La défense de cette jeune fille menacée de mort et harcelée pour avoir tenu des propos très virulents sur l’islam touche à un enjeu de civilisation, argumente Olivier Babeau, président de l’Institut Sapiens (think-tank libéral). À travers Mila, ce sont la liberté d’expression, d’opinion et de pensée qui sont menacées, juge l’essayiste.
Personne n’a pu échapper au visage de cette jeune fille aux cheveux violets et aux yeux bleus. Dignité, lucidité et courage: ses prises de parole depuis qu’elle a commencé à vivre sous protection policière après avoir critiqué l’islam sont édifiantes. Aux imprécations faciles et soigneusement orchestrées d’une Greta Thunberg, répondent les mots tout simples d’une autre jeune fille qui, elle, dit calmement: «Je vais forcément ne pas rester en vie.» L’affaire Mila est un concentré de nos maux. Si nous le voulons, elle peut aussi en être la solution.
Certes, les paroles de Mila contre l’islam étaient particulièrement violentes et peu distinguées. Mais elles ne tombaient sous le coup d’aucune loi: on a le droit en France, de dire ce que l’on veut des religions, que cela soit intelligent ou pas.
La violence des menaces directes qu’elle a reçue est en revanche révélatrice des défis posés à notre société par les réseaux sociaux. Sur cette grande place publique où l’information se déforme par une sorte d’«effet Larsen», où les échangent s’hystérisent, l’anonymat apparent et la facilité de communication favorisent les phénomènes de meute. L’instinct grégaire est aussi celui de l’hallali, comme l’a bien montré William Golding dans son roman Sa Majesté des mouches, où les enfants ensauvagés en viennent à tuer l’un des leurs. Les mécanismes techniques et sociocognitifs permettent au harcèlement de prendre une ampleur et une violence inédites.
Deux choses surtout glacent le sang. La première: le profil et les témoignages des accusés au procès des harceleurs de Mila. Des adolescents sans histoire et presque sans méchanceté. Ils ne considéraient pas leurs paroles comme sérieuses. À les entendre, ils n’ont rien fait de mal. La violence des mots médiatisée par un clavier et un écran paraît un jeu. Rien n’est plus déprimant, en second lieu, que de lire les commentaires postés sur les réseaux à la suite des prises de parole de Mila: haine et menaces s’y déploient encore avec une violence inouïe.
L’affaire Mila est un avertissement, comme ces premières secousses qui sont le prodrome de tremblements de terre ravageurs
L’affaire Mila est un avertissement, comme ces premières secousses qui sont le prodrome de tremblements de terre ravageurs. «Je suis abandonnée par une nation fragile et lâche», dit la jeune fille. Ce ne sont pas seulement les paroles de Mila auxquelles ses ennemis s’opposent. C’est à tout ce qu’elle représente: la liberté de parler, celle de penser ce qu’elle veut et de l’exprimer, celle d’assumer sa sexualité aussi. Ne nous y trompons pas: renoncer à défendre Mila, c’est renoncer aussi à tout cela. Si nous nous taisons par peur aujourd’hui, demain ce sera par habitude, et après-demain par devoir.
Nous avons beaucoup plus à craindre de nos propres lâchetés que du courage ou de la force de nos ennemis
Nous avons beaucoup plus à craindre de nos propres lâchetés que du courage ou de la force de nos ennemis. On n’aura pas vu beaucoup de ces associations féministes et figures de la bien-pensance progressiste, pourtant si promptes à mener des combats contre le «patriarcat», condamner la curée contre Mila. Il y a des silences, comme dans la nouvelle de Vercors, qui sont des silences de résistance. D’autres, plus nombreux, sont des silences de lâcheté. Churchill nous avait prévenus: qui croit acheter la paix au prix du déshonneur aura la guerre et le déshonneur.
Évoquerons-nous l’argument du «respect de la religion»? On l’aura entendu décliné de maintes façons, y compris par ceux qui ont multiplié les circonlocutions pour éviter de prendre parti, comme Nicole Belloubet, alors ministre de la Justice, pour qui l’insulte contre la religion est «évidemment une atteinte à la liberté de conscience» (elle a plus tard regretté un propos maladroit). Pourtant, le christianisme est attaqué, conspué, moqué et critiqué depuis deux siècles en France. Cela n’empêche pas ses fidèles d’exercer leur foi en toute sérénité, et a même certainement permis à cette religion d’évoluer — en particulier en ce qui concerne son rapport avec le pouvoir temporel. Cela n’a pas été facile ni toujours de gaieté de cœur, mais cette évolution s’est accomplie pour le plus grand profit de nos concitoyens, croyants comme incroyants.
Rappelons aussi que sur les réseaux personne n’est obligé de suivre quiconque: dans notre pays, si vous n’aimez pas les propos d’une personne, vous avez la possibilité de ne pas les entendre (les réseaux fournissent d’ailleurs des moyens très simples pour cela). Rien ne vous autorise à vouloir la faire taire. De la même façon qu’on n’est pas obligé de lire ni d’apprécier Charlie Hebdo pour penser que ce journal a le droitd’être publié et d’avoir ses lecteurs.
La défense des droits individuels ne doit pas s’arrêter là où commence le respect des religions et des sensibilités. C’est le contraire qui devrait être vrai: le blasphème, comme la grâce, est un concept qui appartient au domaine privé du religieux. Il n’a pas de sens en dehors d’eux. La notion de blasphème comme celle «d’islamophobie» sont d’ailleurs suffisamment floues pour être interprétées et tordues à volonté.
L’affaire Mila, au fond, trahit le glissement de l’universalisme traditionnel vers le multiculturalisme qui s’est produit sans débat ni annonce. N’espérant plus intégrer, nous nous contentons de «respecter» (en réalité, dans l’espoir secret de tenir à distance). Nous ne voyons pas que le communautarisme est une machine à aliéner qui assigne à résidence, crée du déterminisme social au prétexte de respect des identités. L’idée de réclamer la conformité à nos standards moraux est perçue comme une agression. Nous sommes empêtrés dans un relativisime qui nous interdit de fixer des limites. Pourtant, comme disait Leo Strauss, «si toutes les cultures se valent, l’anthropophagie est juste une question de goût».
Il est significatif que les progressistes «woke» et les fanatiques religieux utilisent les mêmes techniques pour réduire les déviants au silence. C’est le même mécanisme d’instrumentalisation des réseaux sociaux, la même invocation du «respect» et du devoir de «ne pas choquer». De la même façon qu’aux États-Unis certains étudiants s’estiment choqués par toute expression d’opinion divergente, demain c’est l’expression même du désaccord qui pourrait être bannie si nous cédons. Or toutes les croyances ont le même droit au respect, y compris l’incroyance. On a confondu la laïcité avec le plus petit dénominateur commun des croyances. Alors qu’elle implique, qu’on le veuille ou non, une acceptation première et inconditionnelle des lois et principes de notre société par les religions.
Cessons d’avoir peur d’affirmer nos valeurs au prétexte qu’elles choqueraient les autres
Cessons d’avoir peur d’affirmer nos valeurs au prétexte qu’elles choqueraient les autres. La seule chose vraiment choquante dans cette affaire est la vie d’une jeune fille piétinée parce qu’elle a parlé comme elle en a le droit. Il faut savoir que ceux qui ne doutent pas, eux, de leurs valeurs, ne prennent pas notre relativisme pour un signe de bonne volonté, mais comme un aveu de faiblesse.
Abandonner Mila, c’est nous abandonner nous-mêmes. Depuis 1989, l’écrivain Salman Rushdie a su prouver au monde que l’on pouvait survivre aux fatwas. Chaque jour qui passe est depuis un acte de résistance dont nous bénéficions tous.
Faisons donc aussi de la longue et belle vie de Mila l’étendard de notre lutte. Battons-nous pour qu’elle retrouve la paix et la liberté auxquelles elle a droit comme nous tous.
© Olivier Babeau
Pourquoi aucune association n’a organisé une manifestation en faveur de Mila, ce n’est pas trop tard. Je suis une vieille mamy qui est prête à y assister si elle s’organise