Spécialiste des mouvements djihadistes, le chercheur français Gilles Kepel, interrogé par Antoine Menusier, réagit à la victoire des talibans en Afghanistan. Il y voit une défaite des Etats-Unis face à l’islamisme radical et décrit les conséquences possibles de ce coup de force.
Vous attendiez-vous à la prise de pouvoir des talibans en Afghanistan? Etait-ce inéluctable?
Gilles Kepel: Depuis l’annonce du retrait des Etats-Unis, début juillet, tous les clignotants indiquaient que le régime de Ashraf Ghani, le président afghan en fuite, allait tomber. Ce qui a été surprenant, c’est que cela se fasse à une pareille vitesse, comme s’il n’y avait plus rien du tout qui tenait. Ce à quoi une grande partie des islamistes du monde entier s’attendait, c’est que ce renversement de régime coïncide avec la date du 11 septembre.
Pourquoi?
Parce que l’invasion de l’Afghanistan et la destruction du régime taliban, en 2002, avaient été la conséquence de l’opération américaine Anaconda, laquelle vengeait les attentats d’Al-Qaïda de 2001 aux Etats-Unis, ce fameux 11 septembre. L’effet de choc de ce qui s’est passé ces derniers jours à Kaboul tient à ce que cela signifie, d’une certaine manière, l’échec de la stratégie américaine de réplique à l’islamisme radical. Cela ne peut qu’évoquer cette image terrible de 1975 à Saigon, au Vietnam, montrant un soldat américain, la bannière étoilée sous le bras, grimpant du toit de l’ambassade américaine dans un hélicoptère, alors qu’ont pénétré dans la ville les troupes communistes du Viêt-Cong.
«Un pays sans stratégie face à la menace islamiste»
La symbolique est cruelle pour les Etats-Unis.
Oui, et ce, même si le président américain, Joe Biden, n’a fait que pousser à son terme la politique de ses prédécesseurs, sous la pression d’une opinion publique qui ne veut plus voir ses enfants aller se faire tuer dans des guerres interminables.
«Cette prise de pouvoir talibane montre que les Etats-Unis ne sont plus l’hyperpuissance qu’elle était après la chute de l’URSS au début des années 90»
Symboliquement, la chute de Kaboul fait apparaître les Etats-Unis comme un pays sans stratégie face à la menace islamiste.
Sur un plan idéologique, les talibans de 2021 sont-ils les mêmes que ceux qui étaient au pouvoir en Afghanistan entre 1996 et 2001 et qui s’étaient notamment signalés par une application très stricte et volontairement spectaculaire de la charia (lapidation, amputation, pendaison)?
On va voir ce qu’il en est. Mais la plupart des talibans qui prennent le pouvoir aujourd’hui sont très jeunes. Un des éléments qui incite à la prudence, c’est que beaucoup d’entre eux sont des enfants de talibans de la précédente époque, qui avaient fui au Pakistan voisin en 2002. Leur progéniture, aujourd’hui présente en vainqueur en Afghanistan, a été instruite dans des madrasas pakistanaises, ces écoles coraniques où l’islam enseigné est des plus rigoristes.
«Idéologiquement, la nouvelle génération talibane est exactement de la même eau que l’ancienne. Pour les talibans, le culte de la destruction de l’Occident fait partie du curriculum religieux»
«Il ne faut pas confondre les talibans avec Daech»
L’Afghanistan peut-il redevenir un sanctuaire pour djihadistes du monde entier, ce qu’il avait été jusqu’en 2001?
Il n’y a pas de raison que l’Afghanistan des talibans s’émancipe de cette fonction. D’autant plus que les talibans ont été reçus il y a quelques jours en fanfare à Pékin, quand bien même Pékin par ailleurs persécute des musulmans ouïghours dans son territoire. Mais tout ce qui peut affaiblir les Etats-Unis est bon à prendre. Pour la Chine, les nouvelles routes de la soie peuvent faire bon ménage avec l’islamisme radical, à condition que ce soit à l’extérieur de ses frontières.
Sauf que l’Afghanistan, en replongeant dans le terrorisme international, recevrait à nouveau des bombes en guise de représailles, comme après le 11 septembre…
Il ne faut pas confondre les talibans avec Daech. De fait, les talibans, même si ce sont des islamistes radicaux, sont beaucoup plus nationalistes que Daech, qui était un corps étranger en Syrie, quoique plus indigène en Irak. L’Etat islamique procédait, à partir de sa base syrienne, à des attentats vers le reste du monde. Ce n’est pas vraiment l’enjeu des talibans. Ils sont surtout intéressés par les questions proprement afghanes et pakistanaises.
«La culture du pavot devrait à nouveau pouvoir prospérer»
Justement, que peuvent faire les talibans de leur victoire? Ils se voudront exemplaires, non?
Il y a certes, dans leur démarche, en tout cas dans leurs déclarations, une dimension d’exemplarité, essentiellement destinée au monde musulman sunnite dans son ensemble. Il faut rappeler à ce propos que les talibans sont très anti-chiites et qu’ils avaient après leur première prise de pouvoir, en 1996, massacré des chiites afghans de la minorité hazara. On va voir dans quelle mesure ils vont très rapidement entrer en conflit avec leurs voisins chiites iraniens. Ou si, au contraire, ils vont se rapprocher d’eux comme l’avaient fait les Frères musulmans, une des principales franges de l’islamisme sunnite. Avec les talibans, l’Afghanistan devrait pouvoir faire à nouveau prospérer la culture du pavot, l’exporter à travers le monde et pourrir la jeunesse occidentale. Ce qui n’est pas contraire à leurs principes religieux.
Pensez-vous que les talibans vont laisser une marge de manœuvre aux femmes et jeunes filles afghanes? Ou vont-ils une nouvelle fois les réduire au néant social, comme ils l’avaient fait il y a 25 ans?
Je n’en sais rien. Mais encore une fois, l’enseignement qu’ils ont reçu dans les madrasas pakistanaises et dans celles qu’ils ont déjà réimplantées dans leur pays, n’a pas changé du tout, à ce propos comme à d’autres. Ce qui explique la panique de ceux qui ont travaillé avec les Occidentaux et qui tentent en ce moment de fuir.
La victoire des talibans est-elle porteuse d’une offensive idéologique dans des pays musulmans géographiquement plus proches de nous, au Maghreb par exemple, où l’islamisme demeure une force politique?
Non, ce que produit avant tout cette victoire, c’est un effet de souffle international. Autant la destruction de Daech donnait le sentiment que les Occidentaux avaient trouvé la faille pour liquider l’organisation djihadiste, en investissant énormément dans la cyber-sécurité et dans le piratage des réseaux sociaux. Autant là, face aux talibans, un mouvement populaire et implanté dans les campagnes à travers les réseaux tribaux afghans, clairement la machinerie cybernétique occidentale s’est avérée totalement impuissante. Et ça, ça va booster, comme je le disais, tous les islamistes politiques, en tout cas sunnites.
«La réflexion d’un retrait français du Sahel est déjà engagée»
L’islamisme politique est présent en Europe, particulièrement en France. A ce propos, on a pu lire un tweet très ambigu, publié dimanche, dans lequel son auteur, Idriss Sihamedi, un Français dont l’association «humanitaire» Baraka City a été dissoute cette année par le gouvernement au nom de la lutte contre le séparatisme islamiste, semblait se féliciter de la victoire talibane, comme annonciatrice de grands progrès en Afghanistan. A part lui, les militants de l’islam politique font plutôt profil bas, mais cela ne va peut-être pas durer.
Je n’en sais rien. Mais l’analyse qui sera faite par eux, c’est celle d’un échec occidental face à une force islamique. Pour en revenir au tweet d’Idriss Sihamedi, ce n’est pas étonnant, car lui-même est sur une ligne salafiste dure. Il est d’ailleurs aujourd’hui réfugié en Turquie. Il fuit la « persécution française ». Cela soulève la question suivante: dans quelle mesure les talibans, salafistes eux aussi, vont-ils se rapprocher de la Turquie d’Erdogan, qui est elle sur une ligne Frères musulmans, censément plus moderne?
La France, engagée militairement contre le terrorisme au Sahel, va-t-elle, à terme, comme les Etats-Unis, plier bagages?
Je crois que cette réflexion est déjà engagée, puisque l’opération militaire française Barkhane a été suspendue suite au coup d’Etat au Mali au mois de mai. Le problème qui se pose, comme en Afghanistan, est que les élites locales soutenues par les Occidentaux, au lieu de se reconstruire une popularité dans leur pays, dans bien des cas ont surtout essayé de bénéficier pour elles-mêmes de prébendes. Et du coup se sont tiré une balle dans le pied.
Gilles Kepel officiera comme directeur scientifique du Middle East Mediterranean Summer, qui se tiendra à Lugano du 21 au 28 août avec le concours du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE).
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