Jacques Julliard. Fausse droitisation et vraies menaces

La droitisation du pays, souvent diagnostiquée, consiste en valeurs de gauche abandonnées par celle-ci et aujourd’hui défendues par la droite, argumente l’historien et essayiste. Par ailleurs, les réformes institutionnelles préconisées pour lutter contre l’abstention massive ne semblent guère convaincantes, ajoute-t-il.

Au-delà du phénomène massif, inédit dans ses proportions, de l’abstention ; au-delà de leur résultat net, qui se traduit par une grande stabilité des élus ; au-delà enfin de leur incidence sur l’élection présidentielle d’avril prochain, les régionales et les départementales des 20 et 27 juin derniers ont soulevé, au dire de la plupart des observateurs, deux questions de fond : y a-t-il droitisation de la France ? La démocratie est-elle en danger dans notre pays?

Aux origines de la droitisation

À première vue, la droitisation de la France n’est guère contestable et s’inscrit dans la longue durée. Depuis quand la gauche n’a-t-elle pas gagné une grande élection générale, législative ou présidentielle en France ? À l’exception de la parenthèse Hollande sur laquelle je vais revenir, il faut remonter à la fin du XXe siècle avec le double septennat de François Mitterrand, et « l’accident industriel » de Jacques Chirac en 1997, sous la forme d’une dissolution brutale, qui donna une majorité surprise à la gauche et permit la cohabitation Chirac-Jospin, pour voir la gauche l’emporter nettement. Soit un quart de siècle. Quant à la parenthèse Hollande, qu’un an plus tôt rien ne permettrait de prévoir, les socialistes n’ont laissé à personne le soin de la fermer. L’obstination maniaque, masochiste, avec laquelle les « frondeurs » se sont acharnés contre leur propre pouvoir, allant jusqu’à tenter de déposer contre lui une motion de censure, relève de la pure sottise, propre à la gauche politicienne : sur une quarantaine d’entre eux, un seul fut réélu, ils l’avaient bien cherché.

Cet épisode, aujourd’hui oublié, n’a pas peu contribué à cette droitisation de l’opinion, effarée devant tant de stupidité. Cette droitisation, elle se traduit depuis un quart de siècle par la fonte progressive du capital virtuel de la gauche. François Mitterrand, bon connaisseur, l’estimait à 42 %, charge au candidat présidentiel d’apporter l’appoint de voix personnelles nécessaires… Dans son cas, elles venaient surtout de l’extrême droite, nostalgique de l’Algérie française.

Ce capital, les sondages récents l’évaluent, toutes tendances comprises, à 27 ou 28 %. Les quelque 36 % obtenus par la gauche aux régionales, grâce à son implantation locale, sont pour elle une bonne surprise. Reste que le déficit représente environ un tiers de son électorat de naguère. C’est énorme : une gauche « en coma dépassé » disait ici même Gaël Brustier (Le Figaro du 30 juin 2021). Est-ce la fin du « sinistrisme », cette tendance générale de la vie politique française analysée par Albert Thibaudet (Les Idées politiques en France, 1932), selon laquelle chaque parti de gauche est progressivement dépassé par un autre plus à gauche que lui, qui le déporte sur la droite ? Ainsi les radicaux ont été doublés à gauche par les socialistes dans l’entre-deux-guerres, qui à leur tour l’ont été par les communistes à la Libération.

Assistons-nous aujourd’hui à un mouvement inverse, de nature dextrogyre, qui verrait chaque parti de droite dépassé par plus à droite que lui, ainsi la droite gaulliste par le Front national de Jean-Marie Le Pen ?

Les choses sont en vérité plus complexes, comme en témoignent les récentes régionales, où les partis extrêmes, Rassemblement national et Insoumis, ont connu un rude échec. On a assisté au contraire à un recentrage sur les partis modérés (Républicains et socialistes).

Pour comprendre ce qui est en train de se passer, il faut regarder les idées et les valeurs politiques plutôt que les partis ; dans ce domaine, on assiste à la substitution de la droite à la gauche quant à la représentation de ces idées et de ces valeurs républicaines classiques.

Comment réconcilier le peuple avec la démocratie et ses institutions, en dépit de leurs inévitables petitesses ?

La gauche a abandonné ses valeurs

Ainsi en matière de laïcité, qui fut longtemps le critère discriminant entre la gauche et la droite, permettant par exemple le maintien artificiel des radicaux à l’intérieur de la gauche. On a vu dans une période récente une grande partie de la gauche intellectuelle et de l’extrême gauche abandonner la laïcité tout court, au profit d’une laïcité « ouverte » (tu parles !), en vérité très laxiste, comme si cette gauche concédait à des islamistes, parfois proches du terrorisme djihadiste, ce qu’elle refusait naguère aux catholiques. Jadis on expulsait de France les enseignants catholiques et les pères Chartreux, aujourd’hui on prétend rapatrier les familles de musulmans égarés dans le djihad. Comment le « peuple de gauche » se reconnaîtrait-il dans cet islamo-gauchisme imbécile ? En matière éducative ensuite, on a vu depuis au moins un quart de siècle la doctrine républicaine, qui combinait l’égalité et la recherche de l’excellence, battue en brèche par un pédagogisme fondé sur la « bienveillance », où la recherche de l’excellence a été oubliée au profit d’un égalitarisme niveleur. Les résultats, on les voit dans cette dégringolade intellectuelle du pays de Condorcet, de Jules Ferry et de Jean Zay dans les classements internationaux, du pays de Pasteur et de Pierre et Marie Curie, le seul parmi les grands pays à se montrer incapable de mettre au point dans des délais utiles un vaccin contre le Covid.

Comment la majorité des enseignants, des chercheurs, des intellectuels se reconnaîtraient-ils dans ce pédagogisme infantile et pleurnichard ?

En matière de sécurité encore. À force d’écouter les tâcherons de la sociologie plutôt que les ouvriers, les paysans et les classes moyennes, la gauche a oublié que la République, c’est la sécurité des citoyens. C’est de cette manière qu’elle s’est imposée au peuple de France à la fin du XIXe siècle. Gambetta, l’homme de la défense nationale en 1870, l’avait compris en 1875, et avec lui la plupart des chefs radicaux de la République triomphante. Comment les classes populaires se laisseraient-elles convaincre que leur « sentiment d’insécurité » repose sur des fantasmes réactionnaires ?

La patrie, enfin. Pourquoi les dirigeants des partis de gauche éprouvent-ils on ne sait quelle pudeur à prononcer le nom même de France, avec ce qu’elle représente de sang versé, de fautes et parfois de crimes, mais aussi de cette générosité, de cette grandeur qu’on lui reconnaît jusqu’aux points les plus reculés de l’univers ? Comment les Français de gauche s’accommoderaient-ils qu’on n’ose plus leur parler de Danton, de Victor Hugo, de Michelet, de Clemenceau, de Jean Moulin, et même, Dieu me pardonne, de Charles de Gaulle ?

Je pourrais continuer longtemps. Qu’il me suffise de dire que les trois hommes qui ont incarné la gauche dans les temps modernes, Jean Jaurès, Léon Blum et François Mitterrand étaient, chacun à sa manière, profondément attachés à ces idées et à ces valeurs qui viennent d’être évoquées.

N’est-il pas remarquable que les socialistes qui ont affirmé le plus haut leur attachement à celles-ci, comme Carole Delga, qui n’avait pas craint de faire projeter les caricatures de Mahomet sur les murs de la ville, et refusé toute alliance avec les Insoumis, ait été triomphalement réélue en Occitanie ?

Ce que bien des électeurs de gauche ont voulu signifier, c’est oui à la gauche Delga. non à la gauche Mélenchon. Il est tout de même étrange que lorsque l’on évoque la laïcité, la sécurité, la République, ce sont désormais des figures de droite, non de gauche, qui viennent à l’esprit, comme celle par exemple de Valérie Pécresse en Île-de-France.

Là est le phénomène de droitisation dans toute sa complexité, et même son ambiguïté : il est à la fois refus des extrêmes, et transfert de valeurs qui étaient jadis incarnées par la gauche et que la droite républicaine a, peu ou prou, reprises à son compte. Il n’y a donc pas de droitisation de l’opinion, si l’on entend par là une conversion des Français aux idées d’une droite radicale, autoritaire et antidémocratique, mais bien plutôt ralliement de ceux-ci à une droite libérale et modérée, héritière, presque à son corps défendant, des valeurs que la gauche intellectuelle et partisane a piteusement abandonnées. une dém

Une démocratie toujours menacée

J’en viens maintenant à la seconde question posée à l’occasion de ces régionales : la démocratie est-elle en danger en France ? La réponse est oui, clairement oui. Comme d’habitude. Depuis la fondation de la IIIe République (1871-1875), pour ne pas remonter plus haut, quand vit-on jamais dans ce pays les institutions reconnues, les libertés assurées, la société stabilisée ? Pas à la fin des années 1880 où l’on vit, après le scandale des décorations à la présidence et l’agitation sociale, le général Boulanger prendre la tête d’un mouvement « révisionniste », qui eût sans doute renversé la République, si le « brave général » n’avait pas été aussi pusillanime. Ni en 1893 quand le scandale de Panama révéla que 104 députés avaient reçu des chèques de la Compagnie du Canal et qu’un « flot de boue déferle sur le Parlement ». Ni le 6 février 1934 quand les ligues de droite et d’extrême droite convergent vers le Palais Bourbon, dans le but de « jeter les députés à la Seine ». Ni bien sûr le 10 juillet 1940, quand la Chambre du Front populaire vote les pleins pouvoirs à Pétain ; ni enfin aux temps de la guerre d’Algérie, quand, à deux reprises, en 1958 et en 1961, Charles de Gaulle interposa sa grande carcasse entre la République et les factieux. Dans chacun de ces épisodes, ceux-ci avaient trouvé de sombres complicités et une lâche indifférence, à droite surtout, mais aussi à gauche, et encore, il faut le dire sans détour, dans de larges couches populaires : le ressentiment à l’égard des politiciens, ce poujadisme auquel, à la fin de la IVe un démagogue a donné son nom, s’étend souvent, au-delà des hommes au régime, et qu’on le veuille ou non, à la démocratie elle-même. Que l’on ne nous dise pas que la politique et les politiciens sont devenus impopulaires dans la France d’aujourd’hui : en vérité ils l’ont toujours été. Félicitons-nous plutôt que ce décalage entre le peuple et les élites gouvernantes prenne la forme du silence des urnes plutôt que des clameurs de la populace. En vérité, aucun des régimes qui se sont succédé en France depuis la Révolution n’est parvenu à combler ce fossé qui s’était creusé à la fin de l’Ancien Régime entre les ordres privilégiés et le tiers état. C’est là un grand mystère de l’Histoire, auquel j’avoue n’avoir jamais trouvé une réponse satisfaisante. Ceci pourtant : l’absence de groupes intermédiaires entre la politique (c’est-à-dire les élites) et le social (c’est-à-dire le peuple). On a vu depuis 2017, Emmanuel Macron, champion de la modernité, mais dépourvu d’une culture historique solide, snober et rejeter d’emblée dans l’opposition, la plus inventive, la plus moderne en même temps que la mieux ancrée dans le milieu ouvrier des organisations de masse, je veux dire la CFDT : de quoi douter en politique de l’intelligence des gens intelligents. Pendant ce temps, l’intelligentsia la plus écervelée du monde, celle qui, si l’on avait suivi ses conseils depuis trois quarts de siècle, aurait permis l’installation en France d’un régime totalitaire, à faire pâlir d’envie la Chine elle-même, je veux dire l’intelligentsia française, au lieu de réfléchir aux moyens d’implanter solidement en France la démocratie, se pâme dans les délices du communautarisme, de l’identitaire et de la diversité. C’est à se demander comment nous sommes encore un peuple libre.

Pour une renaissance française

Alors comment réconcilier le peuple avec la démocratie et ses institutions, en dépit de leurs inévitables petitesses ? Oui, comment lui faire admettre que l’idéal de celle-ci, qui ne peut qu’être le sien, passe par des médiations, des délégations, en un mot des procédures ? J’avoue ne guère croire aux rustines que l’on nous propose aujourd’hui à foison pour vaincre le fléau de l’abstention, ce « Waterloo démocratique » (Damien Abad) : reconnaissance du vote blanc, vote obligatoire, vote par correspondance, par internet, etc. Je ne suis ni pour, ni contre. Qui donc disait qu’attribuer le prix Nobel de médecine à l’inventeur du sparadrap ne faisait guère progresser la science ? L’abstention n’est pas un drame en soi, c’est un symptôme. Sincèrement, si les Français qui se rendent chaque jour chez leur boulanger pensaient qu’un déplacement d’une demi-heure ou d’une heure tous les deux ans sur leur lieu de vote pourrait changer quelque chose à leur situation ou à celle de la France, faisons-leur le crédit de penser qu’ils le feraient. Je ne crois pas davantage à cette clef universelle qu’est pour la plupart des hommes politiques le changement de Constitution. Examinez de près cette panacée que les « gilets jaunes » à bout de souffle avaient nommée le RIC (référendum d’initiative citoyenne), ou encore la VIe République cette lassante ritournelle des Insoumis. De près ou de loin, cela revient toujours au retour à la IVe République, de maudite mémoire, c’est-à-dire à un régime parlementaire impuissant, assaisonné d’un zeste de participation. On a déjà essayé, cela n’a pas marché. Chez ce peuple de Gaulois querelleurs, le retour au parlementarisme, avec son corollaire, la dictature de partis exsangues et déconsidérés, serait, avec le variant Delta, la pire des choses qui pourrait nous arriver en cet été 2021. Alors, il faudra bien un jour renoncer aux gadgets institutionnels, aux fausses pistes ou aux panacées trompeuses, façon revenu universel, pour tenter de mobiliser les Français, tous les Français, sur le seul sujet qui en vaille la peine aujourd’hui : le déclin de la France dans tous les domaines, économique, industriel, intellectuel, enseignement et recherche en particulier, culturel aussi, ainsi que sur les moyens de reprendre la marche en avant interrompue après la disparition de De Gaulle et Pompidou. Il n’y aura pas de progression du niveau de vie, pas de restauration de la place de la France en Europe et dans le monde, sans un effort sans précédent d’amélioration de la formation et de réindustrialisation. La France, jadis pays en pointe, est aujourd’hui l’homme malade de l’Europe, quand l’Allemagne a fait au cours des trente dernières années le chemin inverse. Honte aux gouvernements, toutes couleurs confondues, qui ont laissé l’enseignement général et professionnel s’effondrer, comme en témoignent tous les classements internationaux ! Quand la classe politique montrera, sans cacher les efforts nécessaires, le chemin du renouveau, le peuple retrouvera celui des urnes. Ce que nous appelons de nos vœux, donnons-lui le plus beau des noms : celui de Renaissance. Il y faut l’intelligence de la situation, la volonté, et une voix pour porter l’une et l’autre. Une voix ? Mais laquelle ?

© Jacques Julliard

Jacques Julliard est Éditorialiste de l’hebdomadaire Marianne

Source: Le Figaro

https://www.lefigaro.fr/vox/politique/jacques-julliard-fausse-droitisation-et-vraies-menaces-20210704

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