Michel Houellebecq. Nous sommes face à un suicide de la modernité

French author Michel Houellebecq attends the Frankfurt Book Fair 2017 in Frankfurt am Main, central Germany, on October 11, 2017. – The Frankfurt book fair is the world’s largest publishing event, bringing together over 7,000 exhibitors from more than 100 countries. This year’s guest of honour is France. (Photo by Boris Roessler / dpa / AFP) / Germany OUT

Dans un texte inédit publié le 8 juin en anglais sur le site britannique UnHerd, Michel Houellebecq, qui avait pourtant prévenu que ses « interventions » se feraient plus rares, analyse les récentes turbulences traversées par le pays, symbolisées par la Lettre des généraux publiée dans Valeurs actuelles au mois d’avril et s’interroge sur cette tendance française à l’autoflagellation.

Je regarde de toutes parts, et je ne vois partout qu’obscurité. C’est sur une citation de Blaise Pascal que débute ce texte sombre où Houellebecq explore le déclin narcissique de la France, un pays prompt à se comparer à ses voisins européens dans le seul but de s’autorabaisser : « J’utilise cette citation de Pascal (Pensées, 229) parce que je ne cherche pas à affirmer des vérités positives ni à défendre des opinions. Je vois une situation qui – comme l’écrit Pascal dans la phrase suivante – n’offre que des motifs de doute et d’inquiétude. »

L’auteur de Sérotonine s’interroge sur les raisons de cette tendance, alors que de nombreux autres États semblent se trouver dans une situation similaire, voire pire.

A propos du terrorisme islamiste, l’écrivain note que, « même si la France a subi de nombreuses attaques au début, L’État islamique croyant (non sans raison) que la France les avait attaqués en intervenant en Syrie et en Irak, le Royaume-Uni, la Belgique et dans une moindre mesure l’Allemagne ont également été affectés. Ce qui serait difficile, en fait, c’est de trouver un pays dans le monde qui ait été épargné par la violence islamiste. »

Ainsi, pour lui, la France n’est pas seule dans son malheur : « le monde moderne tout entier est entré dans une période de déclin illustrée par la chute de la natalité, du Japon à l’Hexagone en passant par la Corée, l’Italie et le Portugal. »

Une fois mis de côté le cas Français, il observe que « la conséquence de ce que nous appelons progrès est l’autodestruction, et la particularité française tient dans la prise de conscience que ce suicide est en train de se produire. Pour preuve, selon lui, la Lettre des Généraux publiée dans Valeurs actuelles en avril dernier : En me demandant de donner un avis sur la désormais célèbre Lettre des généraux, Will Lloyd d’UnHerd note à juste titre : Ce qui semble le plus extraordinaire dans la fureur qui a suivi, c’est que si peu de gens ont remis en question le postulat de la lettre – à savoir que la France est sur le point de s’effondrer.

C’est en effet surprenant. Pourquoi la France ? Pourquoi la France plutôt qu’un autre pays européen alors que les autres semblent être dans une situation plus ou moins similaire et parfois pire ?

Autant avouer d’emblée que je n’ai pas de solution à ce mystère (même si je connais bien la France et que je suis français). J’essaierai d’éviter de m’égarer dans des notions confuses du type psychologie des nations ; mais ce sera difficile.

La criminalité et la violence, liées ou non à la drogue, font-elles vraiment plus de ravages en France que dans les autres pays européens ? Je n’en sais rien, mais cela m’étonnerait un peu ; si c’était le cas, les journalistes français n’auraient pas manqué de le souligner.

Il y a en France une ambiance d’autoflagellation vague et répandue, quelque chose qui flotte dans l’air comme un gaz. Quiconque visite la France et regarde la télévision ne peut qu’être frappé par l’obsession de ses présentateurs, journalistes, économistes, sociologues et autres spécialistes : ils passent la majeure partie de leur temps d’antenne à comparer la France aux autres pays européens, invariablement dans le but de la déprécier.

En général, il suffit de citer l’Allemagne ; mais parfois, l’Allemagne n’a pas un si bon bilan que cela, alors ils se réfèrent à la Scandinavie, aux Pays-Bas et, plus rarement, à la Grande-Bretagne. Quel que soit le sujet, il est bien sûr toujours possible de découvrir un pays qui nous est supérieur ; mais un plaisir aussi extrême dans le masochisme est surprenant.

Ce n’est qu’un détail. Un sujet de loin plus important, puisqu’il n’est pas seulement un symptôme du déclin mais le déclin lui-même – le déclin dans son essence même – est bien sûr la démographie. Récemment, les politiciens et les commentateurs ont été troublés d’apprendre que l’indice synthétique de fécondité (c’est-à-dire le nombre d’enfants par femme) est tombé en France à 1,81.

Un tel chiffre ferait rêver les pays d’Europe du Sud : l’Italie, l’Espagne, le Portugal et la Grèce, où le taux est de 1,3.2 La situation est encore pire en Asie, dans des régions du monde aussi avancées sur le plan technologique que lointaines, mais généralement admirées. Le taux à Singapour et à Taïwan est de 1,2.

En Corée du Sud, il n’est que de 1,1. Ce pays risque de perdre un dixième de sa population d’ici 2050 ; si cela continue, il n’aura qu’une seule chance de survie : annexer la Corée du Nord, qui est à 1,9. Je plaisante, mais de justesse.

Avec un taux de 1,4, les Japonais s’en sortent presque tant bien que mal, ce qui est surprenant, car les nouvelles les plus amusantes sur la baisse des taux de natalité viennent généralement du Japon. Ces nouvelles sont tellement folles que j’hésite à les répéter (mais l’improbable est parfois vrai) :

Les vieillards sont apparemment si nombreux au Japon qu’ils ne peuvent plus être logés, ils doivent donc trouver un moyen d’enfreindre la loi pour trouver un logement en prison.

Le gouvernement japonais serait obligé de diffuser des vidéos pornographiques aux heures de grande écoute à la télévision publique, afin de stimuler l’appétit sexuel des couples japonais. Après tout, la baise finit bien par produire quelques enfants.

En France, il est clair que nous ne sommes pas tout à fait descendus à son niveau, du moins pas entièrement. La vérité est que l’obsession française pour l’idée de déclin est loin d’être nouvelle. Jean-Jacques Rousseau affirme quelque part (ou est-ce Voltaire ? Je suis trop paresseux pour vérifier ; ces auteurs sont fastidieux à lire. En tout cas, c’est l’un des deux), que tôt ou tard – la chose est certaine : nous serons asservis par les Chinois.

La France me fait parfois penser à un de ces vieillards hypocondriaques qui n’arrêtent pas de se plaindre de leur santé ; le genre qui dit constamment que cette fois-ci, ils ont vraiment un pied dans la tombe. Les gens répondent généralement de manière sarcastique : Tu verras, il finira par nous enterrer tous.

Les États-Unis d’Amérique semblent, en revanche, avoir érigé l’optimisme en principe d’existence. On peut douter du bien-fondé de cette attitude. Lorsque Joe Biden affirme que l’Amérique est à nouveau prête à diriger le monde (là encore, j’ai trop la flemme de trouver la citation exacte ; Biden est encore plus ennuyeux que Voltaire), je l’interprète immédiatement comme suit :

L’Amérique ne tardera pas à se lancer dans une nouvelle guerre;

Comme toujours, elle finira par se conduire comme une merde;

Elle va gaspiller beaucoup d’argent, tout en renforçant le dégoût quasi-universel dont elle est la cible ; cela permettra à la Chine de renforcer sa position.

Non, nous n’avons pas vraiment affaire à un suicide français – pour évoquer le titre du livre d’Eric Zemmour – mais à un suicide occidental ou plutôt à un suicide de la modernité, puisque les pays asiatiques ne sont pas épargnés.

Ce qui est spécifiquement, authentiquement français, c’est la conscience de ce suicide. Mais si l’on consent à mettre un instant de côté le cas particulier de la France (et il serait vraiment judicieux de le faire), la conclusion devient limpide : la conséquence inévitable de ce que nous appelons progrès (à tous les niveaux, économique, politique, scientifique, technologique) est l’autodestruction.

En refusant toute forme d’immigration, les pays asiatiques ont opté pour un suicide simple, sans complications ni perturbations. Les pays du sud de l’Europe sont dans la même situation, mais on peut se demander s’ils l’ont consciemment choisie. Certes, les migrants débarquent en Italie, en Espagne, en Grèce, mais ils ne font que passer, sans contribuer au rééquilibrage démographique, alors que les femmes de ces pays sont souvent très désirables. Non, les migrants sont irrésistiblement attirés par les fromages les plus gros et les plus gras, les pays d’Europe du Nord.

Je dois mentionner au passage l’opinion gauchiste/progressiste/humaniste : il ne s’agit pas d’un suicide mais d’une régénération. La composition ethnique est, certes, en train d’être modifiée, mais dans l’essentiel tout le reste reste inchangé : notre république (ou plutôt en Europe, principalement notre monarchie) notre culture, nos valeurs, notre « État de droit », tout ça. J’entends parfois défendre cette opinion (quoique de plus en plus rarement).

Les 45% de Français qui  croient, en revanche, à l’imminence d’une guerre civile contribuent à montrer (et c’est presque doux) que la France reste une nation de vantards.

Il en faut deux pour faire la guerre. Les Français vont-ils prendre les armes pour défendre leur religion ? Ils n’ont plus de religion depuis un certain temps ; et en tout cas, leur ancienne religion est celle où vous offrez votre gorge au couteau du boucher.

Serait-ce alors une guerre pour défendre leur culture, leur mode de vie, leur système de valeurs ? De quoi  parle- t-on  exactement ? Et à supposer qu’il existe, vaut-il la peine de se battre pour cela ? Notre « civilisation » a-t-elle encore vraiment de quoi être fière ?

L’Europe me semble être à la croisée des chemins. Lire Pascal m’aide beaucoup : mais, comme lui, je ne vois que des motifs de doute et d’angoisse. »

Traduit par le Dr Louis Betty 

Source: Unherd. 8 juin 2021

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1 Comment

  1. Analyse que je trouve faible 1) Houellebecq ramène tout à la démographie et au nombre de naissances : ce postulat est faux pour de multiples raisons 2) contrairement à ce qu’il dit le Japon est loin de se porter mal. La Chine et le Vietnam idem. La Russie a repris du poil de la bête et selon certaines études elle pourrait devenir économiquement et politiquement number 1 ou number 2 dans la seconde moitié du siècle. Israël et certains pays d’Amérique du sud sont forts. Donc il s-agit bien d’un suicide concernant le monde occidental avec deux causes fatales additionnées : islamisme + américanisation.

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