La condamnation de onze harceleurs de la jeune femme ne suffira pas à lui assurer une vie acceptable, ni à nous racheter une dignité, à nous, les Français, qui permettons qu’elle reste emmurée dans notre indifférence.
La société française traverse un moment historique, à un grand nombre de titres. Tout d’abord, elle tente de voir le bout du tunnel de sa première grande épidémie depuis la grippe espagnole de 1918. Elle voit arriver avec, pour certains, une réelle angoisse, une élection présidentielle qui imprime des élans politiques toujours plus clivants. Elle débat et se débat pour savoir si l’obligation vaccinale est une atteinte à la démocratie (question qu’elle ne s’était pas posée jusqu’à présent malgré l’existence de onze vaccins obligatoires). Et elle surnage dans un monde numérique dont elle croit savoir se servir alors que tout porte à croire que c’est le numérique qui se sert d’elle. Point culminant de cette nouvelle révolution humaine, une grande partie de la vie de plusieurs millions de Français a basculé de l’autre côté de l’écran de leurs smartphones et ordinateurs.
Cette nouvelle scène sociale, si elle ne concerne pas tous les Français (malgré l’impression dégagée lorsqu’on fréquente des réseaux sociaux comme Twitter, il existe encore des humains, assez nombreux, qui n’y ont jamais mis les pieds, ne savent pas ce qui s’y passe, sont à mille lieues des débats qui y font rage et s’en contrefoutent), joue un rôle prédominant chez un certain nombre d’enfants, d’adolescents et d’adultes.
Chaque fois que le monde numérique et intangible des réseaux sociaux déploie son ombre sur le monde «réel» (terme de plus en plus impropre, car la vie numérique a sa réalité aussi), des sirènes d’alarme devraient retentir à tous les niveaux de la société, du citoyen lambda aux plus hautes instances de la nation.
Les réseaux sociaux, phénomène incompréhensible pour ceux qui n’y sont pas plongés, sont désormais un univers digne de la série Black Mirror où numérique et réalité se fondent au point de devenir indissociables. Aux tout débuts, on a cru qu’il était possible d’avoir une vie sociale sur les réseaux et une autre, distincte, dans la «vraie vie». On a cru (on a souhaité?) que le dédoublement serait possible et que chaque vie serait dissociable de l’autre. Très vite, on s’est rendu compte que la notoriété sur les réseaux sociaux pouvait se traduire de façon très concrète (demandez aux Kardashian). La célébrité sur internet s’est avérée traduisible et payante dans la vie réelle et parfois, dans les vrais comptes en banque.
Et puis, il y a eu Mila.
Si vous n’avez jamais entendu parler de Mila, c’est une adolescente qui, à 16 ans, a exercé son droit d’expression et conspué l’islam en général et Mahomet en particulier, après avoir été provoquée et insultée. Sa prise de parole a déchaîné un torrent de haine et de violence qui, de mémoire de femme quasi quinqua, n’avait jamais eu d’équivalent dans notre histoire (début 2021, elle avait reçu plus de 50.000 menaces de mort).
Aucun rapport avec la religion, tout avec l’ignorance
Mila est déscolarisée, l’État a renoncé à la protéger autrement qu’en la surveillant continuellement dans la crainte que quelqu’un ne mette à exécution les nombreuses et épouvantables menaces dont elle est l’objet, et elle est dorénavant prisonnière chez elle. Elle subit une forme de torture psychologique à laquelle nombre d’adultes seraient bien en peine de résister. En outre, Mila, si elle a quelques soutiens, ne fait pas l’unanimité. Ceux qui prennent parti pour elle font ce qu’ils peuvent mais rien ne semble vouloir arrêter le déferlement de haine et de menaces contre cette jeune femme de 18 ans qui n’a commis aucune infraction.
Le procès d’un microscopique échantillon de ses harceleurs (treize spécimens) s’est tenu en juin et même pendant les audiences, Mila continuait de recevoir insultes et menaces de sévices. Rien ne semble arrêter la machine. Aucune des solutions que la société lui propose ne semble apte à la libérer de sa prison.
Le procès des harceleurs de Mila a exposé non pas la lie de l’espèce humaine, mais celle de l’intelligence. On y a découvert des individus relativement jeunes qui ont parfois reconnu que les menaces et les insultes qu’ils avaient proférées à l’égard de Mila étaient injustifiées et moralement répréhensibles. On y a découvert qu’ils confondaient blasphème (autorisé) et racisme (répréhensible). Que parfois ils ne savaient pas vraiment ce que Mila avait dit en réalité. Que comme le souligne maître Richard Malka, avocat de Mila, ils estiment souvent sans en appréhender le paradoxe que la liberté d’appeler au meurtre prévaut sur celle d’exprimer une opinion légale susceptible de les choquer.
On y attendait des ressources de haine et des convictions religieuses acharnées, des inquisiteurs islamiques modernes drapés dans le respect d’une religion portée au pinacle, et on a principalement découvert des processus de réflexion proches du vide absolu, des puits de bêtise qui n’avaient souvent aucun rapport avec la religion, et tout avec l’ignorance. Non que la foi des harceleurs y eût changé quoi que ce soit: quelles que soient leurs motivations, la menace et l’insulte sont inacceptables et injustifiables.
D’ailleurs, bon nombre de harceleurs de Mila, qui ne seront jamais jugés, l’accablent au nom de leur foi. Notamment celui qui a mis le feu aux poudre, Abdallah Zekri, délégué général du Conseil français du culte musulman, qui a déclaré sur Sud Radio en janvier 2020 à propos de Mila: «Qui sème le vent récolte la tempête […] elle l’a cherché, elle l’assume», ouvrant ainsi la digue au flot de haine de la meute des suiveurs.
Dans ce délire de fange, on ne peut s’empêcher de chercher un éclair de raison, une étincelle de réflexion, quelque chose à quoi se raccrocher pour se dire qu’aussi fourvoyé soit-il, l’humain qui en est à l’origine a fait un effort intellectuel et s’est trompé de chemin.
Mais là, rien. Les harceleurs de Mila dont on a pu entendre les justifications se sont jetés dans la curée principalement pour faire comme les autres, obéissant au pire des instincts: celui de la meute qui déchiquète l’animal déjà à terre. Certains ne savaient même pas ce qu’elle avait dit ou fait, ou croyaient le savoir et ne s’étaient pas donné la peine de vérifier. L’instinct, chez tous, a prévalu.
Récupérer les codes des harceleurs et s’en servir contre eux
Le jugement a été rendu le 7 juillet. Sur les treize prévenus, onze ont été condamnés à des peines de quatre à six mois de prison avec sursis. Et maintenant quoi? La charge symbolique du procès est forte et nécessaire, mais en quoi va-t-elle changer la vie de Mila? Dans un entretien accordé à France Culture, son avocat raconte que la jeune femme, coupée de toute relation sociale physique, aimerait avoir un chien pour lui tenir compagnie. Or même ça, ça ne lui est pas permis: un chien doit être sorti deux fois par jour, ce qui donnerait l’occasion de localiser son lieu d’habitation. Mila, contrairement à ses agresseurs, reste en prison.
La condamnation des harceleurs de Mila, les pétitions pour la défendre, sont nécessaires mais elles ne suffiront pas à lui permettre de réintégrer la société. Hormis une expatriation ou une déconnexion absolue (et encore) auxquelles elle se refuse absolument (et elle a raison: comme elle le clame, pourquoi devrait-elle être sanctionnée pour les fautes des autres?), quelle solution concrète à apporter pour que cessent enfin les menaces et les injures, ou pour que tout du moins elles deviennent gérables?
Maître Malka affirme que ce ne sont pas des soutiens qu’il faut à Mila. Enfin, pas seulement: ils sont certes une absolue nécessité. Il faut enseigner la laïcité, dit-il, expliquer à l’école que le blasphème est autorisé et qu’à l’inverse du respect qu’on doit aux humains, «on a le droit de ne pas respecter une religion». Il a raison, bien entendu, mais même cela ne sera pas suffisant. Tous les harceleurs de Mila ne sont pas collégiens. Il en est pour qui l’éducation est terminée.
Alors que faire? La seule solution peut-être envisageable, le seul moyen qui pourrait éventuellement permettre d’entrevoir une solution pour que Mila, à défaut de vie normale, ait une vie acceptable, serait de parler à ses harceleurs présents et potentiels dans leur langue à eux. De se mettre à leur niveau, de récupérer leurs codes, et de s’en servir contre eux.
Les hommes et les femmes qui insultent et menacent au nom d’une religion font en règle générale ce que leur disent ceux qui les mènent, et imitent ceux qu’ils estiment être leurs égaux, dans une dynamique de lynchage. L’instinct grégaire est très fort dans ce genre de phénomène; les prévenus du procès Mila évoquent un «effet d’entraînement». Dans cette situation, l’économie de la réflexion est absolue. On a des modèles simples, et une division du monde totalement binaire: il y a ce qui se fait, et ce qui ne se fait pas. Il y a les gens bien, et tous les autres. Ceux qu’on admire, et ceux qu’on maudit. Les intouchables, et ceux qui peuvent servir de cible, surtout lorsqu’on se sent protégé par sa meute, voire son anonymat.
Le seul moyen de faire respecter Mila est donc de la faire passer dans le camp des intouchables aux yeux de ces gens-là. Pour les plus fanatiques des religieux, la cause est perdue et Mila devra toujours être protégée des djihadistes opportunistes du XXIe siècle, au même titre que les journalistes de Charlie Hebdo. Mais pour les autres, ceux qui suivent le troupeau, qui ont cru que Mila était raciste et se sont contentés de faire comme les autres, de s’inventer une indignation pour mieux y répondre, la solution est à la fois accessible et pathétique: il faut faire de Mila une star.
La nouvelle Marianne de nos mairies et de nos timbres
Les propos tenus par Mila servent de prétexte à son harcèlement parce qu’elle est perçue comme vulnérable et inférieure par ceux qui l’attaquent. Lesbienne, fille, isolée, inconnue, ordinaire, exposée: autant d’éléments combinés qui alimentent dans l’esprit de ceux qui ne réfléchissent pas une sensation d’impunité. Si Mila avait la notoriété d’un Omar Sy, l’aplomb d’une Adèle Haenel, la fortune d’une Taylor Swift, le crédit de respect d’un Booba aux yeux de cette population, elle bénéficierait du respect profond qu’inspire tout ce qui brille à ceux pour qui la célébrité est la valeur suprême, et qui n’oseraient alors pas s’attaquer ainsi à elle de peur d’abîmer une idole.
Intellectuellement, c’est une solution épouvantable. Adopter les codes des harceleurs pour leur intimer le respect, transformer Mila en intouchable par la vertu des apparences, c’est tourner le dos à la justice, à la raison, à la morale. Mais justice ne sera jamais rendue à Mila, et cette abdication temporaire des valeurs auxquelles nous aspirons, c’est sans doute le prix à payer pour les nombreux mois de lâcheté de tous ceux qui, dès le premier jour, ont détourné le regard au lieu de prendre sa défense et de tout faire pour la protéger.
Si l’on veut sauver Mila, au lieu de se résigner à la savoir emmurée vivante dans notre indifférence, il faut la faire sortir et l’imposer, partout. À l’Élysée aux côtés de Macron, à la place de Justin Bieber (!). À la télévision, dans les émissions de variété (Mila chante très bien, soit dit en passant). Sur toutes les affiches publicitaires de toutes les grandes marques qui impressionnent les plus influençables: les Nike, Dior, Chanel, Vuitton, Coca-Cola, Louboutin, et d’autres encore. Sur les photos de profil de toutes les stars des réseaux sociaux, dans les grandes productions, les séries télévisées. Mila, aujourd’hui, devrait être à Cannes, sur le tapis rouge, au bras des stars du cinéma.
Je voudrais voir Mila partout, jusqu’à la folie, jusqu’au malaise. Mila doit devenir la nouvelle Marianne de nos mairies et de nos timbres. Depuis une dizaine d’années, une guerre insidieuse contre la liberté d’expression et la liberté tout court est menée dans la société, avec un nombre de victimes intolérable. Le Bataclan, les fusillades des terrasses, Charlie Hebdo, Samuel Paty et toutes les autres victimes de la radicalité ne sont plus que des souvenirs pour en témoigner. Mila est vivante et le vit dans sa chair. Elle est condamnée à avoir un destin, l’anonymat ne lui est plus permis. Elle doit devenir l’égérie de la liberté d’expression, une égérie officielle. Que son nom et son visage soient omniprésents jusqu’à l’outrance pour imposer silence sans contradiction possible à ceux qui croient que l’univers fictif des religions a plus de valeur que la vie d’une jeune femme, qu’il a plus de valeur que la liberté.
Il ne sera plus temps, si Mila disparaît, victime de fous de Dieu ou parce qu’elle ne supporte plus sa vie de recluse et qu’elle décide d’y mettre fin, de faire naître partout des rues Mila, des places Mila, et d’organiser des cérémonies officielles ineptes et creuses avec drapeaux français et larmes de circonstance, avant de tourner la page dans le soulagement des autorités pas fâchées d’en avoir fini avec cette histoire. Si collectivement, nous ne sauvons pas la vie de Mila –c’est-à-dire que nous ne nous contentons pas de la savoir vivante, car ce n’est pas une vie qu’elle mène, mais que nous ne lui assurons pas un parcours de vie acceptable, fût-ce sous les projecteurs et au prix d’une notoriété fabriquée par la nécessité– alors nous aurons perdu l’honneur, la morale, et le droit de nous proclamer une société démocratique et juste. Nous aurons perdu le droit à notre liberté, car c’est en la personne de Mila qu’il se joue aujourd’hui, dans un drame qui la dépasse et qu’elle incarne pourtant avec un courage qui force le respect.
La République protège ses enfants, elle ne les condamne pas à se taire et à se cacher pour continuer de vivre tranquillement sans trop déranger sa conscience. Le sort actuel de Mila est une honte pour la France, pour chaque Français qui le connaît et ne prend pas ouvertement sa défense, pour chaque personnage public –élu, actrice, chanteur, autrice, journaliste, YouTubeur, influenceuse et autres milliardaires– qui ne prend pas parti pour elle.
Tant que Mila vivra recluse, le pays aura une souillure à l’âme dont les relents empoisonneront la démocratie au point de la pourrir. L’affaire Mila est un tournant dans l’histoire de France contemporaine. Si nous ne choisissons pas la bonne direction, elle sera condamnée à la tragédie et nous, au déshonneur, à la honte et, au bout du chemin, à la déchéance de notre droit à une liberté que nous lui refusons.
© Bérangère Viennot
Traductrice, notamment pour Slate, Bérengère Viennot est auteur. Elle a publié en 2019 La Langue de Trump.
Cette pitoyable affaire nous donne une bonne idée de ce que fut le petainisme , d autant que notre classe possedante et dominante est issue des memes milieux de la haute bourgeoisie de collaboration
Mila Nouvelle Star ! Ce serait un effet une bonne réponse mais malheureusement cela ne pourra se faire : il faudrait du courage et des convictions mais lâcheté et passivité dominent et un fine ce sont les harceleurs qui et notre liberté recule. Pour commencer Il aurait fallu juger et condamner « celui qui a mis le feu aux poudre, Abdallah Zekri, délégué général du Conseil français du culte musulman, qui a déclaré sur Sud Radio en janvier 2020 à propos de Mila: «Qui sème le vent récolte la tempête […] elle l’a cherché, elle l’assume» ……