Bonjour à toutes et à tous. Heureux sont celles et ceux qui ont eu un père ou une mère qui racontent des histoires. Pour moi c’était mon « tatègnou/tatèlou » qui venait s’assoir auprès de moi quand j’allais faire mon « shlouf ». Il racontait avec son accent et mélangeait le français avec le yiddish. Quand parfois un mot ne venait pas en français, qu’il butait, il cherchait comment l’expliquer et moi je devais trouver ce que c’était. Vous connaissez peut-être la pub avec le gamin qui demande en pleine nuit à son père : Comment fait un hippopotame pour se gratter ? Le père répond : Il demande à un autre hippopotame ! Je me reconnais dans ce petit garçon.
Mon père m’avait raconté « L’Arche de Noé » et la naissance du chat. Aussi je vous propose en épisode pour la semaine cette histoire et n’oubliez pas de lire en pensant à l’accent de mon père.
L’ARCHE OU LA LÉGENDE DU CHAT
OU
LE PREMIER CONFINEMENT EN COMITÉ RÉDUIT
Lundi : Part 1
PROLOGUE
Noé faisait les 100 pas sur le plancher de l’arche en se remémorant tout ce qu’il avait entrepris et enduré depuis le rabotage de la première planche et il plongea dans ses pensées avec une pointe de fierté :
- Bon, j’ai bien suivi ses conseils. J’ai respecté ses consignes. J’ai consciencieusement fait mon travail et je ne compte plus les cloques, les ampoules, les cals, les échardes et les éclats que j’ai sur et dans les mains. Je ne calcule plus le nombre de coups de marteau que je me suis donnés sur les doigts, je ne pense plus à mes nombreux tours de reins et je ne cherche pas à me souvenir du nombre de pointes avalées. J’ai oublié l’odeur de la colle que j’ai respirée, j’ai caché mes bleus localisés un peu partout sur moi à force d’être tombé de l’échelle ou d’un échafaudage, quant aux douleurs musculaires qui s’acharnent sur mon corps, autant les effacer de mon esprit vu mon âge. J’ai coupé tous les bois résineux que j’ai trouvé aux alentours, et de ce fait, j’ai détruit des forêts. C’est malin… Comme ça, s’il pleut comme « Il » l’a prévu, rien ne retiendra la pluie et avec le soleil plus le réchauffement climatique la terre va s’assécher, et il n’y a pas à tortiller : l’eau au lieu de s’écouler va obligatoirement monter. Pour renforcer la quille et l’armature du vaisseau, pour enjoliver certaines parties monotones comme les écoutilles jusqu’à certains passages dérobés telles des parties de couloirs et d’escaliers, des plafonds, des entourages de portes ou de mobilier mais surtout pour faire plaisir aux femmes, j’ai utilisé tous les bois précieux que j’ai pu dénicher : l’acajou, le bois de rose, l’ébène, le palissandre, le camphrier, le teck, le buis, le merisier, le noyer, le sycomore, le châtaigner et le cèdre tant qu’à faire, ce n’était pas ce qui manquait autour d’ici car depuis… Je me suis attiré la haine de toutes les professions qui utilisent le bois. De toutes façons plus personne ne pourra me dire quoi que ce soit dans peu de temps. Enfin, j’ai construit un navire très large, comment ? Oui, pardon Seigneur… Oui l’Arche… Désolé j’ai du mal à m’en souvenir… Oui je sais vous êtes partout et vous entendez tout, bon je peux y aller…Oui, c’est une Arche, pas un bateau….
Puis Noé humecta ses lèvres, leva les yeux vers le ciel et parla à voix haute comme pour une conversation avec un partenaire ou un ami invisible.
- Je n’ai aucune compétence en mathématiques, en géométrie, en menuiserie et en ébénisterie car depuis toujours j’ai vécu sous une tente en peaux de chèvres et de dromadaires, campant de gauche à droite, du Nord au Sud et d’Est en Ouest, de l’Orient à l’Occident et du Levant au Ponant, d’oasis en palmeraies et de palmeraies en oasis sans discontinuer entre le Tigre et l’Euphrate avec parfois des incursions vers le Nil et son delta. Donc, j’ai construit un bat… Une Arche. De plus et c’est le plus fort et je n’en ai jamais eu le besoin, je ne sais ni lire, ni écrire. Heureusement que je ne suis pas né de la dernière pluie (parce qu’elle va arriver, lui rappela une voix intérieure). J’ai mis un max de bitume à l’intérieur et à l’extérieur de l’Arche, sur plusieurs couches et là, je peux dire que cette mélasse, c’est de la vraie glu. Il y en a plein dans le désert de ce liquide noir qui pue, salit le derme et change d’aspect en fonction du temps, de la pluie, du beau temps comme mes os qui sont usés, et cette saleté elle s’enflamme comme un rien, elle ne sert à rien et ne servira jamais à rien même pas pour faire avancer une carriole. Coudre, oui, ça, je sais et je sais aussi m’occuper de la terre, surtout de celle de la vigne. À vue d’œil je crois que je me suis mis 300 fois le coude dedans, vu que l’engin… Hem ! L’Arche fait au moins 300 coudées. Je pense qu’il y en a 50 en largeur et en hauteur et à vue de nez, au moins 30. Ah, j’ai aussi fait, pour faire joli, un toit à pignon qui doit être à une coudée du bastingage. J’ai établi l’entrée sur le côté, et si je me positionne dans le bon sens, le dos face à la porte, c’est le côté… bâbord, c’est un type qui est spécialisé dans la navigation qui me l’a précisé et déjà rien que pour trouver en plein désert un spécialiste des bateaux, surtout qu’il n’y a ici que des vaisseaux du désert, les dromadaires, c’est oy vey, aussi un miracle.
- Ce spécialiste me l’a conseillé. J’étais contre. Moi je l’aurais vu devant cette entrée, comme sur ma tente mais quand on doit fermer sa gueule hein ! Parce que là-haut aussi on m’a fait savoir que c’était là qu’il fallait mettre l’entrée. N’empêche, trois étages inférieurs, des stalles de partout, ou plutôt des compartiments, hein !
On n’est pas chez les bourges ici, de la nourriture pour toutes les bêtes, de quoi les abreuver, et pour quoi faire… Il va pleuvoir, j’ai juste installé des gouttières qui descendent du toit vers chaque chambre. J’ai disposé de la litière, de la paille, des tapis, sans compter que j’ai aussi la famille, enfin ma femme, mes gamins et mes belles-filles, hein parce que les cousins, de toute manière on est tous cousins alors… Huit personnes c’est déjà suffisant…Comment Seigneur ? Vous n’en vouliez pas plus, oui je sais, je sais…
Je connais votre genèse. Ah, ils ont bien rigolé les voisins et je les entends encore dire à mon fils Sem : Sem tu veux faire un inventaire, tu veux faire un zoo ? Ou alors : Sem tes connaissances sont si imparfaites que tu veux apprendre le nom de toutes les espèces vivantes, c’est pourtant ton aïeul qui a donné un nom aux animaux. Sem t’es bête, t’aimes les bêtes, mais est-ce que ta famille les bêtes les aime ? Sem, mais tu ne récolteras pas grand-chose ! Sem à force de compter et de recompter t’as les yeux bridés.
Oy, et pour Japhet : Japhet, avec tes longs cheveux blonds et tes yeux bleus ont dirait un travelo ! Et toi Japhet, toi qui n’es bon à rien, tu cravaches dur depuis quelque temps ! Hé, Japhet, t’as fait le « sarment » de suivre ton père, t’es dépourvu de… raisin… Pourquoi Noé est-il noueux comme un cep ? C’est parce qu’il grappe tout ce qu’il trouve ! Japhet fais gaffe à ton cerveau pour ne pas qu’il s’élargisse, tu vas attraper la grosse tête !
Pour Cham, ils l’ont nargué en lui disant : Cham, ne va pas avec ton père ce vieux fou, il va te rendre noir de colère ! Reste Cham, ton père est un malade du boulot et du ciboulot, c’est un esclavagiste. Cham, à force de construire ce navire sous le soleil et vu que tu es le plus costaud à l’ouvrage, ta peau est devenue si noire que tu es l’ombre de toi-même, regarde tes cheveux ils sont brûlés comme de mauvaises crêpes et tes lèvres se sont si épaissies à force de te les bouffer pendant ton boulot qu’aucun onguent ne pourra les rendre à nouveau fines. Cham, avec ta musculature, tu pourras inscrire ton nom dans la bible des records et t’es devenu tellement grand que tu n’as pas besoin de faire la manche en de basses quêtes !
Oui mes fils n’ont pas été épargnés en quolibets, ah… mes chers enfants. Lors de l’embarquement, Sem, mon aîné, se tenait en bas de la passerelle, il a annoncé chaque entrée d’un animal, l’a pointé avec un stylet sur une plaque d’argile et en haut Cham d’un côté de la porte d’entrée pour les mâles et Japhet de l’autre pour les femelles, comme à la shoul, la synagogue quoi, réinscrivaient les noms à l’aide d’un calame sur du papyrus et il n’y a pas eu de débordement, ni des bêtes ni des écrits. Au moins mes fils, eux, ils savent lire, écrire et compter. Nous avons beau avoir fait rentrer les bêtes mâles et femelles séparément, elles sont en couple dans leur case et D… seul sait ce qu’il peut se passer en attendant le déluge. Pendant et après, les animaux seront en liberté et ils feront ce qu’ils voudront, enfin ma femme leur a expliqué ce qu’il fallait faire ou plutôt ne pas faire pour ne pas nous retrouver avec des ribambelles de petits. Heureusement qu’avec Naamah, ma chère et tendre, je suis assez loin à l’avant du bateau, euh de l’Arche, pour ne pas entendre les hurlements, les piétinements, les ruades, les gloussements et autres signes d’excitations…
(Soupir) Le désert est si calme. Quand même, pendant que ses deux frères ont procédé à la vérification des animaux pré-embarquement, Cham a travaillé vaillamment à la construction du nav… de l’arche, je suis fier de lui, n’a-t-il pas fait des chambres pour que chaque bête ait un logement qui lui soit propre, chaque volatile son propre nid, chaque mammifère soit sa soue, son écurie, son étable, sa bergerie, les lièvres leur gite, les lapins leur clapier, les loups leur tanière, les ours leur grotte, les sangliers leur bauge, tous ont un chacun chez soi, il a même pensé à mettre des rondins de bois suffisamment longs pour que ceux qui veulent se gratter puissent le faire et que les castors continuent leur travail de bucheron. J’espère que cela ne va pas durer trop longtemps, parce que pendant la période des amours il va falloir assurer. Non Cham n’est pas un intellectuel mais il a une bonne perception de la nature, je trouve que cela lui sied bien ce teint plus que hâlé et il a maintenant de ces muscles, il attrape un guépard à la course et il peut rester marcher à côté d’un éléphant pendant des heures et des kilomètres, jusqu’à un point d’eau, un vrai sportif.
Noé s’adressa alors à ses fils :
- Japhet… Sem… Cham… Venez, on va faire une dernière inspection, on va voir si tout va bien, au fait, il faut que je vous dise, nous ne sommes pas sur un bateau, ce n’est pas un navire, ce n’est pas vaisseau, ni un bâtiment, ni une embarcation, ni un paquebot, Non Sem ce n’est pas un Exodus, encore moins une galère, Cham… Non Japhet ce n’est pas un drakkar, Nous sommes sur une Arche, c’est ainsi… C’est une arche et nous sommes sur et dans une Arche, c’est comme ça et c’est pas autrement, donc rentrez-vous ça dans le crâne, c’est mon Arche, c’est l’Arche de Noé ! Bon, je n’ai oublié personne J’en suis sûr. Sem, as-tu terminé ton recensement ?
Puis à toute sa famille :
Shoyn ! Tout est terminé, tout est prêt, tout le monde est là, Naamah, mon épouse, Sem et Dési, Cham et Barista, Japhet et… comment s’appelle-t-elle déjà celle-là, Eve… non c’est l’arrière-grand-mère de mon arrière-grand-mère, Lilith…Dvora… Rhana… Icha, Oui c’est ça Icha, Tiens je viens de recevoir une goutte d’eau, c’est parti… Bon Allez, c’est terminé, on ferme la porte. Les enfants…ants, remontez l’embarcadère, larguez les amarres, il pleut… on y va, (en hurlant) Naamah, t’as pas oublié les parapluiiiiies…
Réponse de Naamah :
- On s’en f…, nous avons un toit qui recouvre tout le bâteauoooo…….
Noé encore plus fort :
- Ce n’est pas un bateau c’est une Archeeeee—–e ! »
Japhet, Sem, Cham en Chœur :
- Oh hisse, oh hisse, en avant aaaarche !
Oui ils ont de l’humour, pense Noé, quoiqu’on en dise, mais plus personne ne va pouvoir le leur dire avant longtemps.
La suite demain si vous l’voulez bien.
© Jean-Claude Lonka
Jean-Claude Lonka intervient souvent dans Yiddish Pour Tous, Le blog de l’Association des Amis de Yiddish pour Tous.
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