En réaction au conflit israélo-palestinien, manifestations et appels au boycott font oublier le désastre sanitaire et économique d’une Tunisie touchée de plein fouet par le Covid.
La Palestine est une passion tunisienne. Elle couve en permanence dans un pays qui a accueilli naguère l’OLP (Organisation de libération de la Palestine) et cultive la nostalgie du défunt nationalisme arabe, exalté par le président Kaïs Saied. Cette passion s’exacerbe évidemment à chaque nouvel épisode du drame proche-oriental.
La manifestation qui s’est déroulée le 19 mai dans les rues de Tunis a vu se déployer une solidarité compréhensible, compte tenu de cet ancrage fiévreux dans le récit panarabe. Mais elle était réfractaire à toute nuance. Un millier de Tunisiens sont descendus dans la rue, à l’appel de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), des partis de gauche et des islamistes d’Ennahdha. La fraternité pro palestinienne consistait d’abord à réclamer la criminalisation toute normalisation avec Israël. Un projet de loi a été déposé en ce sens au Parlement depuis plusieurs mois. La minuscule communauté juive en fait les frais, cible des agressions verbales et physiques, notamment à Djerba.
« BOYCOTT DES PRODUITS AMÉRICAINS ET EUROPÉENS »
Dans la rue, pas plus que dans la presse ou dans une pétition signée par de brillants intellectuels, on ne relève de critique du Hamas. L’organisation terroriste se confond avec la Palestine. La peur fait son œuvre. Toute parole critique serait immédiatement taxée de traîtrise à la cause et, partant, à la Tunisie.
Le secrétaire général de l’UGTT, Noureddine Taboubi, a lancé un appel au « boycott des produits américains et européens », ces pays étant accusés de soutenir « l’entité sioniste ». Alors que dans le même temps, la Tunisie est en négociations désespérées avec le Fonds monétaire international…
Les accents belliqueux du syndicat semblent bien éloignés du Prix Nobel de la paix qu’il avait reçu en 2015, aux côtés l’Utica (Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat, la fédération patronale), la Ligue tunisienne des droits de l’homme et l’Ordre des avocats – ce dernier ayant aussi participé à la manifestation.
POLITIQUE DU TOUT AU RIEN
Gagnés par l’islamisation politique, leurs représentants semblent avoir rompu avec les positions du passé. Le fondateur de la république, Habib Bourguiba, n’avait-il pas prononcé le 3 mars 1965, dans le camp de réfugiés de Jénine (Jérusalem-Est et la Cisjordanie étant alors sous contrôle jordanien) un discours iconoclaste ? Il fustigeait alors « les proclamations enflammées, les débordements passionnels, la politique du tout au rien… » L’avocat de la décolonisation plaidait pour une vision plus diplomatique du conflit israélo-arabe en s’appuyant sur sa propre conduite dans le processus d’indépendance victorieux à Carthage neuf ans plus tôt.
Le discours de Jénine avait été fustigé dans l’ensemble du monde arabe. Comment serait-il accueilli aujourd’hui au cœur de Tunis, sur l’avenue qui porte le nom de son orateur ?
CATASTROPHE SANITAIRE
De plus, ces mobilisations ont lieu alors que le pays rencontre d’autres difficultés majeures : les conséquences du Covid. Dans une tribune publiée le 18 mai dans Le Monde, à l’occasion de la visite à Paris du président Kais Saied, un collectif de binationaux Franco-Tunisiens lançait un appel désespéré. « Seule une opération de solidarité internationale sans précédent serait à même de sortir le pays du gouffre dans lequel il s’enfonce. Avec 12 000 décès dus au Covid 19, la Tunisie enregistre l’un des plus lourds bilans humains rapportés à la population : plus de 900 décès par million d’habitants, quasiment trois fois plus que l’Inde… » martèlent les auteurs de ce texte.
L’incapacité des institutions à répondre à l’urgence de la catastrophe sanitaire est liée à des troubles profonds : inanité des politiques, véritables chefs de clans se disputant des lambeaux de pouvoir, faillite de l’unité nationale, mise à l’écart des vrais économistes. Sur ce désastre, l’idéologie, qu’elle soit islamiste ou néo-benaliste, jette le manteau de la manipulation.
Mais il est des sujets qui permettent de faire oublier ses souffrances au peuple. La cause palestinienne vient à propos détourner les Tunisiens du spectacle angoissant de leur propre chaos.
© Martine Gozlan
Source: AGORALES SIGNATURES DE MARIANNE
Rédactrice en Chef à Marianne, Martine Gozlan, qui travaille sur les questions et les pays d’Islam et couvre le conflit israélo-palestinien, a publié de nombreux livres sur l’islamisme, entre autres Pour comprendre l’intégrisme islamiste (Albin Michel 2002), Le sexe d’Allah ( Grasset 2004), Le désir d’islam (Grasset 2005), Sunnites-Chiites, pourquoi ils s’entretuent (Le Seuil 2008), L’imposture turque (Grasset 2011).
A noter en 2012 Israël contre Israël (L’Archipel, 2012), en 2014 chez L’Archipel une biographie: Hannah Szenes l’étoile foudroyée, et en 2020 Le Rendez-Vous des Gobelins, son premier roman.
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