Pierre Vesperini : « Il faut non seulement défendre le grec et le latin, mais les rétablir partout où ils ont disparu »

Temple de Sélinonte (Italie). © Simon Maage/UnsplashEntretien

La très réputée université de Princeton, aux États-Unis, a décidé de supprimer le caractère obligatoire de l’étude du latin ou du grec pour suivre le cursus du département d’études classiques, consacré à la recherche sur la Rome et la Grèce antiques. L’enjeu : améliorer « l’inclusivité » de ces disciplines élitistes. La décision a suscité des débats houleux : peut-on connaître l’Antiquité sans en parler la langue ? Pour le spécialiste de la Rome antique Pierre Vesperini, il faut prendre au sérieux les discriminations profondes qui abîment les études classiques aux États-Unis tout en restant, bien entendu, attaché à l’étude des langues antiques. Entretien.

Nicolas Gastineau : La décision de Princeton s’inscrit dans un contexte américain. Quelles précautions doit-on prendre pour l’interpréter depuis la France ?

Pierre Vesperini : Avec les États-Unis, nous avons affaire à un pays divisé par ce qu’on appelle là-bas la « color line ». On ne se rend pas suffisamment compte, en France, de l’importance de cette division. Comme, malheureusement, le racisme est un phénomène qui nous est familier, on croit souvent qu’il en va à peu près de même là-bas. Mais nous parlons d’un pays où la violence raciale est incomparable avec la nôtre : depuis la mort de George Floyd, seize Américains de couleur ont été tués par la police. Nous parlons d’un pays où les anciens États esclavagistes peuvent faire passer les lois électorales les plus inhumaines pour empêcher les pauvres de voter (interdisant par exemple d’offrir de la nourriture ou de l’eau aux électeurs qui font la queue devant les bureaux de vote), ou encore envoyer un Noir faire vingt ans de prison pour avoir volé deux chemises. Cette division « raciale » se retrouve bien sûr dans l’éducation. Les enfants noirs ne sont pas traités de la même façon que les enfants blancs par des enseignants généralement eux-même blancs, et risquent beaucoup plus facilement d’être notés sévèrement, punis et exclus du système scolaire. Il faut lire à ce propos le témoignage éloquent publié récemment dans le Washington Post par une « well-meaning white teacher » [« une enseignante blanche bien intentionnée »] éprouvant, sur le tard, des remords. Mais cela peut aller bien plus loin que des mauvaises notes, des punitions et des exclusions. Dans le Michigan, l’an dernier, en pleine pandémie, une juge a envoyé en prison une jeune fille noire de 15 ans pour ne pas avoir fait ses devoirs à la maison… À l’université, la division raciale est décuplée tout simplement par l’argent. Le coût de la scolarité est énorme, et le plus souvent inaccessible. Dans Our Revolution (2017, p. 174), Bernie Sanders raconte comment, à la suite d’un discours de campagne où il mentionnait le cas d’un diplômé de médecine endetté à hauteur de 300 000 dollars, une autre jeune diplômée s’était présentée à lui : sa dette à elle s’élevait à… 400 000 dollars. Cette fracture matérielle, financière, est souvent peu mise en avant dans les débats autour des Classics [les études de lettres classiques aux États-Unis], mais elle est aussi importante, sinon plus, que la fracture mentale, donc évidemment sociale, de la division raciale.

Quelle position ont eu les Classics vis-à-vis de cette division » raciale » ?

Dans ce dispositif de division raciale, il est malheureusement vrai que les départements de Classics ont joué un certain rôle. Cela ne dit évidemment rien des études classiques en elles-mêmes. Mais cela dit quelque chose de la façon dont elles ont fonctionné aux États-Unis. Il faudrait évidemment étudier la chose de près, mais je ne crois pas me tromper en affirmant qu’il n’y a pas eu aux États-Unis une tradition de classicistes engagés à gauche. Le seul exemple qui me vient est celui de Moses Finley, qui était plutôt un historien qu’un classiciste. Je ne vois pas là-bas l’équivalent de ce que nous avons connu et connaissons en France, avec des érudits tels que Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet, Nicole Loraux, Marcel Detienne, Claude Calame, ou en Italie avec des experts tels que Luciano Canfora, Maurizio Bettini, Aldo Schiavone, ou encore en Angleterre avec Mary Beard, qui intervenaient et interviennent régulièrement dans les journaux. On a donc affaire généralement à des enseignants qui, tout en votant le plus souvent pour les démocrates, et en ne se considérant certainement pas comme racistes, favorisent, par leur inertie politique même, la conservation d’un système social injuste. Parfois, cela peut même aller plus loin. Il y a vingt ans, alors que j’étais à l’École normale supérieure, j’ai passé un an dans une université américaine et enseigné un semestre au département de Classics. Je m’y suis lié d’amitié avec une étudiante noire, Whitney Snead [ lire son témoignage ici, que nous publions], dont la mère était arbitre de basket-ball. Elle s’était découvert une passion pour le grec et le latin en lisant, au collège, la scène de la tempête dans l’Énéide. J’avais été scandalisé par les brimades et les vexations qu’elle subissait dans ce département, de la part de certains enseignants qui, visiblement, trouvaient qu’une jeune Noire n’avait pas sa place chez eux. Ils n’étaient tout simplement pas à l’aise avec elle. Je suis sûr qu’ils ne se seraient jamais considérés comme racistes. Mais ils trouvaient, en toute bonne conscience, qu’elle « serait mieux » ailleurs, plus « à sa place ». J’ai repris contact avec elle récemment. Elle a décidé de quitter les Classics, où elle a le sentiment qu’elle n’a pas sa place. 

Le principal argument avancé par Princeton est qu’en supprimant le caractère obligatoire du latin ou du grec, cela rendrait les études classiques plus « inclusives » et diversifiées. Que pensez-vous de ce raisonnement ?

Cette mesure est un magnifique exemple de raisonnement absurde, puisque son résultat renforcera le phénomène qu’il prétend défaire. En effet, qu’arrivera-t-il ? Princeton créera, de fait, une hiérarchie entre les classicists qui sauront le latin et le grec, qui seront la plupart d’entre eux des « héritiers » et des Blancs, et les classicists qui ignoreront ces langues, sans aucun doute les« non-white ». Cette hiérarchie sera intellectuelle et scientifique – les premiers, par leur connaissance des langues, domineront les seconds –, et de surcroît sociale : les premiers pourront s’orienter vers des carrières d’enseignants et de chercheurs, les autres non… à moins qu’ils deviennent des enseignants-chercheurs tout de même, mais qui, comme tels, seront forcément situés en dessous des autres dans la hiérarchie scientifique. Mais l’absurdité grotesque de ce raisonnement ne s’arrête pas là. Comme souvent, les conséquences de la bêtise sont plus graves que celles de la malveillance. Car en abolissant l’obligation d’apprendre le latin et le grec, Princeton apporte de l’eau au moulin de ceux qui pensent que les départements de Classics sont dispensables. Car l’apprentissage du latin et du grec était la seule chose qui les distinguait de l’histoire ancienne ou de l’étude de la littérature. Désormais, donc, les universités pourront se fonder sur la mesure prise par Princeton pour fermer leurs départements de Classics et fusionner leurs enseignants avec ceux d’histoire, d’archéologie, de langues ou des Humanities. Le département de Classics de Princeton s’en sortira, parce qu’il est riche. Mais les autres subiront les conséquences de son inconséquence. L’absurdité de cette décision n’a évidemment pas manqué d’être relevée par plusieurs universitaires, dont John McWhorter, dans un excellent article paru dans l’Atlantic. Ce qui a conduit Princeton à émettre une déclaration assez piteuse, qui ressemble presque à une rétractation.

Sur le plan presque épistémologique, ou à tout le moins pédagogique, est-il possible d’étudier, comme le formule le site de Princeton, « the history, language, literature, and thought of ancient Greece and Rome »… sans en apprendre les idiomes ? Que peut-on connaître de la Grèce ou de Rome sans connaître leur langue ?

On peut en connaître, très exactement, ce qu’en connaissaient les gens du Moyen Âge. Comme vous le savez, et contrairement au cliché bien connu sur le Moyen Âge comme « temps obscurs », les médiévaux étaient fascinés par l’Antiquité. Mais ils ignoraient la plupart du temps le grec, et, s’ils savaient le latin, ils n’avaient aucune conscience historico-philologique. Je veux dire que les clercs ne savaient pas faire de différence entre le latin qu’ils utilisaient et celui des Anciens, et qu’ils étaient encore moins capables de distinguer (ou intéressés par la distinction entre) leur monde et celui des Anciens. La seule différence qu’ils percevaient, c’était que les Anciens n’avaient pas, comme eux, part au Salut : rappelez-vous le magnifique passage de l’Enfer (chant IV) où l’on voit les auteurs païens, dont Virgile, que Dante admire dans la terrible solitude du « noble château » où il les assigne. Borges a écrit de très belles pages là-dessus dans ses Neuf Essais sur Dante. Donc, le résultat est une Antiquité conçue comme relevant du Même, au lieu de relever de l’Autre. Sur cette Antiquité relevant du Même, on peut alors projeter tous ses fantasmes, tous ses problèmes… ou tous ses lieux communs : pensez à l’affligeante pauvreté des considérations sur la façon dont la philosophie antique pouvait nous aider pendant le confinement ( « les philosophes antiques nous auraient dit de regarder le ciel » , etc.). Et tout cela est assez innocent, cela peut même ouvrir une carrière à l’imagination et à la créativité (les médiévaux par exemple étaient d’une incroyable créativité quand ils parlaient de l’Antiquité), et je n’ai donc rien contre… du moment qu’on ne fait pas passer cela pour de la science. On ne peut pas connaître un monde sans connaître sa langue. Quiconque vit une histoire d’amour avec un étranger ou une étrangère le sait très bien. Tant que vous ne connaissez pas la langue que parle la personne que vous aimez, il vous manquera toujours quelque chose pour la comprendre.  Autrement dit, bien sûr qu’on peut étudier « the history, language, literature, and thought of ancient Greece and Rome » sans apprendre leurs langues. Mais on restera, comme dans la belle nouvelle de Kafka Devant la Loi  (1915), « sur le seuil ». Je peux bien sûr m’initier à l’histoire, à la langue, à la littérature, etc., arabes, ou chinoises, ou japonaises, sans apprendre les idiomes correspondants. Mais je ne prétendrai jamais devenir un professionnel de l’étude de ces civilisations. Je resterai un amateur. Ce qui n’est pas une honte. Mais un amateur n’est pas un professionnel, et le département est censé former des professionnels.

Pourquoi les langues occupent-elles une place si centrale dans notre rapport à l’Antiquité grecque et latine ? Pourquoi a-t-on l’impression qu’elles en contiennent la substance essentielle, la clé d’accès à l’esprit antique ?

C’est une question fondamentale. Je crois que l’importance du latin et du grec ne réside pas dans le fait qu’elles donnent, pour vous citer, « la clé d’accès à l’esprit antique »car l’on pourrait en dire autant de n’importe quelle langue – toute langue est une clé d’accès à une certaine culture. L’importance du latin et du grec est ailleurs : elleréside dans le fait que ces langues nous donnent la « clé d’accès » à l’esprit de toute notre culture. Nous pensons, que nous le voulions ou non, avec des mots, des notions, des images, des catégories, des valeurs hérités de l’Antiquité. Dès lors, de deux choses l’une : ou bien nous sommes incapables d’avoir conscience de cette détermination, et alors nous ne nous comporterons pas autrement que des machineries d’intelligence artificielle, exécutant des tâches programmées par les logiciels qui nous habitent. Ou bien nous sommes capables d’avoir conscience de cette détermination, et donc de la mettre à distance, de l’objectiver, de nous en émanciper le cas échéant – bref, d’être libres. On ne compte pas les esprits libres qui se sont constamment nourris aux sources classiques, et n’en ont été que plus capables de saisir la singularité de la modernité, que l’on songe à Karl Marx, lecteur d’Apien, à Clemenceau, lecteur de Démosthène, à de Gaulle, lecteur de César. C’est en ce sens qu’avec Luciano Canfora, je considère la philologie comme  » la plus subversive de toutes les disciplinesw ». Elle est la condition d’une philosophie subversive, c’est-à-dire d’une philosophie digne de ce nom. Mais ceci est une autre histoire. Pour revenir à votre question : si notre histoire est une histoire de la liberté, histoire violente et toujours inachevée, l’apparition du « moment philologique », entre le moment où Lorenzo Valla  prouve que la Donation de Constantin est un faux (1440), et celui où Spinoza, avec le Tractatus theologico-politicus (1670), fonde la critique biblique, est une étape essentielle de cette histoire, et un résultat sur lequel on ne pourra plus revenir. Quelles que soient les régressions auxquelles nous assisterons, la conscience philologique survivra. Donc, je crois que c’est là que réside l’importance du latin et du grec dans notre rapport à l’Antiquité grecque et latine. Tout le monde le sent, y compris les personnes les moins cultivées. On a des témoignages sans nombre de professeurs ayant enseigné le latin et le grec dans des quartiers défavorisés, qui disent combien, pour peu qu’on sache les enseigner, les enfants comme les parents se sentent immédiatement concernés par cet apprentissage. Quand ces matières sont supprimées, ils le ressentent, à juste titre, comme une mutilation de leur conscience.

Alors faut-il interpréter cette décision de Princeton comme le signe plus général d’un lent désamour pour l’étude des langues latines et grecques ?

Il est très intéressant d’étudier l’apparition de ce progressif déclin de l’étude du latin et du grec, et surtout des discours qui le fondent. Ils apparaissent dès les hommes des  Lumières: Diderot, Condorcet, trouvent qu’il n’y a aucune raison d’enseigner ces matières aux enfants des classes populaires. Au XIXe siècle, Tocqueville craint que le peuple n’aille chercher dans l’Antiquité des exemples de radicalisme politique, malvenus bien sûr aux yeux de ce libéral distingué. Guillaume II, à l’époque pourtant où triomphent les Altertumswissenschaften [les humanités classiques, litt. les « sciences de l’Antiquité »], proclame qu’il ne veut pas former de « jeunes Grecs » et de « jeunes Romains », mais de « jeunes Allemands nationaux » (« wir sollen nationale junge Deutsche erziehen », discours prononcé à la conférence de décembre 1890 à Berlin sur le projet pédagogique allemand). Dans tous ces cas, le latin et le grec, contrairement à ce qu’on dit souvent, n’apparaissent pas seulement comme des savoirs inutiles. Ces savoirs dits « inutiles » sont en réalité dangereux ! Ils nuisent à l’établissement d’un certain ordre social. Cet ordre social, qu’il prenne l’aspect de la Russie de Catherine II (Diderot), de la France révolutionnaire (Condorcet), moderne (Tocqueville), ou de l’Allemagne moderne (Guillaume II), est toujours celui d’une certaine modernité : purement matérielle et matérialiste, technique et inégalitaire. Le latin et le grec sont les plus extraordinaires cailloux dans la chaussure qu’un tel ordre avait à affronter. Pas seulement parce qu’ils rendent conscients de ce qui détermine notre pensée. Mais aussi parce qu’ils instituent, dans la vie de qui les étudie, un espace intouchable, celui d’un temps qui n’est soumis à aucun impératif matériel, utilitaire. Ce temps est celui du jeu, c’est-à-dire, comme l’a magistralement montré Donald Winnicot, celui de la culture et de la pensée. Réservé autrefois à l’aristocratie, l’enseignement du latin et du grec s’est trouvé, pendant une courte période, offert à tous les élèves du secondaire, et a pour cela subi de constantes critiques, de constantes réductions, de constants « remaniements ». Je pense qu’il faut non seulement le défendre, mais le rétablir partout où il a disparu.

Entretien mené par Nicolas Gastineau pour Philosophie Magazine

https://www.philomag.com/articles/pierre-vesperini-il-faut-non-seulement-defendre-le-grec-et-le-latin-mais-les-retablir

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