Jacques Neuburger. « L’espoir luit comme un brin de paille dans l’étable »

« L’espoir luit comme un brin de paille dans l’étable. »

Il y a trois années j’étais depuis deux semaines en réanimation à l’hôpital Bichat, entré après un arrêt cardiaque dans le cabinet de mon propre médecin et en état de choc septique sans espoir. Mais aucune formule n’est plus vide de sens que l’expression « sans espoir »: le miracle peut toujours avoir lieu. En particulier du fait du dévouement extrême des médecins et de tout le corps médical. Peut-être aussi, sans doute même, du fait d’une sorte de protection particulière, mystérieuse, indécise et qu’il n’appartient pas à l’homme de nommer.

Le fait est que soudain mon esprit recommença un petit matin, vers les quatre heures, à se réveiller, miraculeusement, et à songer autre chose que branchements, perfusions, infirmières, respiration, tension (laquelle après quatre jours et quatre nuits entre deux et quatre venait miraculeuse de se stabiliser à cinq), oxygène, prise de sang chaque heure, visite de staff medical, cris entendus, morts voisines, drames humains terribles, angoisses diverses, énergie pour se tenir en vie…..

Et des mots me revinrent.
Des mots latins.
Des vers d’Horace.

Et j’ai demandé un livre et le livre vint.

Le livre s’ouvre, magie, le rythme est là et le souffle des mots:

O fons Bandusiae slendidior vitro,
Dulci digne mero non sine floribus,

« O fontaine de Bandusie, plus limpide que le verre, toi qui mérites un doux vin et des fleurs, »

Et je me revoie, petit môme, ouvrant le vieux manuel et enchanté par le rythme et le mystère des mots traduisant mot à mot à l’aide d’un vieil abrégé de Goelzer…. et puis une petite note dans le bas de la page indiquait: strophe asclepiade! Et de ce mot je m’enchantais, comme Colette, gamine sur son mur, écoutant bourdonner les mouches et se répétant ce mot chargé de rythme et de mystère: « presbytère » qui lui semblait détaché de la langue des fées.

Cras donaberis haedo,
Cui frons turgida cornibus

« Tu recevras demain l’offrande d’un chevreau, à qui son front gonflé de cornes naissantes.… »

Quatre vers c’était fin de la strophe – mais point de la phrase: et le souffle de l’enjambement était là, comme dans la Pastorale de Beethoven qu’on venait d’écouter cette année de sixième, petits mômes de dix ans….

Primis et venerem et proelia destinat.
« …. promet Venus et les combats
. »

Inutile de dire combien tout ceci était obscur: ce n’en était que plus mystérieux, comme explorer coins et recoins d’une vieille ferme.

Frustra: nam gelidos inficiet tibi
Rubro sanguine rivos
Lascivi suboles gregis.

« Vainement, car il va teindre, de la rougeur de son sang, le cours de tes eaux glacées, ce rejeton d’un folâtre troupeau. »

À force de mystère et de coups de Goelzer je sentais en moi mémoriser ce rythme et l’obscur du texte.

Te flagrantis atrox hora Caniculae
Nescit tangere, tu frigus amabile
Fessis vomere tauris
Praebes et pecori vago
.

« (Fontaine), la saison impitoyable de la Canicule embrasée ne saurait t’atteindre, tu offres une aimable fraîcheur aux taureaux fatigués de la charrue et au bétail errant.« 

Ah, oui, là, la torpeur de l’été, la fraîcheur du ruisseau, les bêtes de cette campagne aujourd’hui perdue un peu peut-être, j’étais à mon affaire, sonnailles et labours, la salade posée au muret du jardin par le vieux jardinier dont tous les fils étaient tombés à Verdun et le petit café que ma mère lui offrait en la fraîcheur de la cuisine aux belles tomettes où il n’osait poser son pied….

Fies nobilium tu quoque fontium
Me dicente cavis impositam ilicem
Saxis, unde loquaces
Lymphae desiliunt tuae.

« Tu prendras place, toi aussi, parmi les fontaines célèbres, puisque je dis l’yeuse posée sur les rochers creux d’où s’echappent en bondissant tes eaux babillardes.« 

Le dimanche suivant, tôt le matin, je me le redisais en écoutant le fin murmure de la fontaine Medicis. Et je mis bien longtemps à comprendre ce que c’était que l’yeuse. Même peut-être parfois, je cherche encore l’yeuse aux rêves de la nuit.

© Jacques Neuburger

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