Dans un monde cadenassé par le Covid, nous en sommes réduits à attendre l’avènement saisonnier d’une métaphysique du selfie par l’être-en-short.
Hommage hors saison à un éclaireur du monde si souvent dédaigné, aujourd’hui presque universellement mort à cause de la pandémie : le touriste. Corps ambulant de nos naïvetés, écran solaire de nos préjugés, idiot utile des contaminations heureuses et des malentendus entre cultures, prédateur inconscient et missionnaire qui veut se convertir au monde sauvage (et pas le contraire). Voyageur comme ceux d’antan ? Vagabond avec carte de crédit ? De ceux qui écrivent des livres et déplient le monde ? Non. À peine si on lui reconnaît, dans la hiérarchie des explorateurs, le statut d’une lampe de poche. Et pourtant, c’est le touriste qui découvre, ou laisse découvrir l’autre en soi, confronte la promesse et l’offre du reste du monde. Un reste du monde déformé, réduit à un guide obséquieux ou misérable, folklorisé par l’all inclusive ou lissé par les circuits fermés et les représentations kitsch. «Quiconque habite une tour est un touriste», a-t-on écrit. Mais c’est tout de même mieux que la méconnaissance universelle, la sédentarité mondiale. Tant bien que mal, un touriste apporte quelque chose là où il va et en emporte souvent un morceau ou pollue le reste. Peut-être même que, dans quelques années, lorsque les écrans auront dévoré la planète, il ne restera alors que cet être en short, tremblant d’inquiétude dans une gare, debout pour incarner la possibilité de se croiser dans un univers réduit à des claviers et des pseudonymes. Le touriste, seule possibilité de survie des cinq sens, descendant trébuchant de l’orientaliste d’autrefois et du découvreur désormais disparu.Nécessité absolue. L’été s’annonce, mais il se trouve qu’à peine le quart de l’humanité est vacciné. Les frontières sont revenues en force, les aéroports sont des espaces rampants au sol et les liaisons sont difficiles. Le touriste se retrouve provisoirement mort. Il est encore une possibilité mais tellement laborieuse… Carnet de vaccination, plans de vols et aléas des confinements. Cet être sans belle réputation, alors qu’il ne fait pas les guerres, si convoité par les économies émergentes et les preneurs d’otages est menacé dans son essence, dans sa vocation, dans son droit à l’éternité saisonnière de l’été. On vient de lui ôter l’honneur si mince de nourrir l’altérité, et la possibilité, si coûteuse, de se reposer de la condition humaine. Il a perdu sa mobilité, son corps, et nous perdons avec lui tant de choses à vivre et à échanger. Bien sûr, et insistons, il n’écrit pas de livres mais en achète pour bronzer avec, il ne peut pas expliquer le monde, à peine le prendre en photo, il ne sait parfois rien, hormis les tarifs, des pays où il va, les rebords du monde ne lui inspirent ni métaphysique ni philosophie et quand il parcourt les mers, c’est le ciel qu’il surveille et sa peau bronzée. Cependant, on admet la nécessité absolue du touriste, son apport kitsch et essentiel à l’univers, son poids trop longtemps négligé comme contrepoids au vide et à l’ignorance.
«Alors que le monde se cadenasse et espère, cette créature nous manque : il nous manque de nous faire touriste, de nous enfoncer dans la torpeur et l’inconscience obscure d’un bronzage, de retrouver le monde nu et sauvage d’avant.»
Caprices. Hommage donc à cet être qu’on a cru virtuel, moqué et refoulé, enlevé et séquestré, volé et aimé, attendu et trompé, admiré et dépouillé. Hommage à sa culture du selfie qui remplace l’âme et l’héroïsme, à ses caprices qui nous rappellent les dieux d’autrefois, à ses excès, à ses méfiances à peine a-t-il atterri et à ses promesses parfois non tenues de revenir l’an prochain. Hommage à celui qui est incapable de vivre sur une île déserte mais qui n’en finit pas de la chercher, à ce vase ultime de la poterie de chaque civilisation, à cet artiste du low cost et du package. Alors que le monde se cadenasse et espère, cette créature nous manque : il nous manque de nous faire touriste, de nous enfoncer dans la torpeur et l’inconscience obscure d’un bronzage, de retrouver un ersatz hyperdécontaminé du monde nu et sauvage d’avant. Il nous manque d’accueillir ce visage en sueur, cette personne vacillante dans la canicule et qui, a minima, nous amuse comme un mime de l’exploration.Rappelons que la rotondité de la Terre a tué presque tous les mythes d’abîmes et que les cartographes ont décimé les ombres de l’inconnu. Et il ne nous reste de la matière des songes et des mensonges que ce que promène le touriste et ses ignorances. Cultivons-les comme un dernier faux mystère d’agrément.
© Kamel Daoud
Source: Le Point
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