Les Chedid, une dynastie d’artistes
Emilie, réalisatrice, Joseph et Anna, musiciens, mènent également des carrières artistiques. Billie, la fille de Matthieu, en est, elle, aux balbutiements de sa vie de chanteuse.
Une généreuse pelote de laine, douce, multicolore, formée de plusieurs brins qui s’entremêlent, s’éloignent pour mieux se retrouver, attirent l’œil, l’oreille et parfois les foules. Voilà comment on peut se représenter la famille Chedid et sa façon d’exister dans le monde de la culture depuis un siècle. Dans la lignée, on trouve la poétesse Andrée (1920-2011), les auteurs-compositeurs-interprètes Louis (73 ans) et Matthieu (49 ans). Et puis il y a « d’autres » Chedid, moins connus mais tout aussi artistes : Emilie (51 ans), réalisatrice, Joseph (35 ans) et Anna (34 ans), musiciens, qui sont les trois autres enfants de Louis. Billie (19 ans), chanteuse, est la fille de Matthieu.
Etre « filles, fils, sœurs ou frère de » a obligé ces Chedid à réaliser quelques contorsions. Car, comme l’explique Joseph, « il faut passer après l’ombre de [s]a grand-mère, de [s]on père et de [s]on frère… »Anna et lui ont fait le même choix que Matthieu, dit -M- : mettre à distance leur patronyme. Sur scène, Anna est devenue Nach et Joseph a – provisoirement – opté pour Selim. « J’aimais la poésie orientale de “Selim”, mon deuxième prénom, raconte Joseph. Pour moi, c’était une manière d’évoquer la famille sans dire : “Hé, salut ! Je suis Joseph Chedid.” » Un premier album, Maison rock, sort en 2015 sous le nom Selim.Et puis la même année, à l’issue d’un concert familial où son frère le présente au public sous ce pseudonyme, Joseph se dit : « Selim, ce n’est plus moi ! »
« Je voulais me ressaisir de mon nom, revenir au premier plan de ma vie, explique-t-il. Pour exister dans cette famille, il faut être humble et simple. Si je me dis “je vais écraser les Chedid” ou “je suis le pire des Chedid”, ça ne va pas marcher. » Pour son deuxième album, Source, en 2019, Selim laisse donc sa place à… Joseph Chedid. Le musicientravaille actuellement sur un nouvel album. Baptisé Aura, il raconte l’histoire (très « chedidienne ») de Soul Full Rockstar, un personnage contacté par ses ancêtres pour réunir les différents morceaux d’une « pierre d’harmonie ».
« Toujours dans la bienveillance »
Comme sur la plupart des productions musicales des Chedid depuis Balbutiements, le premier 33-tours de Louis en 1973, on y trouvera une chanson dédiée à un membre de la famille. Cette fois, c’est Anna qui sera célébrée sur le disque de son frère. Une réponse à la chanson « Joe » , qui figure sur L’Aventure (2019), le deuxième album d’Anna. « Joseph n’est pas juste mon frère, dit la jeune femme. Nous deux, c’est une rencontre d’âmes extraordinaire. » « Je voulais lui dire que je serai toujours là pour elle », lui répond Joseph. Oui, chez les Chedid, on s’aime, on aime se dire qu’on s’aime et on a envie que les autres s’aiment aussi. « Certains trouvent qu’on est une famille de Bisounours, mais on est vraiment comme ça, toujours dans la bienveillance et dans l’amour, dit Anna. On a envie de rendre les gens humains, c’est notre quête. »
Anna et Joseph forment un duo que les fans de -M- ont très tôt repéré. Sur Le Baptème, le premier album de Matthieu Chedid, ils assurent les chœurs enfantins du titre Nostalgic du cool. Ils figurent aussi dans le clip de cette même chanson, réalisé en 1996 par Emilie, leur sœur aînée. Bienvenue dans la petite entreprise « Chedid père, fils & filles », où chacun possède un bureau individuel, qui communique avec tous les autres. La première collaboration familiale remonte à 1991 et à l’enregistrement de Ces mots sont pour toi, où Louis a embauché Matthieu à la guitare. Depuis, un Chedid en cache presque toujours un autre.
Anna est, elle, passée par toutes les étapes les plus symboliques du parcours initiatique et artistique d’un(e) Chedid. A 8 ans, la poétesse Andrée, sa grand-mère, lui offre un cahier rouge dans lequel noter ses pensées. « Je l’ai pris comme un cadeau extraordinaire, explique-t-elle. Ce cahier, que j’ai toujours, je l’ai rempli de poèmes. Ça a ouvert une porte en moi. » Un temps, elle s’imagine psychologue pour « ne pas faire comme tout le monde ». « Et puis, vers 16 ans, j’ai fait mon coming out d’artiste, explique-t-elle. Son père Louis, qui la considère comme « la grande voix de la famille », la prévient : « Sache que c’est un vrai métier et que tu devras bosser un peu plus que les autres. »
L’été, chez son père, elle entend en boucle les chansons qu’elle retrouve ensuite sur ses albums. « J’ai très tôt vu ce que cela voulait dire d’être habité », témoigne Anna. Plus tard, c’est dans l’univers de Matthieu, dont la carrière explose, qu’elle est aspirée. -M- lui demande d’abord d’assurer les chœurs sur ses albums. Puis il fait appel à elle comme claviériste. Joseph, devenu guitariste, est embarqué dans les mêmes aventures, dont l’album Mister Mystère (2009) et la tournée qui suit, intitulée Les Saisons de passage, comme le livre qu’Andrée a consacré, en 1996, à sa mère. « On est allés en Chine, à Cuba, on a fait douze Olympia… C’était abusif mais génial, le meilleur des stages », raconte Anna.
Forte de cette expérience, Anna sort en 2015 un premier album intitulé Nach. Dans la foulée, la Sacem lui décerne le prix Raoul-Breton, qui récompense de jeunes artistes prometteurs – son frère Matthieu, mais aussi Jacques Higelin, Renaud ou Abd Al Malik l’ont reçu avant elle. C’est à la même époque que germe l’idée d’une tournée en famille. Anna est d’abord embarrassée par ce projet. « Enfin, je m’émancipais un peu », dit-elle. Mais l’appel du clan est trop fort et elle prend la route avec Louis, Matthieu et Joseph. « Il fallait que je porte la place des femmes, c’était ma mission », affirme Anna.
Ensemble sur scène
Avant de se lancer, les Chedid se font entre eux une promesse de « totale démocratie ». « Si j’avais dit “les petits, on va faire comme ça”, ça n’aurait pas marché », explique Louis. Les quatre musiciens se retrouvent alors en résidence artistique à Courbevoie (Hauts-de-Seine). Là, ils constatent qu’ils arrivent aussi à fonctionner comme un véritable groupe de musique. Sur scène, ils se régalent. « Le public a vraiment fait corps avec nous, se souvient Joseph. Quand la passion familiale se propage, c’est extraordinaire. Je n’ai jamais vu des gens pleurer comme ça pendant des concerts. »
Au fil de la tournée, quelque chose s’est aussi produit entre les Chedid. « On avait besoin de se parler et il y a des choses qu’on ne pouvait se dire qu’en musique », estime Joseph. Matthieu, lui, garde le souvenir d’une période à l’intensité énergivore. « C’est de très loin la tournée la plus épuisante de ma vie, dit-il. Vivre tout ça ensemble, c’est précieux. Mais tout le monde a ressenti une forme de soulagement quand ça s’est arrêté, car, pour digérer ces émotions, il faut être costaud. »
Une forme d’apogée est atteinte pour le dernier concert de cette tournée, à l’Opéra Garnier, à Paris, le 6 septembre 2015. Anna, Louis, Matthieu et Joseph sont sur scène et Emilie, qui s’est occupé de la scénographie, dirige aussi, avec Tristan Carné, la captation vidéo du concert, retransmis en direct dans une centaine de salles de cinéma en France et, plus tard, sur Netflix. « Papa, Matthieu et nos petits frère et sœur ensemble, c’était tellement beau, dit Emilie. Il y avait une énergie particulière, de l’authenticité, je pense que c’est pour cela que notre famille a cette belle image. Et puis c’est rare de travailler en famille et d’arriver à ce que chacun tire son épingle du jeu. »
« Poursuivre la lignée »
Emilie, qui revendique « un petit côté Josiane Balasko tendance Nina Hagen », est longtemps restée cachée derrière une caméra. « Réalisatrice, c’est un métier de l’ombre », estime-t-elle. Sur son CV de cinq pages, on trouve une ribambelle de clips : le premier, » Ondulé« , pour Mathieu Boogaerts, en 1994, des titres phares de -M- (Machistador, Je dis aime, Le Complexe du corn flakes), plusieurs chansons de Keren Ann. Mais aussi quelques pubs, des captations de concerts et des DVD, dont Les Leçons de musique de -M-, récompensé d’une Victoire en 2005.
Récemment, l’aînée de la fratrie a eu envie de se montrer à son tour dans le cadre de son activité d’illustratrice. Ses créations aux couleurs intenses sont exposées jusqu’au 28 août à la galerie d’art contemporain Ars Longa, à Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône). Et fin 2020, elle a autoédité Ghost clusters, un roman graphique sur son quotidien au début de la pandémie de Covid-19. « J’ai toujours eu par rapport à Andrée une certaine inhibition d’écrivaine, dit-elle. Pendant le premier confinement, je me suis vraiment lancée dans l’écriture. Pour mon deuxième livre, je vais peut-être oser aller voir des éditeurs… »
Combien de temps la saga culturelle des Chedid se poursuivra-t-elle ? Impossible à dire, car une quatrième génération entre en scène. Billie, née en 2002, la fille aînée de Matthieu, a d’abord été entendue comme choriste sur les albums de son père (Lamomali et Lettre infinie). Et puis il lui a écrit une chanson, Billie, qu’ils interprètent en duo. « Ce n’est qu’un seul morceau, mais il a pris de l’ampleur », explique la jeune femme. A quatre reprises, en 2019, elle s’est retrouvée à Bercy, au côté de -M-. « Ça m’a confirmé que c’est vraiment ce que j’ai envie de faire », dit l’étudiante à l’American School of Modern Music, à Paris. Matthieu est convaincu que Billie possède un talent prometteur. « C’est une interprète, elle a une grâce évidente, dit-il. Elle chante cent fois mieux que moi. »
Billie porte, en tout cas, un regard frais et décalé sur l’héritage familial. Ses racines orientales ? « Je suis très fière de dire que je suis d’origine libanaise et égyptienne, mais je ressemble surtout à une Bretonne. » La poétesse Andrée ? « J’ai toujours su que c’était une auteure assez dingue. » Louis ? « Parfois je regarde de vieilles vidéos de lui. Il me fait trop marrer avec sa petite moustache, c’est tellement une autre époque… » Billie a toutefois bien conscience que la réussite des Chedid qui l’ont précédée ne sera pas qu’une aide pour mener, à son tour, une carrière d’artiste. « Ça laisse une petite pression de devoir poursuivre la lignée », dit-elle. Puis, avec l’air malicieux de celle qui espère se tromper, elle conclut : « Peut-être qu’un jour ça s’arrêtera… »
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