Certains textes sont maudits quand ils sont associés au malheur qu’ils ont provoqué. Et plus ils sont maudits, plus ils fascinent.
On pourrait ranger sous ce titre le nom de tous les auteurs qui ont appelé à la haine de certains de leurs compatriotes, Céline, Brasillach et Rebatet en tête. Or Fayard vient d’inventer une démarche inédite qui devrait inspirer tous les éditeurs tentés par la réédition des titres qui encombrent l’enfer de leurs bibliothèques : l’anti-commercialisation. Un modèle pour les documents semeurs de haine qu’on republie pour, dit-on, leur intérêt « historique », voire leur qualité « littéraire ».
Dix ans qu’on l’attendait… Puisque Mein Kampf est réédité, Mein Kampf fait la « Une », c’était prévisible.
Quand en 2011, l’historien Anthony Rowley, responsable du secteur des livres historiques chez Fayard, en proposa la réédition, l’ouvrage allait tomber dans le domaine public. Or, les reprints du livre, qui avait servi de tremplin à Hitler et au nazisme, pullulaient sur la Toile. Olivier Nora portait alors la double casquette Fayard-Grasset. Les éditions Fayard avaient le triste privilège d’avoir publié sa traduction « allégée » en 1938… On peut imaginer que critiques et quolibets auraient afflué.
Entre temps, le document, qui avait été l’apanage des nazis, était devenu le livre de chevet des islamistes. S’il existe des versions en arabe, on imagine sans peine que les islamistes n’y recherchent pas le seul plaisir de la lecture.
Une opération anti-commerciale
Pour cette opération, chaque étape a été repensée. Fayard a tenté d’éviter tous les pièges qui accompagnent la réédition d’un titre empoisonné.
Première règle que s’est fixée l’éditeur : l’opération ne devrait pas rapporter un euro à la maison d’édition. Sachant que l’annonce de la parution allait provoquer une levée de boucliers, c’était le préalable incontournable s’il voulait être crédible. Il aurait été facile, sinon, de lui reprocher de vouloir profiter de l’aubaine.
On mise sur la sobriété et la discrétion (couverture blanche, lettrage bleu marine classique), on évite de séduire, on veille à solliciter uniquement l’intérêt du chercheur. Edition brochée, pas de nom d’auteur en couverture, mais celui des deux spécialistes (l’Allemand Andreas Wirsching, directeur de l’Institut für Zeitgeschichte München-Berlin (IfZ), et le Français Florent Brayard, historien, directeur de recherche au CNRS) qui ont piloté le projet. Le titre est austère, presque rébarbatif: Historiciser le mal. Une édition critique de Mein Kampf. On écarte les esprits tordus en mal de sensations. Trier ses lecteurs au lieu de les solliciter, c’est inhabituel.
Pour la maison d’édition, il s’agit de faire de l’anti-commercial, le contraire de ce qu’on a l’habitude de faire, se battre à son propre jeu – se tirer une balle dans le pied, en somme. La démarche est inédite, voire insolite. Pas question de voir le texte « en tête de gondole », comme le craignait Annette Wieviorka en 2016, révulsée à cette idée. Jean-Luc Mélenchon s’insurgeait même à l’idée qu’on ressorte l’ « acte de condamnation à mort de six millions de personnes » — sans même préciser lesquelles, et pourtant, six millions de Juifs, ça devrait commencer à « compter » — au sens où on pourrait dire Jewish Lives Matter.
Cinq ans plus tard, l’historienne approuve : « Toutes les critiques ont été entendues. » Désormais Historiciser le mal sera disponible sur commande en librairie. Le site en ligne de la Fnac l’annonce indisponible en magasin : 150 euros, 2,9kg, et un avertissement doit s’afficher à l’ouverture de chaque page. Un millier d’exemplaires (sur les 12000) seront mis gratuitement à la disposition des bibliothèques, s’adressant en priorité aux étudiants et aux chercheurs non germanophones.
Et l’éditeur ne touchera pas d’argent. Les éventuels bénéfices iront à la Fondation Auschwitz-Birkenau, partenaire de l’opération pour les questions financières.
Un orateur et non un écrivain
Mais Hitler, « c’est aussi un nombre incalculable de discours, de conversations plus ou moins secrètes avec des hauts dignitaires du nazisme« , rappelle Pierre-André Taguieff, directeur de recherche au CNRS. Si le dictateur autrichien était aussi piètre écrivain que mauvais peintre, on lui reconnaît en revanche un réel talent d’orateur. Il a très vite compris l’intérêt de la radio — et le cinéma — pour enflammer les foules et porter son idéologie. « Tout ne vient pas de Mein Kampf, mais ce livre témoigne de l’évolution d’Hitler au début des années 1920, et de son influence longue durée, poursuit l’historien des idées. Il faut donc retourner au texte pour savoir ce que pensait le dictateur des dictateurs du 20e siècle. »
Le directeur de recherches du CNRS salue ainsi l’initiative de Fayard. « On ne supprimera pas les éditions sauvages qui continueront d’être publiées – souvent gratuitement sur des sites néo-nazis – mais c’est très important que les jeunes puissent avoir dans les bibliothèques et ailleurs les moyens de lire ce texte avec les éclaircissements requis. »
Traduire sans trahir, c’est quoi ?
Le tribunal de commerce de la Seine avait approuvé pour sa fidélité la première traduction publiée en 1933 aux Nouvelles Editions Latines. Son traducteur de l’époque, André Calmettes, expliquait sa démarche dans un article intitulé : Pourquoi j’ai traduit Mein Kampf. Pour lui, ce « pensum de 800 pages » devait alerter sur une doctrine politique qui venait d’accéder au pouvoir, et il établissait une comparaison piquante : « Le livre constitue le dogme du parti qui mène l’Allemagne actuelle, dogme d’une agissante majorité, dogme demain de l’Allemagne entière. Je dis bien dogme, et je pense au Coran. »
Le dictateur « n’était pas du tout un écrivain, rappelle Claire Andrieu, spécialiste d’histoire politique et sociale du XXe siècle à Sciences Po. Il ne parlait pas une belle langue. Mais le fait que ce mauvais allemand ait séduit tant de monde dit aussi quelque chose. »
« Hitler parlait un très mauvais allemand, » disait Rosa Hoffnung, la mère du journaliste Guy Konopnicki. Fautes de grammaire innombrables, signale encore le traducteur… Peut-être qu’en fait Hitler était plus à l’aise dans le dialecte bavarois que dans l’allemand littéraire, le Hoch Deutsch ? Et peut-être son « public » se reconnaissait-il justement dans ses maladresses, son « mauvais allemand » ?
Voici donc une nouvelle traduction qui respecte le « mauvais allemand » de l’auteur, et se veut un outil pédagogique plutôt que l’objet d’une curiosité malsaine. Mal écrit, mal ficelé, une pensée tortueuse… « Le texte est confus, insiste Olivier Mannoni, le talentueux traducteur qui a donné la priorité au respect du texte. Hypnotique dans sa confusion même. » Pire qu’indigeste… Il parle d’un style « surchargé, confus, répétitif » qu’il s’est appliqué à respecter.
On s’interroge : qu’est-ce qui a bien pu faire le succès de ce texte réputé indigeste ? Un million d’exemplaires envolés à sa sortie, en 1925. Le livre était offert aux jeunes mariés… Le rangeaient-ils entre l’album de famille et une version allemande de l’almanach Vermot ? L’ouvraient-ils ? On se doute que les lecteurs ne cherchaient pas de la poésie dans ces pages. « Qui parmi tous ces gens, s’interrogeait le futur Pie XII en 1929, a seulement lu ce livre à faire dresser les cheveux sur la tête ? » Et pourtant, il se tut pendant le génocide. Même celui qu’on a surnommé après-guerre le « pape du silence » ferma les yeux.
Langue parlée, langue écrite
« Le hurlement remplace la parole, décrit Victor Klemperer dans Lingua Tertii Imperii, la langue du IIIe Reich. Le cri se substitue au verbe. » Dans ce « LTI », le philologue décrypte la novlangue des nazis. Juif converti depuis 30 ans, privé de son enseignement, il vit à Dresde avec sa femme, une pianiste « aryenne ». Ils passent d’une Judenhaus (maison pour Juifs) à l’autre. Enfermé chez lui, il suit à la radio les discours des chefs nazis, Hitler, Goebbels, Göring, qu’il décrypte, dissèque, et il observe comment une langue peut être totalitaire : la parole d’un groupe social gagne du terrain pour infester finalement tous les esprits…
Désormais, on écrit comme on parle, et non plus l’inverse. Avec le style déclamatoire, l’ « euphémisme mensonger » et les superlatifs, les différences entre l’oral et l’écrit disparaissent. Les néologismes comme « sous-humanité », « déjudaïser », « aryaniser » s’imposent, se banalisent jusque dans les publications scientifiques. De même, on désigne collectivement « le Juif », et le préfixe « judéo » apparaît.
Après tout, on peut être allemand et ne pas lire Goethe et Schiller. Voire ne pas lire du tout. « C’est la honte qui prime chez moi, déclare Christian Hartmann qui a dirigé de 2012 à 2015 le projet d’édition scientifique de Mein Kampf pour l’Institut allemand. Le fait qu’un peuple comme le peuple allemand, qui était considéré non sans raison comme le peuple des poètes et des penseurs, soit tombé dans le piège de cet homme, ne m’inspire finalement qu’un grand sentiment de honte.«
© Edith Ochs
Edith est journaliste et se consacre plus particulièrement, depuis quelques années, aux questions touchant à l’antisémitisme. Blogueuse au Huffington Post et collaboratrice à Causeur, Edith est également auteur, ayant écrit notamment (avec Bernard Nantet) « Les Falasha, la tribu retrouvée » ( Payot, et en Poche) et « Les Fils de la sagesse – les Ismaéliens et l’Aga Khan » (Lattès, épuisé), traductrice (près de 200 romans traduits de l’anglais) et a contribué, entre autres, au Dictionnaire des Femmes et au Dictionnaire des intellectuels juifs depuis 1945.
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