Le professeur de chimie alimentaire Cyril Parmentier-Cohen était épuisé. Il venait de passer deux heures d’audience devant un comité de spécialistes de l’académie de médecine de Paris. On l’accusait d’être un traître, de vouloir empoisonner le peuple et de chercher à faire tomber le royaume de France, rien de moins.
Plus encore que de la fatigue, Cyril Parmentier-Cohen sentait une grande lassitude le gagner. Il avait déployé tant d’efforts depuis tant d’années pour tenter de convaincre, il était désormais arrivé à bout de forces, ne sachant plus que faire. Il avait passé des nuits blanches à travailler sur ses analyses chimiques, publié des articles présentant le fruit de ses recherches, écrit des livres scientifiques sur le sujet, donné des conférences dans les universités, les salons bourgeois et même dans les tavernes. Il était habité par son projet et en parlait dès qu’on lui en donnait l’occasion. Il s’adressait avec le même enthousiasme aux lettrés, aux curés, aux nobles ou aux gueux. Il avait même organisé à ses frais de grands diners à base de ce légume.
Il travaillait avec acharnement et bénévolement car c’était une vocation. Il y voyait sa mission de sauver des vies – il essuyait en retour des moqueries, des insultes et des menaces.
Las, il pensait maintenant sérieusement abandonner. Il en était arrivé à la conclusion que rien – ni les faits, ni la science, ni la raison – ne pouvait ébranler une muraille de préjugés. D’après la Bible, Josué et ses armées avaient sonné dans des cornes de Shofar et tourné sept fois autour de Jéricho pour la faire tomber. Parmentier-Cohen lui avait l’impression d’avoir sonné et tourné cent fois autour de Paris sans obtenir le moindre succès.
Son idée était pourtant simple et avait fait ses preuves. Les autres pays européens l’avaient déjà adoptée. Il ne comprenait pas l’aveuglement de ses compatriotes ni leur obstination à inventer des légendes farfelues pour diaboliser la pomme de terre. Il avait pourtant tenté d’expliquer aux respectables savants du royaume qu’il avait parfaitement étudié cet aliment, sa structure, ses bénéfices nutritifs et son mode de production particulièrement bon marché. Il savait que la patate était parfaitement assimilée par l’organisme puisqu’il en avait lui-même mangé en purée et qu’il se portait bien. Effectivement, Parmentier-Cohen répétait à qui voulait bien l’entendre qu’il avait avalé des kilos de pommes de terre lors de ses années en prison prussienne et qu’il en consommait encore aujourd’hui, ainsi que toute sa famille.
Mais on ne le croyait pas. Certains affirmaient qu’il travaillait pour les Prussiens ou s’enrichissait grâce aux pots-de-vin de grands propriétaires de champs de patates des Andes. D’autres le suspectaient d’être franc-maçon, secrètement jésuite, ou pis, peut-être même juif.
C’était à s’arracher la perruque tant l’absurdité était criante : les Français souffraient de malnutrition, voire de disette, mais refusaient de cultiver ce tubercule. Ils étaient persuadés de sa dangerosité. Même des hommes habituellement rationnels, mathématiciens, généraux, apothicaires, médecins ou ingénieurs, tous hurlaient contre le projet de Parmentier-Cohen. Cet aliment était selon eux fait pour les animaux mais demeurait évidemment un poison pour l’homme. Quelques grands chercheurs en biologie moléculaire affirmaient que cette racine si laide transmettait la peste. On racontait même que la demi-sœur du neveu d’un militaire respecté s’était étouffée en mangeant sa première pomme de terre.
Leurs arguments anti-patate étaient souvent alambiqués et ne reposaient sur aucune étude scientifique mais ils marquaient parfois des points. L’argument-massue était bien entendu le manque de données fiables et documentées sur le long terme : on ne savait pas ce que le maudit légume allait provoquer vingt ou trente ans plus tard. Et ils avaient raison sur ce point. Le comte Serge de Luca avait humilié le professeur Parmentier-Cohen en public lors d’un débat dans le célèbre salon Bourla « Ne vous en déplaise Monsieur le chimiste, vous n’avez aucun recul sur ce végétal ! malgré toutes vos analyses, aucun recul ! Prouvez-nous le contraire Monsieur Parmentier-Cohen ! Vous voulez jouer aux apprentis sorcier ? Nous empoisonner avec cette immonde fécule ? Pardieu ! Mangez-en si vous le souhaitez, étouffez-vous avec, mais nous ne le donnerons jamais à nos familles ! Quelle excuse allez-vous trouver si nous périssons tous de la peste dans vingt ans ? hein ? On ne sera plus là pour vous pendre ! »
Et puis il y avait le cas du professeur Shaoul de Marseille. Ce dernier était une célébrité mondiale, un savant décoré, révéré et haut en couleurs. Il n’était pas opposé à la pomme de terre mais prétendait avoir trouvé une solution beaucoup plus simple et efficace contre la malnutrition : l’Hydroxy-Cucumis- sativus, plus communément appelé le concombre.
Le protocole Shaoul avait rapidement convaincu les masses de son efficacité. Même les bouffons du roi en faisaient la promotion, c’était évidemment la solution qu’on-cherchait-à-nous-cacher-puisque-ça-marche.
De son côté, le professeur Cyril Parmentier-Cohen n’avait rien contre le concombre, sauf qu’il avait prouvé par ses analyses qu’il ne présentait qu’un faible apport calorique, 16 kcal par 100 g contre 77 kcal pour la pomme de terre. Le professeur Shaoul était furieux de ces études chimiques et n’y croyait pas ; il n’avait pas besoin d’un pseudo-spécialiste de Paris pour lui expliquer ce qu’il devait faire. D’ailleurs presque tous les Marseillais qui avaient goûté aux concombres avaient survécu à la famine. A condition qu’ils aient été en bonne santé au début du régime, précisait le professeur Shaoul !
Le professeur Parmentier-Cohen se demandait si ses contemporains n’avaient pas sombré dans la folie. Dès qu’il parlait patate, on lui répondait concombre. Et en attendant, des milliers de malheureux mouraient de faim.
Internet n’existait pas encore mais les basses passions humaines étaient déjà bien là. On tirait à coup de Qanon sur son « Examen chymique des pommes de terre ». On avait publié son portrait dans toutes les gazettes et des passants qui le reconnaissaient lui crachaient au visage.
Certains Français semblaient envoûtés tant ils étaient enragés contre le tubercule. Un polytechnicien anachronique, John Ohlala, avait publié une tribune pour dénoncer la « dictature nutritionnelle ». Il concluait sa diatribe ainsi « Je préfère mourir de faim plutôt que de vivre en renonçant à mes valeurs alimentaires. Je ne suis pas un cobaye, je refuse de me plier à ces essais dangereux pour notre civilisation, je refuse de céder au lobby des Andes ».
Après avoir déambulé dans les rues sans bien savoir où il allait, Cyril Parmentier-Cohen s’assit sur un banc au bord de la Seine en se prenant la tête entre les mains. Il avait envie de pleurer. Que de mots avaient été lancés et que d’encre avait coulé contre lui et ses plantations. La patate n’était même pas son invention, il n’avait aucun intérêt à la promouvoir, il rêvait tout simplement naïvement de sauver les plus démunis de la maladie. Seulement sauver quelques dizaines de milliers de vies. Rien de bien compliqué ni de trop ambitieux.
Il était perdu dans sa douleur quand soudain il entendit une voix rocailleuse « Qu’est-ce qui vous arrive jeune homme ? Vous devriez profiter du soleil. »
En levant la tête, Parmentier-Cohen découvrit un vieillard hirsute et mal habillé, qui ressemblait à un vagabond. Il avait cependant des yeux pétillants et le sourire de ceux qui savent que la vie est un cadeau fragile.
Puisqu’on le lui demandait et qu’il n’avait plus rien à perdre, Parmentier-Cohen se mit à raconter son histoire au clochard qui l’écouta attentivement tout en souriant. Et après l’avoir laissé parler une vingtaine de minutes, l’homme en haillons resta silencieux. Puis il s’assit à côté de lui sur le banc et commença à parler avec un étrange accent (Parmentier-Cohen ne parvenait pas à déceler s’il s’agissait d’une origine tsigane, turque ou peut-être yiddish) :
« Vous êtes bien trop innocent jeune homme, croyez-vous encore à votre âge que c’est la logique qui gouverne les sociétés humaines ? Mais non voyons, l’homme est d’abord un animal animé par ses peurs, ses fantasmes et ses haines. Ces bipèdes passent leur vie et gaspillent leur santé pour payer une maison qui tiendra 300 ans alors qu’ils ne vivent pas plus que 40 ans, vous trouvez ça logique ? Un jour on enverra peut-être des hommes marcher sur la lune, mais la moitié de l’humanité restera jalouse et incrédule. On ne croit à rien tant que cela ne répond pas à une profonde envie de domination, voire de meurtre. Pourquoi pensez-vous qu’Adam ait mangé du fruit défendu ? Ce n’était pourtant certainement pas dans son intérêt.
Maintenant écoutez-moi, doux rêveur. Si vous voulez sauver les Français de la famine, il faut cesser de proposer gratuitement votre légume à tout va. Vous en faites trop. Vous parlez de 95% de réussite, c’est insolent. Tant qu’il servira d’alimentation aux cochons, personne n’en voudra de votre racine terreuse ! Regardez-moi, croyez-vous qu’on m’invite souvent à table ? Ecoutez mon conseil : ne cherchez pas à convaincre. Si au contraire vous faites courir le bruit que le Roi se met à en manger de votre machin, vous commencerez à susciter un début de curiosité. Et si en plus vous faites surveiller vos champs de patates par des gardes armés, vous assisterez bientôt à une ruée vers votre denrée. »
Parmentier-Cohen était confondu en écoutant les idées pessimistes du vieil homme sur la nature humaine, idées qui contrastaient tellement avec son sourire bienveillant. L’histoire ne retient pas le nom du vieil homme mais selon certains historiens, c’est bien ce stratagème insolite, ce complot, qui sera mis en place par Parmentier-Cohen et qui amènera plus tard le peuple à se soulever contre le bon souverain, puis à lui couper la tête.
On dit aussi que depuis cette époque lointaine les enfants de l’Hexagone adorent les pommes de terre. On raconte parfois que l’être humain n’est plus si mauvais, il serait devenu beaucoup plus sage avec le temps. L’homme moderne ne croit plus que la terre est plate, ni que les Illuminatis dominent le monde, ni même que les vaccins tuent les populations. Les théories du complot seraient définitivement mortes au début du vingt-et-unième siècle avec les progrès de la science et lorsque tous les dossiers ont été brûlés lors d’une grande mise en scène un certain onze septembre.
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Notes et références
* selon le Larousse « Complot : par extension, projet plus ou moins répréhensible d’une action menée en commun et secrètement. »
** Au XVIIe siècle, le concombre devient valorisé par les classes aisées car, fruit non rassasiant (à l’opposé de ce que recherche le paysan), il est vu comme un aliment de plaisir […] La culture du concombre ne se développe cependant véritablement qu’au xxe siècle grâce à l’agriculture sous serre (Wikipedia).
*** « Persuadé qu’aux leçons de l’exemple il falloit encore ajouter les conseils, les exhortations même, je n’ai cessé de recommander aux seigneurs & curés qui me consultoient sur la manière de répandre dans leurs cantons la culture & les usages des pommes de terre, de prodiguer ces moyens : (…) consacrez à leur culture les terrains dont ci-devant vous ne tirerez aucun parti ; faites en sorte que ce soit le plus exposé à la vue ; défendez-en expressément l’entrée ; donnez une espèce d’éclat à votre récolte, afin que chacun puisse être témoin de sa fécondité (…) Combien de fois ne m’est-il pas arrivé que, mes petites plantations parvenues à maturité, j’en abandonnois la récolte à la discrétion de ceux que j’en avois rendus les témoins, & que, retournant ensuite dans les mêmes endroits de mon expérience, j’avois la douce satisfaction de voir des carrés de terrains auparavant en friche, qui en étoient couverts ? » Antoine-Augustin Parmentier, Traité sur la culture et les usages des pommes de terre, de la patate, et du topinambour, Paris, Barrois, 1789, p. 10, 11, 12.
**** Professeur Cyrille Cohen est Directeur du Laboratoire d’immunothérapie de l’Université de Bar Ilan en Israël.
© Michael Grynszpan
Michael Grynszpan est réalisateur de films documentaires et journaliste. Il a travaillé pour des chaines internationales et israéliennes. A son actif, de nombreux reportages TV et films documentaires dont « The Forgotten Refugees« , « Descendants de nazis : l’héritage infernal« , un film sur les descendants de nazis qui ont décidé de se convertir au Judaïsme et parfois d’aller habiter en Israël, ou Monsieur Chouchani, maître d’Elie Wiesel et d’Emmanuel Levinas.
Bravo à l’auteur,
j’ai bien ri..
En espérant que vous ne vous étoufferez pas avec votre patate.
Enfin pourquoi pas? 🙂
J’adore cette histoire. Ma grand mère me la racontait quand j’étais petite.
Mon moment préféré c’est quand l’inventeur décide de poster des gardes autour de son champ de patates, la nuit…
Pour le reste, l’apologue me parait à côté de la plaque. Les gena continuent à mourir du corona, surtout les vaccinés.
Tu vois des complots partout, mais pas moi. Seulement des gens qui s’enrichissent fabuleusement, cyniquement, au mépris de la vie des autres.
La patate, c’est toi.
Bravo! Mais pourquoi s’entêter à convaincre ces gens ? Nous on est vacciné et on est bien content, les sections Corona des hôpitaux ont fermé et à moins d’une énième mutation pour l’instant ça marche. Je dirais même, laissez les mourir ça fait moins de cons sur Terre.
je te connaissais des aptitudes cinematographiques. Bravo pour ton bon usage de la plume.
Van Gogh a bien su representer les mangeurs de pomme de terre.
https://artsandculture.google.com/asset/the-potato-eaters/7gFcKarE9QeaXw?hl=fr