En exclusivité pour TJ. Pierre Lurçat: « En quoi la pensée de Jabotinsky est-elle pertinente aujourd’hui? »

Israël, Etat et religion :

En quoi la pensée de Jabotinsky est-elle pertinente aujourd’hui?

            La conception de la religion de Jabotinsky permet de répondre à certaines des questions les plus brûlantes qui agitent le débat public en Israël depuis plusieurs décennies, et pour ainsi dire, depuis le début du sionisme politique.  Dans ce débat interminable qui revient, génération après génération, se poser en termes quasiment identiques et qui semble parfois constituer un des points de discorde les plus marquants de la société israélienne, certaines questions pourraient sans doute être résolues, ou tout du moins simplifiées, si l’on prenait la peine d’établir certaines distinctions essentielles, en s’inspirant des conceptions développées par Jabotinsky.

La première distinction, essentielle, est celle de la sphère privée et de la sphère publique[1].  Le constat que fait Jabotinsky dans son article De la religion est tout aussi valable aujourd’hui qu’à son époque : “Cela fait longtemps que nous aurions dû, nous autres Juifs, réviser notre attitude intellectuelle envers la religion… Une attitude positive envers la religion devra s’exprimer d’une manière différente. Par une manifestation positive, par exemple, lors des assemblées des congrès nationaux, des conférences et des assemblées élues – il faudrait qu’ils s’ouvrent par une cérémonie religieuse ; et peu importe que leurs membres soient croyants ou “non croyants”. Car ces démonstrations revêtent une signification plus profonde que la question des croyances individuelles, ou celle des doutes de l’individu[2].

En somme, ce que nous dit Jabotinsky est que la religion est plus importante pour la collectivité nationale que pour l’individu. Pourquoi ? Parce que, explique-t-il, “Ce qui compte est la manifestation d’une foi puissante et historique partagée par des milliers de personnes”. Cette affirmation touche à une question essentielle et  souvent mal comprise dans la pensée de Jabotinsky, qui a donné lieu à d’innombrables erreurs d’interprétation et accusations infondées. Citons, à titre d’exemple, un historien qu’on ne saurait soupçonner d’inimitié pour l’épopée sioniste, Georges Bensoussan. Dans son ouvrage monumental, Histoire intellectuelle du sionisme, il écrit ainsi que Jabotinsky “exalte le groupe et la nation dans lesquels l’individu se fond, en appelant à dépasser l’individu[3]. C’est sur le fondement d’une telle appréciation qu’on a pu accuser Jabotinsky de sympathies pour le fascisme italien, notamment après qu’il eut créé en Italie l’école navale de Civitavecchia, où  furent formés les premiers cadres de la future marine israélienne. Or cette affirmation repose tout entière sur un contresens.

En effet, Jabotinsky n’exalte jamais le groupe au détriment de l’individu, ni la collectivité au détriment de la liberté de conscience. Il pose lui-même la question, dans son autobiographie, de savoir qui doit avoir préséance, entre l’individu et la collectivité, entre l’autonomie de la personne et les exigences de la nation. Cette question est cruciale pour toute nation en voie d’édification, et on comprend donc que Jabotinsky se la soit posée. Sa réponse mérite d’être citée, tant pour éclairer la pensée de Jabotinsky que pour répondre à des questions toujours actuelles :

Au commencement, Dieu a créé l’individu : chaque individu est un Roi égal à son prochain. Il vaut mieux que l’individu pèche envers la collectivité, plutôt que la collectivité pèche envers l’individu. La société a été créée pour le bien des individus, et non le contraire ; et la fin des temps, la vision des jours messianiques – est le paradis de l’individu, un régime d’anarchie splendide – où la société n’a pas d’autre rôle que d’aider celui qui tombe, de le consoler et de le relever[4]. On comprend bien, en lisant ces lignes, que Jabotinsky est tout le contraire d’un partisan des régimes autoritaires, comme certains continuent de le penser, y compris parmi les historiens sérieux. Non seulement Jabotinsky abhorre l’autoritarisme et l’État totalitaire, mais il est en fait adepte d’un État minimaliste, dont la seule fonction serait de l’ordre de la protection sociale.

Comment cette conception de l’État et de l’individu se concilie-t-elle avec son idée du rôle de la religion dans l’existence nationale? La réponse est simple : la question des croyances individuelles relève de la liberté de conscience et appartient au domaine exclusif de l’individu, qui est roi, et nul ne peut empiéter sur ce domaine sacré. Mais dans l’ordre collectif, il est important de faire régulièrement la “manifestation d’une foi puissante et historique, dans le respect et l’obstination”. Les deux mots choisis par Jabotinsky ne l’ont pas été par hasard. Le respect est, nous l’avons vu, l’élément essentiel de sa conception du judaïsme. L’obstination, c’est une des qualités spécifiques au peuple Juif, le “peuple à la nuque raide” dont parle la Bible. Si l’on veut préserver les qualités spécifiques et la culture nationale propre au peuple Juif, il importe donc de manifester le lien entre le “judaïsme national” et le mont Sinaï, pour reprendre les termes de Jabotinsky.

Importance du judaïsme dans l’éducation

L’autre domaine – crucial – dans lequel il convient selon Jabotinsky de manifester une attitude positive envers le judaïsme est celui de l’éducation. Non pas par souci de prosélytisme, contrairement à ce que croient les adversaires de toute éducation juive – y compris en Israël – qui évoquent à tout bout de champ un prétendu risque de “coercition religieuse”. Non pour “susciter un enthousiasme artificiel envers la Tradition”, affirme Jabotinsky mais parce que “l’élève”, qu’il se conforme ou pas aux commandements religieux, “doit cependant connaître les coutumes (du judaïsme), tout comme il doit connaître l’histoire et la littérature, car les coutumes font partie tant de notre histoire que de notre littérature, et plus encore, elles font partie de l’âme de notre nation”.

L’idée qu’il faut enseigner le judaïsme en tant que culture peut paraître banale, après tout on enseigne aujourd’hui la Bible hébraïque dans les écoles israéliennes les plus laïques…. Rappelons que Jabotinsky a lutté très tôt et tout au long de sa vie contre le danger de l’assimilation. Mais il ne se contente pas d’affirmer que les coutumes juives font partie de la “culture générale” que tout élève juif doit étudier. Il va plus loin, en expliquant qu’elles “font partie de l’âme de notre nation”. Qu’est-ce à dire? Nous voyons ici que la question de la religion est indissolublement liée chez Jabotinsky à celle de la nation. Le judaïsme n’est pas seulement un ensemble de lois et de coutumes extérieures et une religion “légaliste”, dénuée de chaleur (comme l’ont décrite certains de ses adversaires, Kant notamment). Le judaïsme est l’âme de la nation juive, ce qui lui donne sa spécificité, sa “segoula” pour employer un terme hébraïque. Précisons que la segoula n’est pas chez lui l’apanage du peuple Juif. Elle existe en fait chez tous les peuples, car aux yeux de Jabotinsky – qui se dit “fou d’égalité” -, les peuples sont égaux comme les individus[5].

État juif ou État de “tous ses citoyens”?

            Abordons à présent une autre controverse, tout aussi actuelle, celle qui oppose aujourd’hui les partisans d’un État juif et démocratique à ceux d’un “État de tous ses citoyens”. Certains commentateurs ont voulu annexer Jabotinsky au camp libéral et “progressiste” – c’est-à-dire au camp de ceux qui sont favorables à un État dans lequel l’égalité entre tous l’emporterait sur l’impératif de préserver le caractère juif de l’État. Cette interprétation repose selon nous sur deux erreurs communes dans l’interprétation de sa doctrine. La première consiste à faire d’un élément accessoire le principal, par exemple en considérant que l’idée d’égalité – effectivement très présente dans la pensée politique de Jabotinsky  – doit l’emporter sur toutes les autres. Or, l’individualisme et l’égalité des hommes (“tout homme est un Roi”) doivent parfois, nous l’avons vu, s’effacer derrière d’autres impératifs, comme ceux de l’intérêt national en temps de guerre et de la préservation du caractère national.

            Aux yeux de Jabotinsky, la multiplicité des nations et des peuples est une bénédiction, idée très juive qu’il n’a pas trouvée seulement dans la Bible mais aussi dans sa réflexion théorique sur la “question des nationalités”. Il est certes, comme le relève un commentateur[6], persuadé que le monde évolue vers une internationalisation croissante (il envisage même l’apparition d’une langue internationale et soutient avec enthousiasme l’espéranto), mais il n’en demeure pas moins convaincu que les États-Nations doivent subsister, pour le bien de l’humanité.

            La deuxième erreur est l’anachronisme. Tout comme Herzl, Jabotinsky a parfois montré un optimisme excessif à certains endroits de son œuvre, par exemple lorsqu’il envisageait une parité entre Juifs et Arabes au sein des organes du gouvernement. Il serait ainsi tout à fait anachronique et erroné d’en faire un partisan d’un gouvernement juif qui s’appuierait sur un parti arabe irrédentiste, ne reconnaissant pas le caractère juif de l’État. Je cite ici ses écrits : “Dans des conditions normales, c’est-à-dire dans un pays où vivent deux ou plusieurs peuples cultivés, et qui est gouverné selon un régime parlementaire – il est légitime que le caractère national de la majorité marque en fin de compte son empreinte la vie de l’État tout entier[7].

Importance du judaïsme pour l’État juif et pour le monde : le sionisme suprême

            Venons-en à l’élément le plus original de la conception de la religion et du judaïsme de Jabotinsky : celle qu’il a élaborée dans les dernières années de sa vie, dans la décennie qui va de 1930 à son décès prématuré, à New York, en 1940. Cette conception est aussi celle qu’il a exprimée dans la Constitution de la Nouvelle Organisation sioniste, fondée en 1935. Dans ses interventions au congrès fondateur de la N.O.S. et dans les résolutions adoptées par celles-ci, Jabotinsky donna libre cours à l’esquisse de sa nouvelle conception du rôle que devrait remplir la religion juive dans le futur État juif : [8]

            “L’objectif du sionisme est la rédemption d’Israël sur sa terre, la renaissance de sa nation et de sa langue et l’enracinement des principes sacrés de sa Torah dans la vie nationale, et par cela, la création d’une majorité juive en Eretz-Israël sur les deux rives du Jourdain ; la création d’un État juif fondé sur les libertés civiques et sur les principes de justice inspirés par la Torah ; le retour à Sion de tous ceux qui aspirent à Sion et la fin de l’exil. Cet objectif a préséance sur les intérêts de tout individu, collectivité ou classe sociale”. Cette résolution fut adoptée par les délégués du Congrès après l’intervention enthousiaste de Jabotinsky en sa faveur. Dans son discours, il affirma que “le Congrès fondateur (de la N.O.S.) devait également reformuler tant les relations entre la renaissance nationale et la tradition religieuse” et qu’il fallait accorder à la religion une place essentielle dans l’entreprise sioniste”, en expliquant qu’il avait changé d’avis sur ce sujet.

Il est important de noter qu’initialement, Jabotinsky avait voulu insérer dans la Constitution de la N.O.S un paragraphe évoquant “l’enracinement de la Torah dans la vie internationale”, mais qu’il avait dû faire marche arrière pour ne parler que de l’enracinement dans la Torah dans la vie nationale”. Comme il l’explique :

« l’État juif n’est que la première phase de la réalisation du sionisme suprême. Après cela viendra la deuxième phase, le retour du peuple Juif à Sion… Ce n’est que dans la troisième phase qu’apparaîtra le but final authentique du sionisme suprême – but pour lequel les grandes nations existent : la création d’une culture nationale qui diffusera sa splendeur dans le monde entier, comme il est écrit : ‘Car de Sion sortira la Torah’ ».

            Comment interpréter ces mots à la lumière de ce que nous avons exposé? Jabotinsky n’est pas devenu un Juif pratiquant. Il est demeuré toute sa vie durant le Juif libéral et laïque qu’il était depuis sa jeunesse. Mais il a compris que la tradition juive n’appartenait pas à un camp ou à un parti politique, qu’elle n’était pas seulement une enveloppe, une “structure” extérieure et une “religion”, mais qu’elle était l’âme du peuple Juif tout entier, et qu’à ce titre, elle devait être au cœur de la culture nationale qui allait refleurir dans le futur Etat juif dont il n’a pas vu le jour.

© Pierre Lurçat

Questions autour de la tradition d’Israël : Etat et religion dans la pensée du Rosh Betar.
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[1] Distinction fondamentale de tout régime politique moderne, qui a tendance à s’estomper dans les sociétés contemporaines, notamment du fait de l’apparition des réseaux sociaux et de leur emprise croissante.

[2] Voir supra, p. 43.

[3] G. Bensoussan, Une histoire intellectuelle du sionisme, Fayard 2012, p. 677.

[4] Histoire de ma vie, Les provinciales 2011, page 41.

[5] Ce qui ne l’empêche pas de préférer son propre peuple, sentiment naturel et tout à fait légitime à ses yeux.

[6] Aryeh Naor. In the Eye of The Storm, Essays on Ze’ev Jabotinsky. Edited by. Avi Bareli. Pinhas Ginossar. Tel-Aviv 2004.

[7] Source?

[8] Cité par Eliezer Don Yehia, https://in.bgu.ac.il/bgi/iyunim/DocLib3/zeev3d.pdf 

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