lui ressemble un peu et se fait embaucher. Il faut faire comprendre à Simon, son aîné, et à sa petite sœur qu’ils ne doivent pas dire un mot. Le petit dernier ne parle pas encore, il conservera le secret aisément. Simon est malheureux mais il comprend et croise sa maman chaque jour. Un matin, il s’est glissé dans les vestiaires à l’arrivée des employées. Il attend patiemment que le lieu se vide. Puis il se glisse jusqu’à la porte du placard où sa maman vient de déposer son manteau, il ouvre la porte, se saisit du manteau et y plonge le nez pour respirer l’odeur d’Annah. Chaque jour, il ira dès qu’il le peut renouveler ce rituel, qui lui donnera force et courage. Il avait 5 ans et demi.
Après quelques semaines, Simon sera placé avec sa sœur dans un village montagnard. C’est le pasteur protestant du village qui le reçoit chez lui et son épouse. Ils prendront grand soin de mon père durant le restant de la guerre, adoucissant le chagrin du petit garçon de peu voir ses parents.
Mieux, le pasteur explique à mon père qu’il est un petit garçon juif et qu’il doit apprendre sa propre religion. Le pasteur connait les Saintes Ecritures et lit la Torah dans le texte original, car il est hébraïsant. C’est ainsi que Simon Cypel, mon père, apprendra à lire l’hébreu et sera initié à la sagesse de nos Pères.
Que la mémoire de ce pasteur soit bénie. Et que la mémoire du petit Simon et l’image de son recueillement dans les senteurs de sa maman perdurent à jamais.
© Sylvain Cypel
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