C’est une bulle. Un endroit où les soignants se serrent les coudes pour mieux affronter une troisième vague violente. Au service de réanimation de l’hôpital Avicenne, il a fallu pousser les murs, et s’adapter à des patients plus jeunes et des cas plus critiques. Reportage.
Dans une chambre, un homme caresse tendrement le front de sa mère. Elle a 70 ans, sans antécédents particuliers. Son état s’est rapidement dégradé après un test Covid positif. Hospitalisée le vendredi, entrée en réanimation le lendemain, intubée deux jours plus tard. “On nous a dit qu’il y avait une lueur d’espoir alors on s’accroche à ça, même si l’équipe – qui, je tiens à le dire, est d’une humanité absolue – nous a demandé de lui dire au revoir juste avant l’intubation, car on sait qu’elle est susceptible de ne plus revenir” raconte son fils, qui vient la voir le matin et le soir. A l’hôpital Avicenne, les familles peuvent venir jour et nuit, à deux maximum. “Pas question de revivre humainement ce qu’on a vécu lors de la première vague” explique le professeur Yves Cohen, chef du service réanimation.
Trouver des lits, donc faire des choix
Face à l’afflux de patients covid, les lits de l’unité de surveillance continue, qui accueillent d’ordinaire des patients “tièdes” (pas assez graves pour la réanimation, mais trop graves pour rester en hospitalisation), sont déjà remplis depuis longtemps par des malades intubés et ventilés. Mais en mars, il a fallu trouver encore plus de places. Les trois quarts du service de cardiologie ont ainsi été réquisitionnés.
“Le fait de choisir entre les patients, on y est depuis début mars. On a pris des lits à la cardiologie, c’est-à-dire les lits de patients en insuffisance cardiaque terminale, ceux qui ont fait un infarctus, pour les donner à des patients de réanimation”. Pr Yves Cohen, chef du service de réanimation
Une fois que les lits sont trouvés, encore faut-il des moyens humains. Une quinzaine d’infirmières anesthésistes du bloc sont venues en renfort – une partie des opérations étant déprogrammées, et des élèves infirmiers apportent aussi leur aide. Sur le plan médical, en revanche, hormis deux internes qui ont arrêté de faire de la recherche pour venir donner un coup de main, il n’y a pas eu de renforts car toutes les régions sont en tension, alors que lors de la première vague, des médecins avaient pu venir de Pau, de Bayonne, de Bordeaux. Cette fois, ce sont les congés des équipes qui ont été annulés pour tenir les tableaux de service.
Plus de femmes, plus de jeunes, plus de cas critiques
L’intensité de la troisième vague rythme les journées. Sept patients, dont cinq Covid, ont été refusés lundi. Ils ont été orientés vers d’autres hôpitaux, “mais ils sont limite sur le plan respiratoire, et ce transfert n’est donc pas anodin, c’est toujours une petite perte de chance pour eux“.
Parmi les soignants, il faut tenir, “mais à quel prix ?” s’interroge le docteur Yacine Tandjaoui-Lambiotte. “On est dans le dur. Ça fait longtemps qu’on cavale, et on ne voit pas le bout. C’est comme si on était au 35ème kilomètre d’un marathon, et qu’on nous disait : finalement ce ne sera peut-être pas 42 kilomètres mais 50, ou 60. Donc c’est dur“.
Cette semaine, la moyenne d’âge des patients en réanimation à Avicenne est de 55 ans. “Les patients sont clairement plus jeunes, constate Clément Lejealle, médecin réanimateur, et ne sont pas nécessairement marqués par des antécédents comme le surpoids, l’hypertension ou le diabète. Il faut que tout le monde se sente bien concerné par la gravité de la maladie“.
Autour du bureau central, une jeune femme de 32 ans avance tant bien que mal, une bouteille d’oxygène à proximité. “Elle a une grosse atteinte pulmonaire et désature vite”, explique sa kinésithérapeuthe, Sophie Nguyen, “elle n’a pas assez d’oxygène pour tenir cet effort là“. C’est la plus jeune du service en ce moment. Le week-end dernier, une femme de 31 ans est morte. Un homme de 42 ans également.
Les cas sont aussi plus graves. “C’est peut-être parce qu’on a désormais chez nous un variant anglais majoritaire, à 90%. Mais aussi parce que les patients jeunes attendent plus longtemps avant de venir aux urgences. Par ailleurs, le Covid provoque une atteinte au niveau cérébral ; on ne s’aperçoit pas qu’on est dyspnéique (avec une difficulté respiratoire), et au moment d’arriver aux urgences, les cas sont déjà très graves“.
Résultat : les patients sont désormais beaucoup plus vite intubés et ventilés, au lieu d’être d’abord mis sous oxygénation à haut débit. Cela change le travail des soignants, qui pratiquent plus de décubitus ventral (fait de retourner le patient sur le ventre pour faciliter sa respiration), très physique. Et cela change aussi le pronostic vital des malades qui font plus de complications infectieuses. Sous oxygénation à haut débit, 95% des patients sortiront de réanimation. Ce chiffre tombe à 35% quand les patients sont intubés et ventilés.
Des lettres de menaces à la place des applaudissements
Au sein du service réanimation de l’hôpital Avicenne, les soignants sont soudés et attentifs les uns aux autres. Cela aide à traverser le quotidien, mais n’annule pas la charge de travail et l’impact psychologique des cas traités : “On est habitués, mais là on reçoit énormément de malades, la mortalité est élevée, et la maladie touche des familles : deux frères ensemble la semaine dernière, un mari et sa femme la semaine d’avant. C’est très difficile psychologiquement“, déplore le Pr Cohen. Et ce n’est pas sans conséquence : après la première vague, cinq infirmières avaient raccroché la blouse blanche. Il pourrait y en avoir d’autres à l’issue de celle-ci.
Lors de la première vague, l’adrénaline portait le service. Au bout d’un an de crise sanitaire, les équipes tirent la langue. Et se sentent seules. Les applaudissements se sont arrêtés, les marques de reconnaissance espacées, et les critiques sont plus nombreuses. “On nous dit que les médecins exagèrent, qu’il y en a marre du confinement”, rapporte le Pr Yves Cohen. “Moi qui ait soutenu un confinement fort, j’ai reçu des lettres, des mails de pression, de menaces me disant que je n’y connaissais rien et qu’il fallait laisser les gens vivre, qu’on a des traitements qui marchent et qu’on n’utilise pas exprès“.
Des remarques injustes, s’énerve le docteur Yacine Tandjaoui-Lambiotte, qui rappelle que l’investissement des soignants ne se fait pas sans une part de sacrifice de leur vie personnelle. Et qu’ils n’ont pas vraiment de contrepartie : “La reconnaissance sociale n’est pas à la hauteur”.
“Quand un infirmier bac plus 3 travaille un week-end sur deux, ou en horaire décalé, que s’il se trompe d’une dose le patient peut mourir, qu’il prend toute la violence sociale tous les jours sur les pieds, et que pour ça on lui propose 1,3 fois le Smic : mais qui va vouloir faire ce métier ?”
Le Pr Yves Cohen, lui, ne voit pas de fin de crise avant fin juin. Il craint notamment que la réouverture des écoles ne fasse remonter le taux d’incidence chez les moins de 16 ans.
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