Faris Lounis. Saïd Djabelkhir condamné : « Le fanatique se complaît dans l’illusion de détenir la vérité »

Le tribunal de Sidi M’Hamed à Alger vient de condamner l’islamologue Saïd Djabelkhir à trois années de prison ferme, pour « offense aux préceptes de l’islam et aux rites musulmans ».
© RYAD KRAMDI / AFP

Le tribunal de Sidi M’Hamed à Alger vient de condamner l’islamologue Saïd Djabelkhir à trois années de prison ferme, pour « offense aux préceptes de l’islam et aux rites musulmans ». Faris Lounis, contributeur pour plusieurs médias francophones algériens, analyse cette condamnation et le fanatisme religieux dont elle témoigne.

Quand la religion est interprétée et utilisée à des fins idéologiques, elle transforme la vie en un enfer. Elle nie au citoyen éclairé le droit d’exister pour laisser la place au bon croyant et au bon pratiquant. Il ne faut pas chercher à comprendre, il faut obéir. Il ne faut pas créer, il faut répéter et ânonner les formules liturgiques convenues, et cela depuis quatorze siècles.

Les pays qui ont pour religion instituée et étatisée l’islam souffrent d’une sclérose innommable, d’une léthargie dont les racines sont à chercher au Moyen-Âge. Ces pays ont simplement le droit à la répétition mécanique et irréfléchie des rites, des ablutions, des prières et des légendes religieuses.

Comme le disait le grand poète al-Ma’arrî (973-1057), le monde se divise en deux : « Il y a deux sortes de personnes sur terre : celles qui ont une religion et pas de raison, celles qui n’ont pas de religion et ont une raison ». Abderrazak Bouiadjra et la bande d’inquisiteurs qui ont porté plainte contre Saïd Djabelkhir font partie de la première catégorie de personnes, crédules, hostiles à toute forme de rationalité et intolérantes. « Il faut rappeler que cet excès de certitude qui rend fou puise ses origines dans l’enseignement des premiers imams de l’islam ».

Ces personnes, qui sont en réalité une masse acéphale, portent en leur sein un fascisme latent qui, quand il se met en mouvement, tue, torture, incendie, détruit et traîne les personnes qui font usage de leur raison devant les tribunaux de l’inquisition.

DIEU N’A AUCUNEMENT BESOIN D’AVOCATS

Selon les enseignements du judaïsme, du christianisme et de l’islam, Dieu est un, tout-puissant, omniprésent et omnipotent. Son pouvoir est total, sur les morts et sur les vivants. Le monde, les hommes et les animaux sont soumis à sa volonté. Dieu n’a donc aucunement besoin d’avocats, ni pour le défendre, ni pour défendre sa Torah, ses Évangiles et son Coran et les principes qu’ils comportent. Prétendre donc défendre le livre de Dieu et ses principes, c’est là le véritable « blasphème », selon la logique monothéiste.

Celui qui prétend défendre Dieu et ses principes devant les tribunaux de l’inquisition considère et juge Dieu comme étant incapable de se défendre, lui et ses livres. Il faut rappeler que cet excès de certitude qui rend fou puise ses origines dans l’enseignement des premiers imams de l’islam, comme l’imam Shâfi’î (767-820) qui disait : « Celui qui explique le Coran en exprimant son opinion individuelle se trompe, même s’il a raison ».

Souvent, les musulmans lisent mal le Coran. Ce dernier est plutôt psalmodié, récité et brandit comme une certitude dont on ignore le contenu et la complexité. La pensée islamique, fondée sur le fiqh (jurisprudence) et le shar’ (Loi), rejette catégoriquement le dialogue et le débat. Toute création, toute innovation est synonyme de « blasphème ». Tout est dit, tout est écrit. Dieu lui-même n’a rien à dire à ceux qui parlent à sa place. « Le croyant fanatique rejette et condamne toute croyance différente de la sienne. »

Et pourtant, Allah nous donne à lire un dialogue très démocratique en lui et Satan (Eblis), dans le chapitre VII du Coran, sourate Al-A’râf (Le Coran, trad. Kasimirski, Garnier-Flammarion, 1970, p. 133-134). Allah lui-même, capable d’exterminer Satan sur-le-champ, lui a laissé l’occasion de s’exprimer. Allah et Satan étaient en total désaccord, mais ils se parlaient.

Le sujet était grave puisque Satan a refusé de se prosterner devant Adam : 11. « Dieu lui dit : Qu’est-ce qui te défend de t’incliner devant lui, quand je te l’ordonne ? Je vaux mieux que lui, dit Eblis ; tu m’as créé de feu et lui, tu l’as créé de limon ». 12. « Sors d’ici, lui dit le Seigneur, il ne te sied pas de t’enfler d’orgueil dans ces lieux. Sors d’ici, tu seras au nombre des méprisables ». 13. « – Donne-moi du répit jusqu’au jour où les hommes seront ressuscités ». 14. « – Tu l’as, reprit le Seigneur ». 15. « Et parce que tu m’as égaré, reprit Eblis, je les guetterai dans ton sentier droit. »

Cette aptitude au dialogue est définitivement perdue aujourd’hui. L’intolérance et la violence envers les libres penseurs sont une transgression même du texte coranique. Le croyant fanatique rejette et condamne toute croyance différente de la sienne. Il se complaît dans la croyance illusoire de détenir la vérité absolue. Le musulman fanatique ne connaît ni sa culture, ni sa religion, ni sa langue.

MONDE IMMUABLE, SACRÉ, INTEMPOREL

La pensée dite arabe ou musulmane demeure dogmatique et prisonnière de l’esprit de la tribu, du glaive et de la loi. L’histoire est encore un tissu de légendes qui puise sa légitimité dans le Coran et la tradition prophétique (la Sunna). Les voix divergentes sont vite brocardées, bannies et excommuniées. L’esprit de la recherche, du questionnement et de la création est le premier ennemi de l’islam politique. Dans Violence et islam (2015), le poète et essayiste syrien Adonis, s’entretenant avec Houria Abdelouahed, évoquait l’hostilité de certains universitaires arabes contre l’un de ses ouvrages majeurs, Le Fixe et le Mouvant (Adonis, Ath-thâbit wa’l mutahawwil, quatre volumes, Beyrouth, Dâr As-Sâqî, 1973), où il lisait et relisait l’histoire des Arabes et de l’islam de manière différente et critique.

Cette relecture a été considérée comme hérétique : « Et afin de minimiser l’intérêt de cet ouvrage, ils m’ont accusé d’être un chiite qui déformait l’histoire des Arabes » (Adonis, Violence et islamEntretiens avec Houria Abdelouahed, Paris, Seuil, 2015, p.26-27). Dans le monde dit « arabo-musulman », tout est sacré, immuable et intemporel. Même l’échec est divinisé, compris comme le signe d’une délivrance à venir – et qui ne viendra jamais, tant que la rupture avec ce paradigme mythologique ne sera pas faite. L’ouvrage d’Adonis a subi une fatwa (avis juridique) et non des critiques. Les contestations portaient sur son lieu de naissance et ses croyances, et non sur ses idées et les arguments qu’il avançait. La condamnation de l’islamologue Saïd Djabelkhir relève de ce même processus, dans sa version inquisitoire.

Dans des sociétés où le théologique est le fondement du politique, aucun changement ne peut advenir si celui-ci n’est pas fondé sur la laïcité. Cette dernière est devenue aujourd’hui presque une insulte, voire un « blasphème ». Et pourtant, sans la laïcité, le théologico-politique continuera de ruiner les pays d’Afrique du Nord, d’Afrique subsaharienne, du Levant et de la péninsule arabique. Pour ne prendre qu’un exemple, ce qu’on appelle « la Révolution iranienne » n’a rien de révolutionnaire. C’est une immense régression sur tous les plans. Un retour de quinze siècles en arrière, à la loi du glaive et du Livre. « Saïd Djabelkhir est donc libre de penser et d’écrire ce qu’il veut »

On dit souvent que l’intégrisme islamique n’est pas le « vrai » islam et que l’islam des Lumières en serait le véritable. Certes, cet islam a existé. Son corpus est considérable et c’est à partir de lui que l’islam devrait se refonder aujourd’hui. Mais les créateurs qui portaient jadis cet islam des Lumières n’ont jamais épousé la vision monochrome du monde que proposait la dogmatique des empereurs de l’islam. Ces esprits ont toujours été combattus, excommuniés et exterminés. Adonis dit très clairement dans Violence et islam que les créateurs comme Abû Nûwas, al-Mutanabbî, al-Ma’arrî, etc., étaient tous contre la religion officielle.

De plus, aucun philosophe n’a été à proprement parler croyant ou religieux. Ceux qui ont créé la civilisation islamique ont transgressé l’islam au sens dogmatique du terme. Adonis est un intellectuel arabe des plus lucides et courageux. Lui-même disait que prétendre représenter ou défendre Dieu sur terre va contre l’idée même du divin. Même le prophète Muhammad se désignait comme « le serviteur de Dieu et son messager. » Saïd Djabelkhir est donc libre de penser et d’écrire ce qu’il veut, et ce n’est pas à Abderrazak Bouiadjra de se prendre pour le justicier de Dieu sur terre.

De son père, Albert Camus a hérité un seul énoncé sur lequel il a fondé sa vie, sa pensée et son œuvre : « un homme, ça s’empêche ». C’est ainsi qu’il le fait parler dans Le Premier Homme (1994). Sur cet énoncé, on peut fonder aussi une morale pour guérir l’intégrisme religieux : « un croyant, ça s’empêche ». Un croyant a le droit de croire mais n’a aucun droit d’imposer sa croyance aux autres. À partir du moment où un croyant veut imposer sa croyance aux autres, il cesse d’être croyant pour devenir inquisiteur. Et c’est cette maladie qui ronge aujourd’hui le monde dit « arabo-musulman ».

© Faris Lounis

Source: Marianne 30 avril 2021

https://www.marianne.net/agora/tribunes-libres/said-djabelkhir-condamne-le-fanatique-se-complait-dans-lillusion-de-detenir-la-verite

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