« Qu’est la mort comparée à l’expérience si complexe que nous faisons de la vie ? J’attends ce moment sans impatience mais avec une grande curiosité. A moins d’agonie douloureuse je crois que je m’y laisserai glisser comme dans un doux et familier sommeil disant au revoir à cette traversée tumultueuse« , m’écris-tu, Jessie Bensimon. Je te remercie pour ce lehaïm que tu m’envoies de la place de l’Hôtel de Ville d’Aix-en-Provence, sous les platanes. Aix-en-Provence… Je crois n’y être jamais passé. L’Espagne ! Malgré les découragements qui me prennent considérant l’actualité, la petitesse de la plupart de ses responsables politiques, je crois en ce pays. Et lorsque je le quitte, je sais que c’est mon pays. Je m’y sens bien, tout simplement. Cordoue, mai 1982, nous étions à l’École des Beaux-Arts, entre la rue Bonaparte et le quai Malaquais. Curieusement, je ne te revois pas m’évoquer cette ville. Tu me parlais volontiers de Gustave Malher, je te parlais volontiers de Franz Kafka ; mais Cordoue, non, ma mémoire ne me dit rien à ce sujet. Il faisait 43°, écris-tu. J’ai connu à Cordoue des températures qui dépassaient les 50°. Je me souviens de m’être réfugié sous des porches tant mes semelles étaient chaudes. Je les regardais parfois afin de m’assurer qu’elles n’avaient pas fondu, je n’exagère pas. Cordoue est d’ailleurs connu sous le nom de « la sartén ». La Grande Mosquée de Cordoue que tu évoques a ceci d’extraordinaire : c’est un édifice de plus de mille ans, en parfait état et qui n’a cessé de subir des transformations, tantôt massives (avec cette cathédrale plantée dans cette forêt de colonnes), parfois relativement discrètes comme ces ajouts XIXe siècle de Ricardo Velázquez Bosco. L’âge de cet ensemble m’intrigue. Selon la tradition il y aurait eu sur le terrain de la Mosquée-cathédrale une église dédiée à San Vicente Mártir. Certaines colonnes de cette « forêt » proviendraient de cette construction wisigothe. Jessie Bensimon au temps des années d’études Toi la Méditerranéenne, la Séfarade, sais que l’un des plus grands bonheurs, un bonheur total – une adhésion – comme l’écrit Jean Grenier dans « Les Îles » , naît de ces marches, très tôt le matin, en été, dans une ville de la Méditerranée, avec cette fraîcheur nocturne qui tient encore dans les ruelles et les places. Et je reviens à ce que tu écris dans cette lettre, un passage qui ne cesse de me revenir : « Qu’est la mort comparée à l’expérience si complexe que nous faisons de la vie ? J’attends ce moment sans impatience mais avec une grande curiosité. A moins d’agonie douloureuse, je crois que je m’y laisserai glisser comme dans un doux et familier sommeil disant au revoir à cette traversée tumultueuse« . Ces mots sont dignes des grands mystiques, dignes de San Juan de la Cruz ou de Santa Teresa de Ávila. Curieusement, mes réflexions – ou, plus modestement, mes impressions – me conduisent depuis des années dans cette direction. Dans l’expérience que nous faisons de la vie figurent volontiers en bonne place des marches aux premières heures du jour dans une ville méditerranéenne. J’ai vécu un peu plus de quatre ans à Cordoue, de 2000 à 2004, dans une ruelle rectiligne du centre-ville qui donnait sur le Guadalquivir. Ma porte s’ouvrait sur les bains arabes de San Pedro, des bains du XIe siècle, à l’abandon puis en restauration. Cette ruelle en pente très douce partait d’une petite place presque contiguë à la Plaza de la Corredera, la plus belle grand-place d’Andalousie. Cordoue a une particularité qui n’apparaît pas à celui qui n’y vit pas durablement : cette ville est une île, une île entre Sierra Morena au nord et Campiña au sud, entre deux vastes espaces plutôt vides. La Campiña est un espace exceptionnel en Espagne, avec des terres qui sont probablement les plus riches du pays. Ce sont des collines sans arbres, aux courbes particulièrement douces dans les replis desquelles coulent de petits affluents du Guadalquivir. Je revois ces collines couvertes de tournesols. Ainsi ai-je vécu à Cordoue comme on vit sur une île, autant plus qu’Internet n’était pas ce qu’il est devenu. J’ai parfois éprouvé que j’aimais une ville plus par ce sur quoi je marchais que par ses façades. Ainsi, je revois le pavage de la Plaza del Potro, ses larges dalles, celui de la Plaza de Capuchinos, de petits galets (probablement du Guadalquivir). Mais quand on aime une ville, on aime aussi et plus simplement son asphalte, ce que j’ai éprouvé à Athènes, l’asphalte brûlant d’Athènes sur lequel les roues laissaient leur empreinte… Cordoue est aussi la ville du chino cordobés (ou empedrado de chino cordobés), ces petits galets noirs et blancs qui dessinent des compositions parfois très élaborées mais généralement placées dans des espaces privés, les patios. On retrouve cette technique dans les îles grecques du Dodécanèse, le krokalia. La Plaza del Potro à Cordoue Je connais bien Madinat az-zahra que tu évoques. Ce site archéologique reste inséparable dans ma mémoire de la puissante silhouette finement crénelée du château d’Almodóvar del Río, sur la route, en bout de perspective, un château en ruine remanié par Rafael Desmaissières y Farina au début du XXe siècle, un chantier qui dura près de quarante ans, plus précisément de 1901 au début de la Guerre Civile, en 1936 donc. Cordoue. Cette ville est andalouse mais, par le caractère de ses habitants, moins andalouse que Grenade ou Séville, sans oublier Cadiz, une ville très particulière et de divers points de vue. La ville de Cordoue m’est apparue comme andalouse mais aussi castillane avec cette austérité et cette retenue dans le comportement de ses habitants, une particularité que l’on note d’abord dans le comportement des garçons de cafés (de fait, des tavernes), des camareros. A Cadiz, le camarero ne pourra s’empêcher de te servir également un bon mot, une blague. A Cordoue, rien de tel. Les camareros me servaient comme si je venais de descendre de mon carrosse et que l’équipage et l’escorte m’attendaient devant l’établissement. Et comme on vous gratifie de Caballero, vous vous y croyez vraiment, « caballero », soit « monsieur », mais aussi « Chevalier » ou « Gentilhomme ». Je t’ai évoqué la Plaza del Potro. C’est sur cette place que se situe l’entrée du Museo de Bellas Artes, un magnifique petit musée, avec son patio arboré, construction du XVe siècle qui fut Hospital de la Caridad. Les collections sont riches (la gravure, le dessin ainsi que la sculpture sont bien représentés). Outre les compositions de Julio Romero de Torres et ses belles Andalouses dont des reproductions ornent presque toutes les tavernes de la ville, je me souviens plus particulièrement des sculptures de Mateo Inurria, né à Cordoue et mort dans les années 1920. Je suis tombé amoureux de ses sculptures après être tombé amoureux des peintures de Julio Romero de Torres, je suis tombé amoureux d’œuvres d’art mais aussi des modèles qui les ont inspirées. Dans ce musée j’ai fait une découverte extraordinaire, Equipo 57, un groupe d’artistes en partie basé à Cordoue, et qui œuvra à partir de l’année 1957 (nous sommes en plein franquisme), alors que Cordoue n’était qu’une petite ville provinciale sans lien avec l’étranger. Ce groupe dont j’ignorais l’existence avant de venir à Cordoue, ce groupe trop peu connu, a été particulièrement fécond. Je le compare volontiers au Bauhaus par la diversité et la qualité de ses productions, par la richesse de ses propositions théoriques aussi. Les compositions graphiques, les sculptures et les pièces de mobilier de Equipo 57 que j’ai pu voir dans ce musée puis des années plus tard sur Internet et dans des catalogues sont d’une grande pertinence, d’une grande élégance aussi. Une sculpture de Mateo Inurria Lorsque je suis allé la dernière fois à Cordoue, c’était une fin décembre, un début janvier. Il faisait froid, un froid sec et lumineux avec un ciel sans reprise et des façades d’un blanc presqu’aveuglant. Jamais une ville ne m’avait donné une telle sensation de pureté, jamais. Pureté, tel est le mot qui me vient d’emblée lorsque je pense à Cordoue, en particulier à ces jours d’un hiver à Cordoue. Cordoue est une ville sévère et sobre, andalouse mais aussi castillane. Il n’y a pas de fioriture à Cordoue. Ces images destinées à promouvoir la ville auprès des touristes sont faussées. Certes, il y a des fleurs dans les patios, surtout au moment de la Fiesta de los Patios, en mai, des images généreusement diffusées sur Internet ou dans les offices du tourisme ; mais pour celui qui marche dans Cordoue, la ville est simplement blanche avec parfois un rehaut brun (des entrées en pierre de nobles demeures ou d’établissements religieux) et le pavage sombre sous un ciel bleu. Et j’en viens à la partie la plus inquiétante de ta lettre. Tu écris : « Quelles sont ses défauts (au judaïsme), dis-moi ? Ceux des monothéismes et de leur part de rigidité lorsqu’ils affirment détenir la vérité ? Les polythéismes ont-ils jamais provoqué autant d’affrontements idéologiques pour défendre leurs dieux ? Certes pas. Le judaïsme est-il essentiellement le questionnement qui définit la condition humaine »? Les défauts du judaïsme ? Je n’ai pas la prétention de répondre à cette question. Je pourrais t’en poser une autre qui lui fait suite : le seul « crime » du judaïsme n’aurait-il pas été de donner le christianisme puis l’islam ? Tu opposes discrètement monothéismes et polythéismes, les polythéismes qui auraient provoqué moins d’affrontements, c’est ce que tu sembles suggérer. J’irai dans ton sens mais jusqu’à un certain point. Le judaïsme s’est en grande partie constitué en opposition à l’idolâtrie (l’épisode du Veau d’or est fascinant dans son enseignement sous-jacent) mais aussi aux sacrifices dont les sacrifices d’enfants. Le judaïsme s’est constitué petit à petit, après bien des errances. Le peuple juif s’est fait monothéiste en trébuchant, avec des tentations et des tentatives de retour en arrière – un peuple ne se constitue pas d’un coup de baguette magique, il doit s’efforcer et terriblement. Le monothéisme ouvre la voie à un espace différent, un espace non plus morcelé mais unifié. Les Grecs se sont efforcés vers cet espace unifié par l’esprit scientifique (les présocratiques ont ouvert la voie), et les Grecs étaient beaucoup plus scientifiques que les Hébreux ; mais s’ils vivaient dans un monde relativement unifié par science ou, disons, par une tension pré-scientifique, ils étaient pris dans l’émiettement polythéiste. Les Hébreux quant à eux ont placé des charges explosives sous la muraille du polythéisme et l’ont défoncée, découvrant ainsi un espace unifié, celui du Dieu unique. Avec du recul, Grecs et Hébreux bien qu’antagonistes se sont rejoints, sans le vouloir, sans le savoir. Le monde a bénéficié de l’unification de l’Univers par la religion avec les Hébreux et par la science avec les Grecs. Qu’en penses-tu ? Ce que j’écris est plus une proposition qu’une affirmation. Ces idées me sont venues hier, à l’improviste. Une sculpture de Equipo 57 La question que tu poses, je me la pose depuis bien des années. Si les grandes religions monothéistes n’avaient pas vu le jour, le monde aurait-il été plus apaisé, moins intolérant ? La question restera sans réponse. Élie Barnavi dans « Les religions meurtrières » note que les guerres religieuses (idéologiques) ont été des guerres implacables, en Europe, notamment avec ces affrontements entre Catholiques et Protestants dans la France du XVIe siècle, un sujet dont il s’est fait une spécialité, violences au cours desquelles l’ennemi était diabolisé au sens strict et en conséquence devait être exterminé. Les grandes religions (monothéistes) peuvent être meurtrières et elles l’ont montré. Mais je te pose et je me pose la question à laquelle nous ne pouvons répondre avec certitude mais simplement formuler des suites d’hypothèses car avec des si… Si ces grandes religions n’avaient pas été, d’autres violences ne se seraient-elles pas multipliées ? Certes, nous nous serions épargnés des violences mais… Il est intéressant de noter que les grandes religions monothéistes ont eu comme idée maîtresse, à leur tout début, de limiter la violence. Le christianisme et même l’islam, avec le fameux prix du sang ( diya) au premier siècle de son développement. Limiter les violences innombrables entre clans, tribus, ethnies, etc., limiter la vendetta et sa surenchère qui décimaient des sociétés entières et mobilisaient leurs énergies. Donc, si les religions ont bien été meurtrières, n’ont-elles pas empêché une violence encore plus grande, un pullulement de violences entre clans, tribus, ethnies, etc. ? J’ai lu (il me faudrait retrouver la référence et pousser l’enquête) que les guerres claniques, tribales, ethniques, etc., avaient fait un nombre incalculable de victimes sur le continent africain, un nombre très difficile à établir même approximativement, ces violences n’ayant pour la plupart jamais été couvertes par les médias et n’ayant généré aucun document. Tu poses la question : « Le judaïsme est-il essentiellement le questionnement qui définit la condition humaine ? » Le judaïsme dit plutôt : Tu réfléchis. Le christianisme et l’islam disent plutôt : Tu crois. Le judaïsme n’a aucun dogme, il est un monothéisme radical, un point c’est tout. Il n’est pas prosélyte. Il semble l’avoir été en certains lieux et à certaines époques, mais épisodiquement. Le judaïsme pose l’existence et l’unicité de Dieu. Pour le reste, c’est une religion rationnelle, l’air de rien, rationnelle mais pas exclusivement rationnelle. Il y a aussi une « folie » dans le judaïsme, et il me semble qu’elle est destinée à empêcher tout dessèchement. La raison est centrale, elle ne suffit pas. La Cordobesa, peinture de Julio Romeo de Torres Le Messie qui est venu (Jésus-Christ) bouche l’horizon qu’il se propose de dégager, précisément parce qu’Il est venu. Par ailleurs le christianisme est chargé de dogmes qui s’ils ont fait sa force (souvent par la coercition) finissent par se retourner contre lui. Un dogme ne tient que si ceux à qui l’on dit de croire croient. Quant à l’islam, plus proche du judaïsme, je le vois comme un judaïsme terriblement appauvri, je n’ose dire comme une caricature du judaïsme. On exige du croyant la soumission et le moins de réflexion possible, tout au moins dans le courant majoritaire, sunnite, le gros de la troupe. Le chiisme appelle plus à la réflexion à partir du texte coranique même ; et il y a bien des rameaux ultra-minoritaires de l’islam chiite qui mettent l’accent sur la réflexion, des courants généralement animés par des penseurs perses. Donc, plus j’étudie le judaïsme moins je comprends ce que le christianisme et l’islam ont apporté. Bien sûr, ces deux religions ont été à l’origine de civilisations immenses, planétaires même. Mais d’un point de vue strictement intellectuel, si je puis dire, je me pose des questions. Et je pourrais en revenir à ce que je disais dans une entrevue : « Simone Weil avec laquelle j’entretiens des rapports très agités dit quelque part dans « Pensées sans ordre » : « Tout ce qui dans le christianisme est inspiré de l’Ancien Testament est mauvais… » Cette remarque que je juge révoltante, je l’ai simplement inversée – et, de fait, je la portais en moi bien avant de lire Simone Weil –, soit : « Tout ce qui dans le christianisme n’est pas inspiré de l’Ancien Testament est mauvais… » Une fois encore, je ne suis pas préposé à un hit-parade des religions. Que chacun vaque à la sienne et pour des raisons que je n’ai pas à juger. Je me suis simplement efforcé de rendre compte de l’état lamentable dans lequel je me trouve. Et toi, chère Jessie, dans quel état te trouves-tu ? Moins lamentable que le mien j’espère. © Olivier Ypsilantis |
Très bon, Ypsilantis, en première partie évoquant ses liens charnels avec l’Espagne, l’Andalousie et notamment avec Cordoue.
Beaucoup moins en seconde partie lorsqu’il digresse (alors qu’on n’a rien demandé, nous…) sur le monothéisme ; certes Juif et surtout comparé avec le christianisme et l’Islam.
D’autant que ses certitudes, entre autres l’affirmation « Le judaïsme n’a aucun dogme » sont bien dogmatiques…
Il devrait faire un tour chez les Satmar, les Breslav, les Lubavitch… J’en oublie…
Tout d’abord permettez-moi de vous remercier de votre intervention. Je ne suis pas ici pour faire du prosélytisme mais simplement pour livrer aussi honnêtement que possible des impressions et des analyses. Que des tendances du judaïsme soient plutôt fermées voire figées ne retire rien à ce que j’ai écrit : le judaïsme (pris dans son ensemble) n’est en rien dogmatique, j’insiste, son seul « dogme » étant l’affirmation d’un monothéisme absolu.