Renée Fregosi. Bat Yé’or, cette voix qui dérange tant

Elle combat la « dhimmitude »

Bat Yé’or

Gisèle Orebi, dite Bat Ye’or (“fille du Nil” en hébreux), a fondé les concepts de “dhimmitude” et d’”Eurabia”. Son autobiographie politique (Les provinciales, 2018) permet de se familiariser avec ces notions et de découvrir cette figure singulière. Une lanceuse d’alerte?

En mai dernier, nous étions 76 à signer une tribune en soutien à l’État d’Israël et à ses citoyens de toutes origines qui subissaient les tirs continus de milliers de roquettes et de missiles du Hamas. J’y côtoyais de nombreux amis et des personnalités que je ne connaissais pas personnellement, parmi elles, Bat Yé’or.

Sa signature apportée à notre tribune intitulée « Ceux qui menacent Israël nous menacent aussi » disait notre conviction partagée selon laquelle les attaques incessantes anti-israéliennes des islamistes du Hamas participaient de l’offensive plus globale de (re)conquête contemporaine du « dar al-harb » (espace mondial du djihad contre les non-musulmans).

Le refus catégorique, voire outré, de quelques intellectuels à cosigner notre texte à cause, disaient-ils, de la présence de Bat Yé’or dans la liste des signataires, avait alors attisé ma curiosité pour le parcours de cette femme « diabolisée » au point d’en faire l’emblème de notre texte alors qu’elle n’avait fait que s’y associer modestement. C’est ainsi que j’abordai son « autobiographie politique », ouvrage paru en 2017 (Ed. Les Provinciales) revenant sur sa vie et sur son œuvre, si intimement liées.

La figure déniée du dhimmi

De l’exposition de la figure oubliée, ignorée ou déniée du « dhimmi » dans l’espace arabo-musulman, à la mise en évidence de l’antisémitisme sous-jacent à l’antisionisme de « l’Eurabia » (politique co-construite par l’Europe et les pays arabes à partir des années 60) Bat Yé’or est en effet devenue au fil de ses travaux, un ennemi redoutable pour tous ceux qui veulent sciemment maintenir caché ce qu’elle révèle, et pour nombre de leurs suiveurs conformistes et crédules. Sa conception de la « dhimmitude » fondée historiquement et philosophiquement, prend par ailleurs une dimension toute actuelle dans ses développements internationaux et géopolitiques récents. 

Née au Caire peu avant la seconde guerre mondiale, dans une famille juive « d’ascendance italienne côté paternel et franco-anglaise côté maternel », Giselle qui détestait son prénom, prit rapidement goût aux pseudonymes. Celle qui signera plus tard ses ouvrages du nom de Bat Yé’or (« la fille du Nil » en hébreu) a été très jeune marquée par les violentes émeutes anti-juives qui éclatèrent dès novembre 1945, et les campagnes xénophobes et antisémites, les attentats et les mesures discriminatoires à l’encontre des Juifs à partir de 1947. Mais c’est la « fuite d’Égypte » de sa famille en 1957, contrainte de quitter le pays en abandonnant ses morts au cimetière juif dévasté, sa maison pleine de souvenirs et la plupart de ses biens matériels, qui contribua à former sa volonté de rendre compte de la réalité juive en Égypte et plus généralement dans la région et au-delà, dans les pays sous domination musulmane à travers l’histoire. 

Réfugiés oubliés

Les Juifs avaient subi interdits, humiliations, spoliations, pogroms, massacres et projet exterminateur également dans ce coin du monde. Même si leur malheur n’a pas atteint la monstruosité inimaginable de la Shoah européenne, la dimension tragique était bien là, renforcée par l’indifférence du monde à son égard. Qui sait aujourd’hui que 900 000 Juifs ont été chassés, déchus de leur nationalité, expulsés des pays arabes entre la création d’Israël en 1947-48 et l’avènement des régimes nationalistes au Moyen-Orient et au Maghreb dans les années 50-60 ? Ces « réfugiés oubliés » n’ont pas été pris en charge par le HCR (Haut commissariat de l’ONU pour les réfugiés), n’ont pas fait l’objet d’incessantes campagnes internationales de soutien, ne bénéficient pas à vie et pour leurs descendants de subventions de la part de l’Union Européenne et ne revendiquent pas un « droit au retour » avec restitution de leur maison dans leur pays d’origine où leurs familles vivaient depuis parfois de nombreuses générations. Ils n’ont pu compter que sur la solidarité familiale et l’accueil souvent minimal de l’État d’Israël, lui-même agressé par les pays voisins, boycotté par les « antisionistes » de tout poil et agité en interne par différentes conceptions de la nation israélienne.

Avec les travaux qu’elle mena longtemps en collaboration avec son mari, David Littman, lui-même historien et représentant de plusieurs ONG à la Commission des droits de l’Homme des Nations Unies, et les colloques et conférences auxquelles ils participaient parfois ensemble, Bat Yé’or a touché à des sujets tabous, bousculé des mythes et affronté des personnages qui se sentaient remis en question dans leurs propres publications, leur position institutionnelle et leur image. Et cela avec une (trop ?) grande modestie et une timidité certaine, mais toujours avec cette farouche détermination à dire sa vérité, même aux moments les plus douloureux de sa vie qu’elle aborde dans ce livre avec franchise et pudeur à la fois. Elle a dû faire face évidemment aux militants pro-Arabes et pro-Palestiniens de par le monde. Mais elle inquiète également parfois les dhimmis actuels (Chrétiens d’Orient ou Juifs d’Europe terrorisés par les attentats djihadistes) redoutant que ses propos n’enveniment encore leur situation si précaire dans les pays musulmans et dans nos pays sous pression et menace constante des islamistes.

Al-Andalus, vision idyllique fallacieuse 

Car Bat Yé’or ne se préoccupe pas seulement du sort des Juifs d’hier et d’aujourd’hui. Ses recherches sur les dhimmis ont mis en évidence des vérités qui dérangent. Tout d’abord, le fait que « l’antisémitisme n’est pas  un phénomène exclusivement chrétien et européen » mais se manifeste tout autant sous l’islam, ce qui porte un dur coup au mythe de la convivance des « trois religions du Livre » dans Al-Andalus, vision idyllique fallacieuse développée par de nombreux historiens.

De plus, en étudiant la domination musulmane, Bat Yé’or y répertorie les formes d’oppression communes aux Chrétiens et aux Juifs, consolidant un lien supplémentaire entre les deux religions opprimées par l’islam conquérant les territoires où celles-ci s’étaient épanouies dans le passé. Par ailleurs, Bat Yé’or apporte des éléments convaincants à la thèse selon laquelle le sionisme n’est pas un mouvement exclusivement européen ; il s’est également « manifesté dans les pays musulmans, mais dans des formes adaptées aux conjonctures politiques particulières de ces régions, différentes de celles d’Europe ». 

Quant à l’antijudaïsme moderne, égyptien plus particulièrement, elle en distingue « ses éléments indigènes : coraniques, théologiques, panarabes, et les influences étrangères : christianisme et nazisme, sans oublier les courants fascistes des années trente et quarante ».

Enfin en Israël même, Bat Yé’or prend le contre-pied de la stratégie de recherche de la paix qui consiste à occulter cette réalité des persécutions, de l’esclavage, des massacres et des génocides subis par les Chrétiens et les Juifs dans les pays musulmans. Elle pense au contraire que « le judaïsme égyptien émigré en Israël et les autres communautés du monde musulman représentent l’élément le plus apte à œuvrer efficacement à une entente israélo-arabe » et que « ces communautés pourraient aider les Arabes à briser les idéologies de haine pour établir des relations d’estime et d’amitié avec les autres peuples » au Moyen-Orient, au Maghreb et au-delà, en France et en Europe notamment.  

Plutôt que de la vilipender sans l’avoir lue sans doute le plus souvent, ne vaudrait-il pas mieux prendre en compte le « point de vue » tant topographique que philosophique auquel Bat Yé’or nous invite ?  Et en cette période où les acteurs internationaux (États et ONG) les plus antisémites s’apprêtent une nouvelle fois à célébrer la conférence de Durban de 2001 qui conspua Israël accusée « d’apartheid » et de « génocide » sur fond de promotion du libelle antisémite tristement célèbre des « Protocoles des sages de Sion », lire et relire Bat Yé’or est plus que jamais salutaire !

© Renée Fregosi

Source: Causeur

Philosophe et politologue, membre de l’Observatoire du décolonialisme (http://decolonialisme.fr/), Renée Fregosi a publié en 2019 « Français encore un effort… pour rester laïques » chez L’Harmattan et La socialdémocratie empêchéeComment je n’ai pas fait carrière au PS,chez Balland, en mai 2021.

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