Hier 26 mai, il aurait eu 100 ans. Mon père…
J’étais sa fille unique. Je ne pense pas avoir échangé plus de 20 phrases avec lui.
Il ne me parlait pas mais il avait capté une source et construit un vivier pour que la petite fille fragile que j’étais puisse toujours avoir des truites fraîches à disposition.
Il n’a eu que cette remarque quand, toute fière, je lui ai montré mon premier bulletin scolaire en 6ème : « Normal, tu es ma fille. » Je n’ai jamais présenté les suivants et il ne me les a jamais demandés.
Il n’a jamais proféré le moindre avertissement mais j’ai vite compris que la seule chose qu’il ne me pardonnerait pas serait de manquer de respect à ses employés, venus, pour la plupart de pays étrangers. Il les logeait dans notre maison ou autour de chez nous et exigeait qu’ils prennent leurs repas à notre table (une très grande table !)
Il a tout juste tourné la tête vers moi quand je lui ai annoncé que j’avais obtenu mon bac mais il a sauté dans sa voiture pour se rendre au café du village et dans la demi-heure suivante, tout le monde était informé.
Il s’est presque mis en colère quand je lui ai demandé ce qu’il avait fait pendant la deuxième guerre mondiale. « M’en rappelle pas ! » a-t-il grommelé avant de me tourner le dos. Mais le jour de ses obsèques, j’ai vu arriver plusieurs porte-drapeaux et, quand j’ai rangé son atelier après sa mort, j’ai retrouvé ses faux papiers, des caisses de munitions et des certificats élogieux qui attestaient de ses actes de résistance.
Il a simplement déplacé son assiette avant de me dire « Ajoute un couvert » quand, un soir de réveillon, je lui ai annoncé mon intention de me marier.
Il ne manifestait jamais ses sentiments mais lorsque je suis venue le saluer avant de partir en vacances en Croatie avec mon mari et ma fille aînée de 16 mois, sa valise était déjà dans sa voiture et il nous a suivis jusqu’à Venise, pour s’assurer que nous nous occupions bien de l’enfant. « Je n’ai jamais vu Venise », s’est-il justifié.
Il s’est contenté de lever le bras et de le laisser retomber quand je suis venue lui annoncer que j’attendais un petit garçon. J’étais toute heureuse car on m’avait raconté combien il avait été déçu d’avoir eu une fille puis deux petites-filles. Je m’attendais au moins à un sourire. Quand son bras est retombé, il a simplement eu ces mots : « Moi, je préfère les filles. »
En décembre 83, il a assis près de lui, sur le canapé, mon fils âgé de 6 semaines. Quand je suis venue chercher l’enfant, il m’a regardée avec infiniment de lassitude et il m’a dit en me tendant le bébé : « Regarde comme il est déjà fort alors que moi, c’est fini. »
Quelques heures plus tard, son cœur a lâché.
© Lucile Chioso Balbinot
Lorsque j’ai contacté Lucile Chioso Balbinot pour lui demander si je pouvais publier dans TJ ce portrait, elle m’a répondu que Toute sa vie, son père avait été sensible au sort des personnes contraintes, pour une raison ou une autre, de quitter leur pays. Elle a ajouté que Lui-même était né quelques semaines après l’arrivée en France de ses parents chassés d’Italie par la misère et le fascisme qui montait. – A une époque – les années 60 – où l’on parlait encore bien peu de la Shoah. Il mentionnait souvent, devant moi, cette tragédie car son meilleur ami était un médecin juif parisien dont une partie de la famille avait disparu dans les camps, a-t-elle continué.
Enfin, Lucile Chioso Balbinot m’a dit qu’elle montrerait l’article aux petits-enfants de « Jacques », très sensibilisés au judaïsme parce que … leur papa est juif.
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