« Les cafés, à Vienne, constituent une institution d’un genre particulier, qui ne se peut comparer à aucune autre au monde« , a écrit Stefan Zweig dans Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen. « Ce sont en quelque sorte des clubs démocratiques accessibles à tous pour le prix modique d’une tasse de café et où chaque hôte, en échange de cette petite obole, peut rester assis pendant des heures, discuter, écrire, jouer aux cartes, recevoir sa correspondance et surtout consommer un nombre illimité de journaux et de revues, racontait le grand écrivain autrichien. Dans un bon café de Vienne, on trouvait non seulement tous les journaux viennois, mais aussi ceux de tout l’Empire allemand, les français, les anglais, les italiens et les américains, et en outre les plus importantes revues d’art et de littérature du monde entier ».
Il a fait son nid au rez-de-chaussée du Palais Ferstel (du nom de l’architecte), bâtiment en pierre de taille de style néogothique avec force piliers et corniches, construit à la fin des années 1850 pour abriter la banque nationale et la Bourse de Vienne.
Le Café Central devint, dès son ouverture, un haut lieu de la vie intellectuelle de la capitale des Habsbourg. La ville était alors un petit New York à la mesure de l’Europe centrale, suivant la formule de l’historien François Fejtö.
Vers 1900, l’Empire austro-hongrois comprend 50 millions de sujets répartis en une douzaine de nationalités. Vienne la cosmopolite, cœur de la monarchie danubienne, dispute à l’époque à Paris le titre de capitale de la modernité artistique et de la musique et brille de tous ses feux.
Entrons au Café Central.
On ne compte plus alors ses habitués célèbres, comme le psychanalyste Alfred Adler, qui rompra bientôt avec Freud, ou le peintre Gustav Klimt. Cet homme grave et distingué à la barbe de prophète, assis à une table éloignée de la salle des billards? C’est le rédacteur en chef des pages littéraires du quotidien de référence viennois, la Neue Freie Presse, Theodor Herzl, fondateur du sionisme. Correspondant à Paris de 1891 à 1895, il avait publié des chroniques sur la vie politique de la IIIe République, rassemblées dans un livre traduit en français.
Quand fonder un État juif est-il apparu à Herzl une nécessité? La condamnation du capitaine Dreyfus et sa dégradation aux Invalides, dont il fut témoin en 1895, semblent avoir contribué à la maturation de sa pensée (le fait reste discuté).
La montée de l’antisémitisme dans la propre capitale de l’empire a sans doute joué un rôle plus décisif dans sa réflexion.
Quoi qu’il en soit, Herzl, de retour à Vienne, fait paraître l’année suivante un petit livre-programme, sobre et didactique, L’État des Juifs. Recherche d’une réponse moderne à la question juive (Der Judenstaat. Versuch einer modernen Lösung der Judenfrage).
Le projet national exposé dans cet essai suscite la stupeur et le blâme de la bourgeoisie juive assimilée de Vienne qui fréquente Le Café Central. Celle-ci, en pleine ascension après que l’empereur François-Joseph eût assuré aux Juifs d’Autriche une citoyenneté sans entraves, juge le sionisme utopique et dangereux. Le mouvement bientôt fondé par Herzl, en revanche, provoque l’enthousiasme de nombreux Juifs pauvres de Galicie et, plus encore, de leurs coreligionnaires persécutés de l’Empire russe.
À une table voisine de l’établissement, en cette même année 1900, on reconnaît l’écrivain Arthur Schnitzler, qui met la dernière main à sa nouvelle Le Lieutenant Gustel. L’histoire d’un jeune officier qui, après une représentation à l’opéra, a une altercation avec un boulanger. Pour sauver son honneur de soldat, l’offensé devrait se battre en duel, mais comment un officier pourrait-il envoyer ses témoins à un simple boulanger sans se ridiculiser? Dans un long monologue intérieur, Gustel livre ses pensées les plus triviales. Afin d’éviter le scandale qui lui semble inéluctable, le lieutenant se résout au suicide. En attendant l’aube pour mettre un terme à ses jours, Gustel erre dans Vienne. Il finit par se réfugier dans un café, asile pour savourer les derniers instants de sa vie. Quand, au petit matin, tel un messager du destin, le garçon lui apprend la mort inopinée du boulanger. Gustel est sauvé.
Schnitzler sera vilipendé pour cette peinture au vitriol d’un jeune lieutenant médiocre et veule: le corps des officiers, clé de voûte de la double monarchie et voie de promotion sociale parfois brillante, jouit alors d’un grand prestige. L’écrivain se verra privé par un tribunal militaire de sa qualité d’officier de réserve pour « atteinte à l’honneur de l’armée ».
Le café compte aussi ses joueurs de cartes, tel l’écrivain Peter Altenberg, qui a coutume de dire: « Quand je ne suis pas au Café Central, c’est que je suis en train de m’y rendre ». Figure de la bohème viennoise au regard las et triste, il a adopté l’établissement comme son second foyer. Le Café Central est devenu sa boîte postale et le personnel lui transmet scrupuleusement son courrier, usage à l’époque en vigueur pour les clients fidèles. Après avoir englouti une brioche et vanté les mérites de la préparation du café par décoction et non par percolation, Altenberg se consacre à l’étude de l’air du temps et excelle dans le croquis des « choses vues ».
Quelques années plus tard, en 1908, on le voit pourtant se faire grave. Il s’entretient avec son voisin de table, l’écrivain Robert Musil, de la grande affaire de l’heure: l’annexion de la Bosnie et de l’Herzégovine par l’empereur François-Joseph à l’occasion du 60e anniversaire de son accession au trône. Les deux provinces, déjà administrées par l’Autriche depuis trente ans, étaient encore, en théorie, partie intégrante de l’Empire ottoman. La crise diplomatique qu’entraîne leur annexion provoque une mobilisation partielle de la Russie.
Mais Saint-Pétersbourg recule devant un ultimatum de Berlin, solidaire de Vienne, après que Paris eut fait savoir au tsar qu’il ne le soutiendrait pas dans ces circonstances en cas de guerre. L’orage, une fois encore, s’est éloigné.
Les amateurs d’échecs sont également les bienvenus au Café Central. Un certain Lev Bronstein, né dans l’Empire russe, intellectuel aux fines lunettes et opposant au régime du tsar en exil, jouit à ce titre d’une certaine réputation parmi les habitués. Il lui arrive aussi de rédiger au café les articles d’un journal clandestin bimensuel qu’il a fondé à Vienne en 1908, diffusé sous le manteau dans l’Empire russe: la Pravda.
Une thèse en faveur veut même que Trotski – car c’est bien lui – ait aussi, le 15 janvier 1913, rencontré pour la première fois Iossif Djougachvili, dit Staline, au Café Central. D’autres auteurs soutiennent que l’intéressé était simplement présent à Vienne à cette époque (tout comme un jeune marginal nommé Adolf Hitler et un ouvrier croate appelé Josip Broz, alias plus tard Tito, qui travaillait alors à l’usine automobile Daimler.
Le prestige du Café Central survécut au cataclysme de la Première Guerre mondiale et au démembrement de l’empire, avant que l’Anschluss (1938) puis la Deuxième Guerre mondiale ne lui portent des coups très rudes.
Endommagé par les bombardements alliés, l’établissement ferme ses portes en 1945. Comme un symbole de la déchéance de l’ancienne capitale des Habsbourg à moitié en ruines et occupée par les vainqueurs, dépeinte dans Le Troisième Homme (1949), le célèbre film de Carol Reed réalisé sur place d’après un scénario de Graham Greene.
Le Café Central rénové en 1975 rouvre ses portes dans une aile du palais Ferstel qui ne correspond qu’en partie à ses locaux historiques. Il entreprend alors de renouer la chaîne des temps. La reconstitution n’est certes pas parfaite. Les couleurs gris cendré et verte, privilégiées dans la décoration de l’établissement à l’époque de sa gloire, si l’on en croit le témoignage du journaliste Alfred Polgar dans un texte savoureux, Théorie du Café Central (1926), ont fait place à des couleurs plus claires, comme le beige des rideaux. Les billards ont disparu. La cigarette et le cigare ont été prohibés depuis peu par les autorités (au terme d’une farouche résistance), ce qui eût paru insensé et inadmissible aux intellectuels viennois de 1900. Les portraits de l’empereur François-Joseph et de l’impératrice Sissi en majesté peuvent paraître une concession aux touristes.
Il serait cependant très injuste de ne voir dans Le Café Central contemporain qu’un décor convenu pour amateurs de pittoresque venus déguster une pâtisserie. Du lieu, à échelle humaine et orné de voûtes magnifiques, émane une atmosphère élégante, chaleureuse et douillette (sièges capitonnés, tables aux plateaux en marbre nettement séparées les unes des autres, service obligeant typique de la civilité viennoise) qui correspond aux descriptions de l’époque. Le charme opère. Et le visiteur, songeant aux cataclysmes du XXe siècle, comprend le mot de l’écrivain Hermann Broch pour décrire, dans l’entre-deux-guerres, ce que fut l’atmosphère de la Vienne d’avant 1914: « l’apocalypse joyeuse« .
Dates clés
1876 Ouverture du Café Central.
Autour de 1900 Apogée de « la littérature des cafés » (Kaffeehausliteratur) à Vienne. Les cafés jouent alors un rôle de premier plan dans la vie sociale de la capitale austro-hongroise.
1919-1938 Après une éclipse pendant la Première Guerre mondiale, Le Café Central retrouve sa place éminente.
Mars 1938 Hitler annexe l’Autriche. De nombreux fidèles du Café Central partent en exil.
1944-1945 L’établissement est endommagé au cours des bombardements massifs de Vienne par l’aviation américaine et britannique. Il ferme ses portes.
1975 Rénovation du Café Central et réouverture par étapes.
© Guillaume Perrault
https://www.lefigaro.fr/vox/culture/le-cafe-central-a-vienne-embleme-de-la-mitteleuropa-20210808
Merci à Michel Israel Yefroykin et Dominique Itzkovitch , du Groupe Histoire, Mémoire et Transmission, qui ont attiré notre attention sur cette publication en 6 articles
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