
Bien sûr, je ne la connaissais pas.
Mais vous savez, nous, les Juifs, on n’a pas besoin de se connaître pour se reconnaître.
Elle a sur le visage les signes familiers de nos familles, de nos grands-mères.
La douceur du regard et l’humilité du sourire esquissé.
On devine, sans la connaître, les gestes quotidiens.
Elle se levait tous les matins et remerciait le Ciel de lui avoir rendu l’âme, une fois de plus.
Elle purifiait ensuite ses mains avant de saisir son livre de prières et entamer ses bénédictions matinales.
Elle se mettait à la fenêtre et ouvrait les rideaux pour laisser la lumière du jour pénétrer à travers les rideaux blancs, et emplir son cœur de gratitude simple et joyeuse.
Dans l’une de ses prières matinales, elle demandait à D… de lui épargner tout mauvais jugement, tout mauvais conseil, et tout mauvais voisin.
Elle prenait ensuite son café, s’habillait, échangeait son foulard contre sa perruque modeste, mettait de l’ordre dans sa maison, et sortait faire quelques courses pour préparer son shabbat, munie d’une liste longue comme le bras.
Vous le savez bien, chez nous, les Juifs, le Shabbat est sacré.
Elle pensait à ses enfants, mais aussi à ses voisins. Alors elle demandait des parts de plus à son boucher, rajoutait quelques légumes , imaginait sa table en grand, car sa table et son cœur dépassaient le seuil de sa porte, ils s’étendaient à toutes ses connaissances, à toutes ces personnes croisées quotidiennement entre deux paliers, dans l’entrebâillement d’une porte, en face d’un trottoir ou à la devanture d’une boutique, elle les saluait tous, avec son petit sourire fragile mais sincère, bonjour Martine, bonjour Farid, après tout ils étaient ses fréquentations, son entourage, sa toile de vie, tissée silencieusement et généreusement au fil de tant d’années passées au même endroit, dans ce même petit appartement, dans la cordialité, l’échange de petits services, les bons plats offerts sans fanfare, la discrétion, et puis la peur, aussi, ces derniers temps.
Cette peur qui la tenaillait sans qu’elle n’ose trop en parler.
Elle les avait bien remarqués, pourtant, les regards lourds et menaçants, chargés d’une haine qu’elle ne s’expliquait pas, ou qu’elle ne s’expliquait que trop, une haine ancestrale qui planait au-dessus d’elle comme au-dessus de millions d’autres auparavant, et qui revenait hanter, comme alors, les cours d’immeubles, les cages d’ascenseur, les halls d’escaliers, noire et menaçante comme peut l’être la haine devenue folle, aveugle, et incontrôlable.
Mais elle esquivait.
Elle sifflotait en se donnant du courage.
Elle pensait à autre chose. A ses fleurs à arroser, à ses petits-enfants, à ses prochains voyages.
Elle aimait la France comme les Juifs savent aimer une Patrie. Avec dévouement, admiration, et prudence.
Car chez nous, les Juifs, l’optimisme est une maladie congénitale.
Et puis, se disait-elle, il reviendrait à la raison. Elle l’avait connu si jeune. Il avait été embrigadé, c’est certain. Mais il ne lui ferait aucun mal, même si elle fermait sa porte à double clef, le soir, par sécurité, par précaution.
On ne fait pas de mal à ses voisins, pas en France, pas en 2017.
Hélas, sa confiance en l’espèce humaine a rejoint l’immensité irrationnelle des étoiles après avoir été écrasée sur le bitume du haut de sa fenêtre, jetée dans le vide, dans une horreur et une abomination dont les détails insoutenables ravivent encore et toujours le souvenir et la douleur des abominations que nous avons subies, il y a encore si peu de temps.
Car chez nous, les Juifs, nous n’oublions pas. La mémoire est, elle aussi, chez nous, une maladie congénitale.
Et figurez-vous que nous nous souviendrons très longtemps des policiers embusqués derrière la porte sans lever le petit doigt, malgré les cris et les appels à l’aide déchirants.
Nous nous souviendrons des juges, des experts, des rapports, et des conclusions, nous nous souviendrons de la première et de la deuxième Instance, des justificatifs, des interventions télévisées des docteurs en inhumanité venus donner des leçons de Droit , des “Oui-Mais”, des fuyards, des lâches, des poltrons, des haineux, des misérables, des gens qui pactisent avec le Mal en lui offrant des raisons , des circonstances, et des grâces impardonnables.
Notre mémoire infaillible sera la salle d’audience immense et éternelle dont vous avez cru pouvoir priver de tels crimes.
Et un jour, croyez-moi, ces crimes seront punis.
Car nous, les Juifs, avons une foi immense en la justice… divine.
© Emmanuelle Berdugo

Maman de 4 enfants, Emmanuelle Berdugo est avocate en Israël. L’écriture est sa passion. Depuis quelques années Elle écrit des posts en mode « tranches de vie israélienne » sur Facebook Et Peut-être demain sur TJ!