France, mon pays, que t’arrive-t-il ?
1. Dédicace
Je dédie mon propos[1] à Madame Sarah Halimi,
– contre l’oubli et l’effacement dans lesquels elle est enfermée par l’évitement d’un procès et par les médias français, qui se taisent ou en font une « affaire », effaçant la personne, effaçant l’histoire ;
– et pour la tradition, le savoir-vivre dont elle est un visage, elle et son peuple.
Je rends hommage au peuple Juif en elle, et en Israël, qui voici peu a dû reprendre les armes sur trois fronts : pour se défendre de la tentative de massacre des populations perpétrée depuis et via Gaza ; pour endiguer les progroms[2] menés par les populations arabes dans ses villes ; pour contrer les attitudes hostiles de tant de nations, qui l’ont condamné au lieu de le soutenir, et ont, pour beaucoup, dont la France parmi les plus lâches, attisé le feu, suscité la haine, préférant le terrorisme à la démocratie.
Et la guerre n’est pas finie, celle qu’Israël doit mener seul que majoritairement l’Occident refuse de mener qui se défausse et se trahit, et trahit ses pères et trahit ses fils.
2. Deux constellations d’évènements et un problème
– L’assassinat de Sarah Halimi et son non-lieu à procès ;
– La guerre qu’Israël doit mener pour vivre, pour ne pas être exterminé.
Ces deux éléments d’actualités ont en commun qu’on ne parle pas de ce qui se passe et on agit comme si ce qui se passe n’avait pas lieu ; comme si c’était autre chose qui avait lieu. Le « on » que j’emploie ici désigne cet ensemble politique-médiatique-judiciaire qui fabrique une histoire en l’arrangeant selon ses idées, ses aveuglements, ses obsessions…
Dans cette histoire, fabriquée, l’ordre des choses est inversé : l’assassin ne serait pas assassin, mais fou, et à ce titre, pas justiciable, pas responsable ; par conséquent la mort de Sarah Halimi est transformée en dommage de société ; en homicide involontaire. Face aux droits de ce dit fou, ceux de Sarah Halimi et ceux de la société disparaissent.
Et selon le même renversement de propagande qui habille l’agresseur, le criminel en victime, et la victime en coupable, les terroristes de Gaza eux, ne feraient que se défendre contre un oppresseur-occupant ; aussi auraient-ils tous les droits, y compris celui de tuer, massacrer. D’avance les uns sont excusés, les autres accusés, peu importent les faits.
Autre exemple du « penser à l’envers » qui montre une déraison irraisonnable : l’État français prend des décisions contradictoires, et qui vont contre son intérêt. En effet, la même justice qui tenait l’usage du cannabis pour une circonstance aggravante en termes de responsabilité le tient maintenant pour excuse ; ce choix porte à conséquence comme d’aucuns, ainsi Gilles-William Goldnadel, l’ont fait remarquer : un avocat pourra dorénavant exciper de cette circonstance disculpante dans la confrontation à un crime. Et la décision s’est prise ici sur un motif très grave ! C’est la transgression de l’interdit d’assassiner, qui est au fondement de toute société ! La loi foulée par le droit.
Autre décision politique française prise contre l’intérêt même de la France : effacer la responsabilité du Hamas dans la guerre récente, c’est cautionner, épauler le terrorisme ; faire la leçon à Israël en utilisant le mot appartheid, comme l’a odieusement fait notre ministre des Affaires Étrangères, est incohérent avec la lutte contre le terrorisme islamique que la France mène au Mali par exemple ; et alimente la haine d’Israël et des Juifs partout en France et contribue à l’altération du pays…
Que, entièrement tourné vers la poursuite d’un dessein, au point de ne plus considérer que celui-ci, un État en vienne à agir contre son peuple, et, plus loin, à se nuire quant à son autorité, me fait penser à cette découverte historienne dont j’avais entendu parler par un ami de Schibboleth, Georges-Arthur Goldschmidt : pendant la fin de la deuxième guerre mondiale, les nazis rendaient les trains transportant les Juifs vers les camps d’extermination prioritaires sur tous les autres trains. Cet état devenu fou poursuivait son obsession destructrice plutôt que d’assurer son rôle de protection de ses populations. Détruire plutôt que vivre. C’est la même logique que celle de ces hommes bombes que l’Islamisme lance contre les populations.
Est fou l’État qui suit cette logique. Est fou, lâche et suicidaire l’État, la société qui disculpe en termes de pseudo-folie (qui psychiatrise) ou en termes de malheur social (qui sociologise) le meurtrier, individu ou groupe, qui se prévaut de sa croyance pour assassiner.
Nous refusons ce processus de désubjectivation qui consiste à réputer fou, à disculper par principe : il s’agit de mettre en lien l’acte et son sujet, le sujet et son acte ; de rétablir une histoire pour l’individu comme pour la nation.
Quel est donc ce tropisme qui caractérise, qui favorise une telle folie d’État ?
3. Propositions de lecture
a. Observations scéniques
• Les deux scènes se ressemblent, et nous les connaissons bien, elles se répètent dans l’histoire de France, avec des pondérations différentes pour les trois protagonistes.
Une intrigue s’y déroule entre :
Français, Juifs, Musulmans ; France/Israël/Islam…[3]
• Ce qui se joue sur cette scène condense trois histoires en une : celles que nouent entre elles deux à deux ces trois entités, qui sont modifiées par le fait de se retrouver trois ensemble – sur le sol français.
• Cette condensation est à prendre en compte pour lire ce qui se passe en profondeur. Reste à analyser ce qui s’accentue ou s’estompe ou apparaît dans le passage de la relation à deux à la relation à trois.
b. hypothèse clinique
Ce tropisme français me fait penser à ces zones psychiques que l’on voit apparaître dans une cure psychanalytique (mais aussi dans les échanges de la vie courante), quand, soudain, on ne pense plus, on ressent, et cela fait conviction – contre… non seulement le raisonnement, mais aussi contre la réalité la plus évidente. On constate ce genre de phénomène quand l’affect a pris le pouvoir sur le psychisme. Quand il y a une marque, une empreinte de quelque chose qui n’a pas été élaboré, symbolisé.
Et en cela on rejoint la découverte freudienne : l’affect prime ; l’histoire affective, souvent souterraine, détermine la façon d’agir, de penser ; et il n’y aura de changement dans une vie, pour un sujet, à l’échelle d’une personne ou bien à l’échelle d’un groupe ou d’une société, d’une nation – que s’il y a un travail effectif c’est-à-dire affectif.
Nous l’avons vu, comme le souligne Michel Gad Wolkowicz dans son argument[4] : l’émotion peut être un début, mais elle ne suffit pas à faire travail ; ainsi les milliers qui défilèrent en s’affichant « Charlie » n’ont pas changé en profondeur l’idéologie de notre pays face à l’Islam et son terrorisme.
c. hypothèse historico-clinique
M’est venu sous la main en préparant cette soirée le livre de feu notre ami Michaël Bar Zvi, Israël et la France. L’Alliance égarée (Les Provinciales, 2014).
La nation française, y écrit-il en substance, dépérit depuis qu’elle nie et renie son histoire ; sa généalogie royale, elle-même reliée à la généalogie des rois depuis David.
Il y a un refus de filiation. Tant dans l’occultation de la portée symbolique du régicide de la Révolution que dans le refus de se placer en filiation non spoliatrice à l’égard du judaïsme.
Il y a une tentation d’autoengendrement pour reprendre une notion chère à Michel Gad Wolkowicz.
La place faite au judaïsme est certes au centre de cette question : comment sa part nourricière, décisive dans la construction de la France est-elle reconnue ? Comment est reconnue celle de son rejet (les pogroms, l’Inquisition, la façon d’écrire l’histoire en effaçant les apports juifs) ?
Mais cela ne concerne pas que la place du judaïsme ; c’est aussi, singulièrement avec la notion de « laïcité » : Quelle place est donnée au romano-christianisme dans la constitution de ce qu’est devenue la France ? On renvoie ici à Pierre Legendre.
Ce n’est pas tant une question de rapport à une religion, de guerre de religions, que de rapport à une loi, une loi pour tous, une loi héritée, à transmettre ; le rapport à une nation, de même, pour tous, héritée, à transmettre ; une culture de la singularité dans un esprit d’universalité. Ce qui est le « travail de culture », un grand projet !
Nous sommes aux antipodes de la woke-culture.
Il n’y a qu’en relisant son passé, d’un œil critique, d’un œil courageux et lucide, en le revivant, en l’assumant, que notre pays s’affranchira de ses répétitions destructrices.
Ce travail à l’échelle d’une nation passe par un travail individuel.
Faire œuvre d’histoire c’est donner à chacun la possibilité de fabriquer, grâce aux entourages, un lien personnel de liberté et de responsabilité avec son pays, transmissible.
C’est le travail de subjectivation-symbolisation entrepris ici avec Schibboleth qui doit se compléter d’un cheminement intérieur, l’un et l’autre se nourrissant.
Au mouvement de masse répond l’infinie élaboration d’un singulier pluriel.
4. Envoi
« France, mon pays, que t’arrive-t-il ? »
Ce titre est venu tel quel au commencement de ma réflexion. En le relisant, j’y entends une invocation à « France », nom propre d’une nation ; qui m’est sans doute venu d’entendre dire « Israël » : on ne dit jamais « l’Israël ». Le terme « mon pays » : est déclaration d’appartenance, d’attachement – malgré ma difficulté à me reconnaître dans mon pays aujourd’hui. C’est aussi, pour parler d’une nation, affirmer, déclarer la dimension du Je et Tu, distincte du Je et Cela (ainsi qu’elle est développée par Martin Buber dans son livre Je et Tu (1927)) : la nation ici n’est pas un objet de pensée, mais un interlocuteur.
C’est le parti élu, décidé, de la subjectivation, de la symbolisation, de l’histoire.
Thibault Moreau[5]
ce 3 juin 2021
[1]. prononcé à l’occasion de la 9ème séance du séminaire Schibboleth – Actualité de Freud, qui s’est tenue par zoom le Jeudi 3 juin 2021 ; le titre en était : « L’extermination de Sarah Halimi. Le Symbolique et le Sujet en question(s) aujourd’hui en France ». Une publication issue de cette séance paraîtra prochainement.
[2]. qui vient du russe : détruire entièrement, autre déclinaison de l’extermination
[3]. réfléchir l’ajustement des noms : ces entités sont composites et s’agrègent et se relient selon des raisons et des modalités très différentes, pas toujours comparables : les notions de peuple, nation, loi, foi, religion, filiation…
[4]. Argument de la séance :
« Comment ne pas interroger la concordance de la déresponsabilisation par les instances institutionnelles françaises de l’assassin de Sarah Halimi, contribuant ainsi à l’extermination de sa personne (massacrée, défigurée, défenestrée vivante, comme un stück, un morceau), et de ce qu’elle incarne, le peuple Juif, pour le criminel qui agit un discours idéologico-religieux génocidaire, et le soutien de ces mêmes instances, politico-médiatiques, au groupe terroriste islamo-nazi Hamas qui met à l’œuvre son projet de massacre de masse à l’encontre des Juifs ? La silenciation, l’effacement des noms juifs, des victimes israéliennes, de l’Histoire, le négationnisme et le révisionnisme, sont consubstantiels, comme on en a déjà l’expérience, à l’extermination. À quel moment de l’évolution de notre culture, de notre psyché collective, en sommes-nous, en France, pour être Charlie à propos du Bataclan, larmes et bougies comprises, mais plus du tout Charlie lorsque une femme juive à Paris et des millions d’israéliens sont les objets de cette haine destructrice par les mêmes barbares fanatiques ?
« Ce Forum, sous forme de table ronde avec des intellectuels et praticiens pluridisciplinaires, et d’échanges avec le public, constitue une Rencontre particulièrement importante en ce qu’il reprend une chronique annoncée il y a quatre ans au Centre Rachi à Paris d’un scandale, qui manifeste peut-être aussi une rupture civilisationnelle. » Michel Gad Wolkowicz
[5]. psychanalyste, Vice-Président de Schibboleth – Actualité de Freud
© Thibault Moreau ce 3 juin 2021
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