Les séries Unorthodox et Shtisel sont des succès mondiaux qui ont fait entrer les haredim dans les foyers et interrogent sur la cinégénie du monde orthodoxe aujourd’hui, quand ses personnages deviennent des foyers d’identification mainstream. Pour K., Noémie Issan-Benchimol évoque une série qui n’est pas encore sortie en Europe[1] (mais devrait bientôt l’être), disponible aux Etats-Unis – et en Israël bien sûr, où elle a suscité la discussion : série dystopique, Autonomies imagine Israël scindé en deux : ici, le territoire autonome de Jérusalem dirigé par un groupe religieux ultra-orthodoxe ; là, un État laïc avec Tel Aviv pour capitale…
Il y a quelques semaines à peine, dans ce qui apparaît à présent comme un lointain passé, le comédien israélien Assi Cohen, qui incarne le personnage de Shaouli dans le programme satirique Eretz Nehederet (Un merveilleux pays) faisait, à l’occasion des troisièmes élections législatives en Israël en moins de deux ans, un monologue qui devait devenir viral sur la toile hébréophone. Dans ce monologue, hilarant, douloureusement hilarant, il appelait de ses vœux une guerre civile en Israël, seule à même d’unir et de réunir ce peuple que rien ne lie si ce n’est d’avoir fui des persécutions dans le monde et de s’être retrouvé ensemble dans cette galère, dans l’abri, sur la terre ancestrale. Il y disait que toutes les grandes Nations ayant connu leur guerre civile, il n’y avait aucune raison que seuls les Juifs, « la religion officielle de la Bible » ne connaissent pas la leur. Au milieu du monologue, il glissait cette phrase : « Ashkénazes contre sépharades, ultra-orthodoxes contre laïcs tout le monde sur tout le monde…sauf vous les arabes, vous cette fois, vous allez vous asseoir sur le côté et regarder, nous avons assez combattu ensemble ça ne nous a mené nulle part. ».
Il se trouve que l’actualité nous montre que les arabes d’Israël refusent de s’asseoir sur le bas-côté et de laisser les Juifs mener leurs guerres intestines et régler leurs névroses intra-communautaires, leurs ruptures, leurs oppositions entre religion et laïcité, valeurs libérales et valeurs ultra-nationalistes, et qu’eux aussi sont partie intégrante du jeu, ou plutôt de la tragédie. Pourtant lesdites oppositions, ruptures intra-juives existent bien.
« Deux Etats pour deux peuples »
Autonomies, la mini-série dystopique d’une saison d’Ori Elon and Yehonatan Indursky, les mêmes qui ont fait Shtisel, permet à Israël, par la fiction, de mettre le doigt sur ce problème interne, en neutralisant pour le temps de l’imagination, la question du conflit israélo-palestinien et celle des minorités en Israël. Il n’y a en effet pas d’arabes dans Autonomies. Il n’y a même pas de sionistes religieux ou de jeunes des collines. Il n’y a que deux entités politiques, hypostases de deux tendances de fond, qui reprennent sur le mode tragique ce que tous les Israéliens disent déjà sur le mode humoristique : le pays de Tel-Aviv et le pays de Jérusalem. Le pays sioniste et le pays juif. La démocratie et la théocratie. Un état laïc et technologique dont la capitale est Tel-Aviv et une autonomie religieuse sur la terre d’Israël, dont la constitution est le droit hébraïque, dirigée par une secte hassidique imaginaire, dont la capitale est Jérusalem. La dystopie présente une réalité alternative en 2019 (date de sortie de la série).
Les fictions israéliennes, et singulièrement la série Autonomies, saluées à travers le monde pour leur qualité, critiquées aussi comme instruments de soft power, ont également et peut-être principalement, une fonction sociale cathartique réelle et profonde, qu’elles exorcisent, en les mettant en scène, les démons présents à l’état de germe qui travaillent la société israélienne.
J’ignore si beaucoup de gens l’ont remarqué en Israël, tant il ne se ressemble pas lui-même dans les deux contextes, mais Assi Cohen incarne aussi le personnage principal de la série Autonomies, Yona Broyde. Dans le programme satirique, il a l’air d’un plouc, avec ses frisettes et sa voix nasillarde. Dans Autonomies, mini-série dystopique d’une saison, il est profond, tragique.
La seule théocratie juive du Proche-Orient
Le premier épisode commence avec une scène tout à fait familière pour un Israélien. Des membres des pompes funèbres juifs orthodoxes, la hevra kadisha vont chercher le corps d’un homme jeune, décédé du cancer, à Bne Brak, ville proche de Tel-Aviv, aujourd’hui ultra-orthodoxe. Le mort ne l’est pas, sa compagne Anna non plus, mais il était de son désir d’être enterré à Jérusalem, sa ville natale. Première rencontre entre Yona et Anna, placée sous le sceau de l’empathie et de la consolation. Yona et son compagnon des pompes funèbres, descendent le corps, le placent dans une boite. Sous nos yeux ébahis, l’un donne à l’autre des dvd pornographiques, et un sac, qui exsude du gras. Yona refuse de placer le sac dans le cercueil, en disant : « Aucun juif ne mérite d’avoir du porc dans son cercueil ». Le spectateur, religieux ou non, croyant ou non, aura sursauté à cet instant face à la profanation. A la juxtaposition de l’honneur fait au mort (kevod hamet) et de son utilisation comme mule.
Ils retournent à Jérusalem et pour la première fois, nous voyons le panneau d’entrée dans Jérusalem, en trois langues, hébreu, yiddish et anglais : « Autonomie Juive en Terre d’Israël ». Des soldats ultra-orthodoxes, habillés d’un manteau long et d’un brassard de « gardien », contrôlent les voitures qui entrent, ils ne contrôlent pas le cercueil. Avant même d’avoir vu la répression propre aux théocraties et régimes autoritaires en tous genres, nous voyons à l’œuvre ce qui est son double et qui va toujours avec elle : la contrebande, la liberté grapillée, la vie souterraine hors des radars.
Yona et son ami font donc leur livraison : le cochon pour l’un, les dvd porno pour l’autre, un livre de Thucydide enfin, L’histoire de la guerre du Péloponnèse, pour un libre-penseur. Le choix du livre n’est d’ailleurs pas un hasard. La guerre du Péloponnèse, soit le récit de la guerre entre Athènes et Sparte, est un récit de guerre civile.
L’imaginaire de la guerre civile dans la conscience juive est un cas fascinant de trauma fondateur refoulé. Depuis la menace de la disparition d’une tribu (les Benjaminites) la fin du Livre des Juges jusqu’aux oppositions intra-juives dans les guerres judéo-romaines en passant par le schisme entre Royaume de Judée et Royaume d’Israël, l’angoisse de la lutte intestine hante le peuple juif. Elle est le plus souvent tenue à distance par la présence constante d’une menace existentielle qui permet une forme d’unité dans la survie mais elle réapparait parfois, à travers sa propre conjuration qui insiste sur l’unité. « Un peuple, un cœur », et toutes les chansons mièvres qui ont ici un succès fou sont des symptômes de ce traumatisme refoulé et conjuré.
De Shtisel à Autonomies : ce qui sépare le conservatisme du fondamentalisme
La série Shtisel, qui a conquis le monde avec ses personnages ultra-orthodoxes touchants, humains, aux émotions et aux considérations universelles, est en fait la version lumineuse d’Autonomies, qui en est la version noire, cauchemardesque. Les personnages orthodoxes font a priori partie du même monde. Les premiers sont simplement des conservateurs, désirant préserver leurs traditions et décider pour eux-mêmes de leur forme de vie, qui ont vis-à-vis de l’Etat une indifférence ou une hostilité folklorique. Les seconds sont des fondamentalistes qui veulent que leur forme-de-vie ne soit plus fondée sur l’adhésion mais soit assortie des contraintes policières et juridiques. Entre les deux, le vertige d’une bascule.
Dans la série, la bascule se situe dans le passé, dans les évènements de l’année 1989, qui sont présents sous forme de flashs. On comprend que la guerre civile a eu comme détonateur la question de la conscription obligatoire des ultra-orthodoxes à l’armée, qui est régulièrement l’objet en Israël de projets de loi, de manifestations, de compromis politique et qui est, disons-le clairement, une épine dans le pied de l’Etat depuis des décennies. La violence de ces manifestations et la répression auraient mené à la séparation de l’Etat Sioniste et de l’autonomie juive, sans qu’on sache très bien qui fut à l’initiative de la séparation.
Il est important de noter que l’Autonomie est une enclave non étatique. Elle a certes une police et un fonctionnement judiciaire, mais elle est dépourvue de toute existence ou reconnaissance internationale. Elle est le résultat de ce qui pourrait être une radicalisation séparatiste ashkénaze, tournée vers l’intérieur, non pas vers l’extérieur. L’autonomie est le fruit d’un retrait. Là encore, les scénaristes ont vu très juste : La théorie politique rabbinique n’est en effet pas une théorie de l’Etat mais une théorie de l’autonomie politique au sein de l’Etat. En ce sens, l’Autonomie de la série est bien une incarnation fictionnelle d’une théorie politique rabbinique mise en place sur la Terre d’Israël.
A qui appartient l’enfant ?
L’intrigue principale de la série est une transposition moderne de deux motifs de l’histoire juive, l’une ancestrale, l’autre plus récente : le jugement de Salomon (qui est la véritable mère ?) et l’affaire Finaly (quelle est la religion de l’enfant et qui a droit sur lui ?).
Une infirmière, torturée par son secret, décide de révéler à deux familles, la famille de la fille de Rebbe de Kreinitz (Shuli Rand, magistral) et une famille israélienne, qu’elle avait remplacé le bébé mort étouffé des uns (les laïcs) par le bébé bien vivant des autres (les religieux). C’est ainsi que la petite fille du dirigeant de l’Autonomie vit et grandit en fait dans un foyer laïc, chez un couple en instance de divorce Batya et Asher Luzzatto (Dana Ivgui et Yaaqov Zada-Daniel, vu dans Fauda).
Cette affaire est l’occasion d’une opposition entre les deux systèmes juridiques. L’autonomie rejette l’autorité de la cour israélienne et le Rebbe charge Yona, d’enlever l’enfant et de la ramener dans l’Autonomie contre un abandon des charges judiciaires qui pèsent sur lui, suite à un homicide. Avec Anna, qu’il appelle Hannah, pour judaïser un peu plus son nom, et qui est devenue entre temps son amie et amoureuse, Yona Broyde, part en mission kidnapping en Europe, qui le mènera aussi sur les chemins de la transgression. L’attitude du Rebbe de Kreinitz, qui semble être motivée par le fanatisme est aussi, on le comprend, motivée par le pragmatisme. La vie économique de l’Autonomie est catastrophique et le Conseil des Sages, qui en est l’organe décisionnel, doit bientôt se réunir pour un vote sur la réunification avec l’Etat d’Israël. En mettant cette affaire au cœur de l’actualité, il est, tel Saul utilisant l’amour de sa fille pour David à des fins politiques, dans le rôle de tout homme sacrifiant et utilisant les siens à la seule fin de préserver son pouvoir.
Les sectes hassidiques comme morceaux d’Europe déterritorialisés : le désir d’exil
Le génie des scénaristes est d’avoir fait de la dynastie qui dirige l’autonomie une secte hassidique imaginaire, la hassidout de Kreinitz. À la suite du retrait du vieux Rebbe de la vie politique, et l’annexion de l’Autonomie par les forces israéliennes, il retourne, avec un petit cercle de fidèles dans la ville d’origine de sa secte, au cœur de l’Europe.
Les sectes hassidiques existantes en Israël portent quasiment toutes le nom des villes d’Europe d’où elles étaient originaires, Satmar, Gur, Loubavitch, Breslev, Munkacz. Après la destruction des Juifs d’Europe, elles ont toutes été décimées, dépeuplées et relocalisées en Israël ou aux Etats-Unis. Cette relocalisation avait tout d’une simple translation et rien d’une greffe, qui implique que quelque chose du receveur prenne avec l’organe transplanté. Ces sectes ont continué à vivre dans cet Etat laïc et démocratique comme en exil. La preuve ? L’Autonomie de la série est à Jérusalem, et pourtant, il n’y est fait aucune place à l’imaginaire du Temple.
Le retour à l’Europe symbolise alors peut-être la réaffirmation du rejet du politique et de la souveraineté, à l’acceptation que cette incursion dans la vie politique souveraine dirigée par la Loi Juive fut un échec, et qu’à « l’exil d’Israël entre les mains d’Israël » comme certains ultra-orthodoxes qualifient le destin juif dans l’Etat d’Israël avant la venue du Messie, ils préféraient encore l’exil d’Israël aux mains des Nations. En miroir, il semble qu’on puisse voir dans ce retour à l’Europe une validation de ce que la seule forme possible pour l’Etat Juif soit la démocratie libérale et non la théocratie.
La série se clôture sur une scène d’une intensité folle, aux accents apocalyptiques, qui est sans doute une des scènes les plus puissantes de la fiction israélienne de ces dernières années.
Les dystopies ne sont pas le genre fétiche de la production culturelle israélienne, peut-être parce que le réel semble déjà assez compliqué et tragique comme cela pour s’ajouter les frayeurs de l’uchronie ou de la dystopie[2]. Toutefois, Autonomies prouve, par son incursion fantasmatique dans un monde possible, et peut-être proche, que si le réel est bien tragique, le pire, lui, peut toujours advenir. Et aussi que s’il n’est pas certain qu’il reste à la religion des pouvoirs salvifiques, il est assez raisonnable de penser qu’elle en a transféré certains à la culture.
© Noémie Issan-Benchimol
Notes
1 | Les deux premiers épisodes ont cependant déjà été projetés à Marseille au Mucem et à Paris au mahJ. |
2 | À l’exception du roman d’Yshai Sarid, Le Troisième Temple, qui est en un sens le pendant littéraire de la série Autonomies mais qui exorcise un autre des démons d’Israël : la tentation messianiste de retour à l’ère sacrificielle. Dans Autonomies, il n’y a rien de la luxuriance biblique des descriptions du service au Temple, juste les mêmes costumes noirs et chapeaux qu’on voit aujourd’hui à Mea Shearim ou Bne Brak. C’est pourquoi Autonomies est plus dérangeante que Le Troisième Temple : c’est presque notre réalité. |
Bande annonce (version anglaise)
Source: K. 7 juin 2021
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Entre les ultra orthodoxes ,La laïcité et l’athéisme , on peut très bien vivre sa religion sans excès, et se côtoyer avec les ultra sans se foutre sur la gueule, dans l’amour d’Israël