Delphine Horvilleur. « Qui est intelligent? Celui qui voit ce qui naît »

Delphine Horvilleur

Drasha du rabbin Delphine Horvilleur pour Rosh haShana 5782/2021

Dans un peu moins de trois jours, le jeudi 9 septembre 2021, troisième jour de l’année juive 5782, quelque part dans le 11e arrondissement de Paris aura lieu un évènement que je ne manquerai sous aucun prétexte.

Ce matin-là, je dois officier à une Brit-Mila, la circoncision d’un petit garçon qui s’apprête à entrer dans l’alliance d’Abraham, entouré de ses parents et de ses grands-parents.

Cet enfant est un bébé comme les autres, mais la date particulière à laquelle a lieu cet événement porte une histoire bien plus grande que lui, et que nous tous.  Et ces derniers jours, en pensant à ce que je devais enseigner en ce jour solennel de Rosh haShana, tandis que nous laissons derrière nous une année difficile et que nous rêvons à des temps nouveaux… il m’est apparu évident que c’est de lui que je devais parler. 

Raconter son histoire, et plus exactement celle d’une lettre qu’on vient de lui adresser.
L’expéditeur de cette lettre est son papa, Nathan, un jeune homme d’une trentaine d’année, plein d’humour et d’intelligence… 
Un jeune homme qui s’est assis comme tant d’autres un soir à la terrasse d’un café, entouré d’amis; et qui, ce soir-là de novembre 2015, a vu mourir un proche et plusieurs autres s’effondrer à ses côtés… 

Ce jeune homme a dû apprendre à vivre avec le deuil inconsolable de vies arrachées, et il s’apprête, précisément dans les jours qui viennent, à témoigner devant un tribunal, à ajouter sa voix à celle des survivants qui racontent cette traversée de l’horreur, cette nuit où l’ange de la mort a frappé nos rues et tué notre derniers-nés, notre jeunesse.

Cette semaine, le peuple juif entre dans une nouvelle année, et célèbre Rosh haShana, un nouvel an que les rabbins appellent parfois Yom haZikaron, jour de souvenir ou encore Yom haDin, jour du jugement. 

Et, précisément au même instant, s’ouvre un temps judiciaire. Débute un procès historique, un temps de souvenir et un temps de jugement qui nous oblige à nous retourner vers ce que nous avons traversé ensemble et à penser ce que cet évènement a fait de nous.

Dans le Talmud (Tamid 32a), un célèbre proverbe dit :
« Eizehou Haham ? haroé et hanolad ». « Qui est intelligent ? Celui qui voit ce qui naît. »

Pour nos sages, l’intelligence n’est pas tant une connaissance de ce qui est déjà qu’une conscience de ce qui surgit, un regard à porter sur tout ce qui dans notre monde est nouveau-né.

En apprenant la naissance du fils de Nathan et la date de sa circoncision, j’ai proposé à ce tout jeune papa d’écrire une lettre au nouveau-né, et de raconter à celui qui voit le jour quelles nuits ont précédé sa naissance. Je le remercie d’avoir accepté. Avec son autorisation, je voudrais maintenant vous en lire un extrait, les mots d’un père à son fils comme le plus beau dvar torah (message) de Rosh haShana qui soit, plein d’humour et de profondeur.

« Mon fils, c’est à présent à mon tour de t’écrire une lettre. Tu as seulement quelques jours et tu ne pourras la lire que quand tu feras tes nuits et que tu pourras aller aux toilettes tout seul… Dommage pour moi, ce n’est pas pour tout de suite… Aujourd’hui c’est le jour de ta circoncision mais aussi le début de ce procès dont tout le monde parle et au cours duquel je vais témoigner. Ne sois pas surpris, tu verras que la vie n’est qu’une suite de clins d’œil du destin et que le hasard est pour celui qui ne veut pas voir…… »

Et plus loin, Nathan raconte à son fils ce que fut cette nuit-là : 
« Ces lâches ont tiré sur nous, sur une bande de potes d’origine différentes : serbe, sénégalaise, polonaise, catalane, corse, congolaise, russe, juif, orthodoxe, catholique… ton devoir de Mensch sera de lutter pour garder ce précieux sésame qu’est la différence; pour surtout toujours ,toujours , regarder de l’avant… »

Et ainsi, dans une lettre, un père explique à son fils nouveau-né ce que signifie “être un mensch“, cette invitation faite à chaque nouvelle génération de se tenir à la hauteur de ceux qui avant lui dans l’histoire ont su incarner le courage et la dignité.

En lisant les mots d’un jeune papa, je me suis dit que tous les rabbins de l’histoire à Rosh haShana ne faisaient que tenter d’enseigner la même chose, et dire en tout temps et en tous lieux à des êtres qui, dans des circonstances différentes, attendent ou appréhendent l’année nouvelle: efforce toi d’être un mensch… Demande-toi toujours si ce que tu fais est digne d’une grandeur humaine dont tu dois être l’héritier. Pose-toi toujours, en ce jour, la question du souvenir d’un passé dont ta présence témoigne.

Rosh haShana est appelé Yom haZikaron précisément pour cela : il dit à celui qui envisage l’avenir, tu ne pourras pas Lirot et hanolad, “voir ce qui naît”, sans porter ta mémoire vers ce qui fut. Sans te souvenir.

Alors moi aussi, je veux me souvenir

Me souvenir de ce soir de novembre 2015. Je n’étais pas assise à une terrasse de café ni dans une salle de concert, mais je peux dire précisément, heure par heure, ce que fut ce vendredi 13 novembre 2015.
Comme l’effondrement des tours jumelles , l’assassinat de Rabin, ou les attentats de janvier 2015, et comme chacun d’entre nous, je peux dire où j’étais au jour de ces tragédies et quelle conversation la catastrophe est venue interrompre.

Je me souviens parfaitement, avec de troublants détails, de l’office de shabbat que j’ai mené ce soir-là dans la synagogue de Beaugrenelle, des conversations que j’ai eues avec des fidèles et du visage des deux bnei-mitsva, Sacha et Abigail, qui entraient dans l’âge des responsabilités.
Nous étions à quelques heures à peine de la catastrophe et, dans l’instant de calme qui précède une tempête, je revois avec beaucoup de clarté les visages de ceux qui se tenaient autour de moi. 

Ce shabbat-là, 13 novembre 2015, 2 kisslev 5776, nous lisions dans la Torah un épisode de la Genèse, une parasha nommée Toledot.
Toledot en hébreu signifie “filiations”, ou “engendrements”. Dans cette parasha, il est question du lien qui unit un père Abraham à son fils Isaac, son enfant chéri, et puis de celui qui relie Isaac a ses propres enfants Jacob et Esau. Bref, c’est LA parasha du lien entre les générations. 

Et ce soir-là, mon sermon était consacré à Isaac, le fils et le père… ce même Isaac qui est, comme par hasard, le héros de Rosh haShana, celui dont on n’arrête pas de parler dans la liturgie de la fête et dont nous lirons l’histoire demain matin. Comme chaque jour de Rosh haShana, nous ferons demain le récit terrible et redoutable de sa ligature qu’on appelle parfois son sacrifice, l’histoire d’un enfant mené en haut d’une montagne pour y être tué mais qui sera finalement sauvé.

Le 13 novembre 2015, un soir de l’Histoire où les fils ne furent pas sauvés, j’ai partagé avec la communauté un enseignement de la parasha Toledot. La Torah affirme qu’à la fin de sa vie, le regard d’Isaac s’était “obscurci”, et que “ses yeux étaient devenus opaques”. La Bible semble décrire une simple cataracte de vieillard… mais les commentateurs proposent une autre lecture. Ils affirment, eux, qu’Isaac perdit la vue parce que ses yeux avaient un jour vu ce qu’il n’aurait jamais dû voir. Son regard était endommagé par une vision terrible qui ne l’avait plus jamais quitté. Laquelle ? celle de la mort. Isaac lié sur l’autel vit un jour l’ange de la mort, et son regard ne fut plus jamais le même. 

Ce shabbat-là, le vendredi 13 novembre 2015 dans la synagogue, j’ai parlé de ce que signifie survivre à une catastrophe et ne jamais en sortir indemne, ce que signifie d’être un survivant et de ne plus jamais voir le monde de la même manière…

(J’ouvre un instant une parenthèse: À la toute fin de l’office ce soir-là, mon amie Audrey  s’est approchée de moi, elle m’a dit: mais comment es-tu au courant pour Marceline ? je n’avais aucune idée de ce dont elle me parlait. Mais il se trouve que ce jour-là précisément, lors d’une visite à Jérusalem, Marceline Loridans-Ivens, survivante d’Auschwitz et infatigable témoin, avait fait un AVC, et venait de perdre la vue. Audrey etait persuadée que mon sermon consacré à la vision entravée du survivant était inspiré par cet évènement ,mais il s’agissait d’un pur hasard… À moins que, comme l’écrit Nathan dans sa lettre à son fils, la vie ne soit “qu’une suite de clins d’oeil du destin” et que le hasard soit seulement “pour celui qui ne veut pas voir”.)

Je crois que ce soir-là, nous ne voulions pas voir, ou plutôt nous ne pouvions pas entrevoir la catastrophe qui s’apprêtait à nous aveugler. Et nous chantions comme chaque shabbat dans la joie “shalom alekhem malakhei hashalom”  que soient les bienvenus les anges de paix qui nous accompagnent, sans nous douter qu’ils étaient ce soir-là escortés par des anges de mort et de terreur.

Et depuis cette date, depuis six ans déjà, quand je repense à cette soirée, et quand je vois les dans la presse ou sur des écrans les visages de toute une jeunesse assassinée, me revient toujours en tête un verset de la Torah. Je me souviens du récit biblique d’une autre catastrophe, le tout premier assassinat de l’Histoire, celui d’Abel par son frère Caïn…

Je pense à ce meurtre originel, qui réverbère lui aussi dans le texte et dans l’Histoire comme l’archétype de tous les meurtres à venir, de tous les crimes « fomentés par les lâches qui refusent la différence », comme l’écrit Nathan.

Abel fut assassiné par son propre frère, et Dieu se tourna alors vers l’assassin et lui demanda: “Qu’as-tu fait?”
“Kol dmei akhikha tzoakim elay min haadama” – “La voix des sangs de ton frère hurle vers mois depuis les profondeurs de la terre ». 
Au tout début de l’Histoire, Dieu entend déjà les hurlements de l’enfant assassiné…

Les rabbins lisent et relisent ce verset, et se demandent: mais pourquoi ce cri est un pluriel? pourquoi crient depuis la terre la voix DES sangs et non DU sang d’Abel? En avait-il plusieurs?
Non, répondent les Sages mais, depuis les profondeurs de la terre, hurlaient alors, non seulement Abel à qui on avait ôté la vie, mais aussi tous ses enfants et ses descendants qui ne verraient pas le jour, tout ce à quoi il aurait dû donner naissance et qui ne viendrait pas au monde. Avec Abel, est mort l’univers qui aurait dû paraitre, toutes ses Toledot, ses filiations qui disparurent avec lui.

En regardant les visages d’une jeunesse assassinée, j’entends aussi les sangs qui hurlent, et je pense et je pleure tout ce qui est aurait dû naître à partir d’eux, ce monde auquel ils devaient donner vie et qui ne viendra pas au monde par la faute des assassins. 
Et je me demande s’il est possible de ne pas perdre la vue à notre tour, comme Isaac, aveuglés par ce que nos yeux ont vu… et de ne pas devenir sourds à force d’entendre hurler ces voix des profondeurs de la terre.
Et si effecrtivement « est intelligent, celui qui voit ce qui vient au monde ! »

Alors je me demande si pour toujours nous ne sommes pas devenus idiots, parce que nous sommes amputés de ce qui aurait dû naître.
Et je pense à cet enfant à qui son père écrit et qui deviendra, sans l’avoir choisi, un peu le gardien de cette histoire.

À la fin de sa lettre, Nathan écrit à son enfant :
“Tu as une histoire, un passé, depuis des siècles, sans le savoir, tu existes déjà depuis si longtemps!” Cette semaine, au commencement de sa vie, au commencement d’un procès, au recommencement de notre histoire, un père dit à son fils, à la fois nouveau-né et qui a des milliers d’années:  tu te construiras, non pas malgré ce qui nous est arrivé mais aussi par la force de ce qui nous est arrivé et, de cette héritage douloureux, quelque chose s’élèvera.

Jeudi matin, 9 septembre 2021, troisième jour de l’an du monde 5782, un petit bébé va entrer dans l’alliance et il va gagner un prénom hébraïque. Je connais dejà le prénom choisi par ses parents mais je ne sais pas du tout si ses parents ont conscience de la force du nom qu’ils lui ont choisi. Ce bébé s’appelle JOACHIM.

JOACHIM , YEHOYAKIM, roi de la tribu de Judas dans la Bible, fut un homme dont le nom signifie littéralement… que grâce à Dieu, YEHO… il nous est donné de nous relever YAKIM.
Et voilà comment un survivant qui se relève donne à son enfant le nom de ce qu’il a su trouver, la force d’être debout et d’être un héritier.

Et c’est à cet enfant et à ses parents que je dédie ces mots de Rosh haShana, et à tous ceux qui dans leurs vies parviendront encore à se relever, à transmettre et faire le choix de la vie… et qui tenteront eux aussi, chacun à leur manière, d’être des Mensch et d’élever des Mensch.

 Shana tova.

© Delphine Horvilleur

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