Michèle Chabelski. « Je me drogue »

Bon

  Mercredi

    Que voulez-vous dire ? me demande Facebook…

       Je veux dire que…

       Je vais faire un aveu…

        Nous ne sommes pas très nombreux ensemble, et loin de nous juger, nous nous épaulons …

   Alors je viens vers vous ce matin, paumes ouvertes, regard fuyant, légèrement voûtée de culpabilité, prête à toutes les compromissions pour gagner votre pardon.

    Votre absolution même.

      Car il s’agit d’un péché presque capital.

   Je dis presque pour en édulcorer la nocuité et m’exonérer de l’opprobre unanime que je pressens …

   Je me drogue.

    Je suis devenue une junkie de bas étage, mais pas de basse extraction, une addict désespérément accrochée à sa dope, une toxicomane asservie, enchaînée, hors de contrôle, meublant des journées vides d’une attente haletante…

   J’attends quoi ?

    Ben… le soir…

     L’heure de se glisser au pieu, tout le matériel prêt, à portée de main pour le shoot bienfaisant…

   C’est quoi, le matériel ?

    Ben, j’avoue tout…

    Un lit

    Deux télécommandes

    Un décodeur

    Une télé

    Et la substance ?

    J’avoue encore.

       Netflix

   Est-ce que j’ai des remords ?

      Non

  Des regrets ?

     Non plus

     J’ai de tout temps honni la télé, refusé cette passivité, remplacé l’écran par moult succédanés, livres, musique, mots fléchés, sorties festives entre amis…

   Une amie tenta de m’inoculer le goût des images à domicile en m’offrant une télé que je déposai dans ma chambre.

 Sans la brancher.

    Puis elle me fit partager son abonnement Netflix qui me scotcha quelque temps sur le canapé du salon pour regarder la 3 e saison de Shtisel, cette addictive série israélienne…

   Puis je m’avisai que pour quelques deniers de plus je pouvais bénéficier :

   1) de la fibre

    2) d’un second décodeur

   Ce que je n’ignorais pas naturellement, mais je faisais un déni de réalité…

   Et je me couchais devant ma télé aveugle et muette.

   Et puis une chose, l’autre, le confinement, et surtout le couvre-feu, m’amenèrent à la conclusion suivante :

   Il n’est plus l’heure de mépriser cette vie extérieure que je peux introduire dans mon espace intérieur…

   Ni une.

 Ni deux.

   Allo monsieur Orange ?

    Comment faire pour bénéficier des lumières de votre honorable entreprise et goûter le plaisir encore inconnu- mais largement fantasmé -de zyeuter la télé du fond de mon lit en croquant du chocolat noir à 72% ?

  Plus, non, c’est pas possible,

Il devient très amer…

     Monsieur Orange m’expliqua d’une voix de velours qu’il m’enverrait un technicien pour me fibrer…

   Ça fait mal ?

    Je vais être honnête avec vous répliqua mon interlocuteur.  Presque pas…

   Dans ce cas, fibrons.

    Et je reçus par retour de courrier une live box et un second décodeur.

  Le technicien n’étant pas dans la boîte, je rappelai, inquiète, et on m’annonça qu’il viendrait dans un véhicule estampillé Orange…

  La chance !!

    Je fus fibrée.

     Je présentai l’outillage numérique au jeune homme qui éclata de rire.

   Que voulez-vous que j’en fasse ?

    Ben… que vous me l’installiez.

     Re- éclat de rire…

      Ce garçon était très décidément très gai.

    Mais je ne suis pas supposé installer le matériel, moi !

   Fallait l’indiquer dans la commande.

Ça vous aurait coûté 89€…

    Je le regarde, la live box dans une main, le décodeur dans l’autre, le regard désespéré au milieu…

     Ce jeune homme, il faut l’avouer, n’est pas fait que de fil et de fibre.

 Il possède aussi un cœur.

    Je vais vous le faire…

    Combien vous dois-je ?

     Ce que vous voulez !

   Aie !

    Comment évaluer l’effort et le temps passé – au bas mot, dix minutes, pour me relier de mon lit à l’univers environnant ?

    Je fis une cote mal taillée entre le salaire horaire d’une femme de ménage et celui du PDG d’Orange.

  Enfin….

   Plus près de celui de la nounou que de celui du président, je dois dire.

   Et voilà comment chaque jour, avant même la tombée de la nuit, devenue ces jours-ci plus tardive, je me fourre au lit avec mes télécommandes, et je rejoins la plate-forme Netflix qui m’offre personnellement un camion de films et de séries de toutes sortes, de toutes origines, de tous niveaux socio culturels, de toutes tendances politiques, de toutes longueurs, du film simple à la série étalée sur plusieurs heures qu’on peut consommer en tranches napolitaines ou en sandwich géant…

   Du spectacle en veux-tu, en voilà, une offre pléthorique où mon seul index sert à déterminer des options que je peux modifier à la demande, le monde du spectacle s’étale devant ma couette qui n’en est pas encore revenue…

   Et moi j’avale au kilomètre des images qui plombent mes heures de sommeil, je ne sais pas m’arrêter, j’ai essayé la méthadone, l’autosuggestion, l’analyse transgénérationnelle, la thérapie de groupe, les alcooliques anonymes, la dissimulation des télécommandes, je les retrouve toujours…

   Alors voilà pourquoi j’aurais voulu ce matin que vous me jugeassiez avec indulgence, la junkie incurable qui implore votre mansuétude a tout tenté.

Vainement.

   En tout cas, ça déchire sa race, Netflix.

   Que cette journée signe une trêve dans les ombres qui pèsent en ce moment sur nous en nous offrant quelques sourires.

    Je vous embrasse

© Michèle Chabelski

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