Les éditions de L’éclat ont récemment réédité le livre de Shmuel Trigano, L’intention d’amour, sous-titré “Désir et sexualité dans le Livre des Maîtres de l’âme de R. Abraham ben David de Posquières”.
Ce dernier est un rabbin et kabbaliste connu sous son acronyme, le “Rabad”. Comme l’explique l’auteur en introduction, le Livre des maîtres de l’âme (Sefer Baalé-Hanefech) est “un des rares textes que la tradition a consacrés spécifiquement à la sexualité”. Le Rabad l’envisage du point de vue de la halakha, la loi juive, mais Trigano s’intéresse de son côté à la philosophie qui en est le soubassement. Il ne s’agit pourtant pas ici de la “sexualité”, au sens où nous l’entendons en Occident. En effet, écrit Trigano, “la notion de “corps” est quasiment absente de tout ce texte sur la sexualité”. Non pas en raison d’un rejet du corps et de ses contraintes, mais au contraire, parce que l’anthropologie juive qui se déploie dans ce texte n’envisage jamais le corps autrement que comme réceptacle de l’âme, la nefech, “qui est au coeur de l’analyse”.
Pour comprendre la vision juive de la sexualité, il faut donc au préalable oublier la dichotomie occidentale (chrétienne et post-chrétienne) du corps et de l’âme. Car même le concept d’âme, dans son acception occidentale, est impropre pour traduire la nefech hébraïque. Celle-ci, explique Trigano, citant le théologien protestant Daniel Lys, “concerne l’être humain, qui vit dans l’histoire, et cet être humain fait partie du peuple d’Israël, qui a conscience que son histoire se déroule devant Dieu”. On comprend, à la lecture de cette définition, tout ce qui sépare l’anthropologie juive des conceptions auxquelles nous a habituées la vision occidentale de l’homme. A travers l’étude de “l’intention d’amour”, c’est en effet toute la conception hébraïque de l’homme, créé “Betselem Elohim”, à l’image de Dieu, qui transparaît.
C’est précisément cet aspect du Livre des maîtres de l’âme qui lui donne son caractère étonnamment actuel. Tout d’abord, parce que le judaïsme a reconnu l’importance (voire la prééminence) du désir et du plaisir féminin, bien avant Simone de Beauvoir et le féminisme occidental (lequel est bien pauvre et ambivalent, en comparaison de la vision hébraïque du féminin). Ensuite, parce que le judaïsme rejette la notion de “devoir conjugal” (c’est à l’homme qu’incombe le seul devoir qui existe en la matière) et qu’il a reconnu la notion de “viol conjugal” plusieurs siècles avant que celle-ci ne soit sanctionnée par la jurisprudence des tribunaux en France (à la fin des années 1990 seulement !) (1) Mais l’aspect le plus actuel du livre est encore ailleurs : il est dans la définition même du masculin, du féminin et dans celle de l’homme qui en ressort. Ce thème est d’ailleurs celui d’un autre ouvrage collectif récemment publié par Shmuel Trigano, Parent 1 Parent 2? L’enjeu anthropologique.
L’intention d’amour est la réédition d’un texte publié par S. Trigano en 1985 dans la revue Pardès, puis sous forme de livre aux éditions L’éclat, en 2007. Dans son introduction à la présente édition, l’auteur fait l’observation suivante : “C’est souvent après coup qu’on prend la mesure de l’importance d’une recherche dans un cheminement intellectuel… En redécouvrant ce texte passé, je me suis rendu compte que j’entamais le début d’une réflexion qui devait me conduire à concevoir la problématique de la “part gardée”, source génératrice d’autres ouvrages depuis, Philosophie de la Loi, l’origine de la politique dans la Tora, en 1991, La séparation d’amour, une éthique d’alliance en 1996”.
Quelle est donc cette “part gardée” dans le domaine de la sexualité? Elle est, explique Trigano, l’auto-limitation de l’homme, “qui ouvre le champ à l’apparition de la partenaire et rend donc possible l’intention (qui donne son titre au livre, L’intention d’amour P.L) et le consentement”. Il faut donc, poursuit-il, “qu’il y ait un reste inconsommé, laissé intact, potentiel, qui sauve l’intention et préserve son authenticité”. Ce “reste” désigne “la part de vide et d’inaccompli qui subsiste dans la relation”.
S. Trigano rapproche ce concept du “reste” dans la relation d’amour des “notions classiques définissant Israël comme la part de Dieu”, et des concepts de prémices, de la ‘Hala, “de la dîme sur les récoltes, c’est-à-dire ce qui n’est pas consommé dans la jouissance du monde”. On touche ici à une catégorie originale de la pensée hébraïque qui permet de comprendre la sexualité non pas, comme le fait l’Occident moderne et post-moderne, comme une dimension à part – érigée aujourd’hui en fondement d’une “identité sexuelle”, notion totalement impensable dans la tradition d’Israël -, mais comme un élément indissociable de la personne humaine, des relations homme-femme et de l’établissement de la famille. C’est précisément parce que la pensée hébraïque refuse l’autonomie de la sexualité – pour ne l’envisager que dans sa conception anthropologique globale – qu’elle permet de répondre aux dérives actuelles du “genre” et à la dilution des notions fondatrices du masculin et du féminin. Ici, comme ailleurs, la pensée hébraïque ouvre un horizon salvateur à un Occident en perdition.
© Pierre Lurçat
1. Voir à ce sujet https://www.franceculture.fr/droit-justice/devoir-conjugal-contre-viol-conjugal-histoire-dune-reconnaissance-laborieuse
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