Cette année, j’ai fait partie des lecteurs au Mémorial de la Shoah. C’était la première fois. J’allais lire le nom de Henri et Louis, comme l’aurait souhaité notre père s’il avait toujours été là.
Je me dis : je ne sais rien d’eux, je dois me concentrer, je leur dois ça. Mon père nous a peu parlé de ses cousins, parce que leur mort le ramenait toujours à la mort de son propre père. Mais comme il n’y a plus personne pour penser à eux, il est bon que leurs noms résonnent à l’oreille des vivants.
Il n’en va pas de même pour le reste de nos morts, ceux nombreux qui se trouvaient en Pologne et en Allemagne et dont nous ignorions les noms avant de recevoir nos arbres généalogiques établis par des cousins inconnus dispersés sur la planète. Internet fait parfois de ces prouesses. Ces noms-là ne résonneront plus aux oreilles de personne.
Henri et Louis ont grandi à Forbach, en Moselle, une ville minière de Lorraine. Ils étaient français et ils étaient jumeaux. Leur mère, Elsa, avait aussi un frère jumeau, qu’on appelait « le docteur ». Il se rendait au chevet des mineurs de jour comme de nuit, et il descendait dans la mine. C’était un fervent gaulliste. Le frère et la sœur étaient nés vers 1890 à Forbach, alors que la Lorraine était annexée à l’empire prussien, et ils appartenaient à ces familles farouchement françaises. Elle portait un mince anneau en or avec trois petites pierres aux couleurs de la France enchâssées dans une torsade.
Dix ans après la guerre, que savait-on vraiment des camps de la mort ? Qu’en disaient les journaux ? Les parents des jumeaux, torturés par la souffrance, attendaient toujours le retour de leurs enfants, ils refusaient la fin de l’espoir. Je ne les ai jamais vus sourire, ils portaient en permanence un masque douloureux. Elsa était en fauteuil roulant, notre oncle lui parlait avec tendresse. La vieille bonne du « docteur » s’obstinait à nous parler allemand quand on venait. La maison était plongée dans la tristesse.
Ma mère nous disait que leurs fils ne reviendraient pas.
Car on « savait » aussi que les jumeaux ayant été envoyés à Auschwitz, ils « avaient servi à Mengele à faire des expériences ». Quelles expériences ? J’ai appris ce nom-là très tôt, et j’ai appris à ne pas en demander plus.
Les jumeaux avaient été embarqués dans le convoi 32 qui a quitté Drancy le 14 septembre 1942. Il comprenait 1001 déportés, dont 125 enfants. A côté de leur nom, sur la liste, figure leur date de naissance précise. Ils avaient eu vingt ans en avril.
Nous savions peu de choses de Louis et Henri, à part qu’ils avaient deux ans de moins que notre père et qu’ils avaient écrit de Drancy des cartes que mon père conservait soigneusement avec ses papiers de démobilisation, sa croix de Lorraine. Dans le dernier message, ils confiaient à mots couverts qu’ils voulaient entrer dans le maquis, comme lui. « Si jamais on s’en sort, si on revient, on fera comme toi, juraient-ils. Tu nous diras quoi faire. Vengeance, vengeance ! »
Je regarde la liste qu’on m’a envoyée. On me conseille de la lire chez moi en veillant à la prononciation des noms. Evidemment les noms d’origine polonaise ne sont pas faciles, mais on finit toujours par retrouver des consonances familières, les rapprocher de noms qu’on a croisés depuis l’enfance.
Cette année, l’accès du Mémorial de la Shoah à Paris étant réservé aux seuls lecteurs en raison du Covid, nous sommes peu nombreux, la lecture n’a pas lieu sur le parvis, mais dans la crypte. Les organisateurs qui nous accueillent s’en félicitent, le lieu est très approprié.
L’ambiance est chaleureuse, on guide mes pas entre les marches et les câbles, et à mon tour, j’énumère les noms des pères et des mères, des adolescents et des bébés. Le dernier nom sur la liste est celui d’un tout-petit : « Sylvain Ostrowiak, deux ans, né à Paris XVIIIe. » Un petit Juif né en France avec un prénom français envoyé à la mort avec, j’imagine, son frère, Isaac, 18 ans, sa sœur Edwarda, 20 ans, et Rosalie et Natel, les parents. Toute une famille.
Autrefois les lecteurs avaient souvent la voix brisée en lisant le nom d’un père, d’une mère, d’un frère ou d’une sœur, certains sanglotaient. Cela n’arrive plus vraiment. Soixante-quinze ans après, les survivants ne pleurent plus. Nous sommes tous des survivants.
Et là dans cette cour, un jour où j’étais accablée, je me suis dressée du plus haut que j’ai pu et je me suis dit : « Nous sommes là, regardez-nous : nous sommes vos descendants. Ils n’ont pas gagné. Nous sommes là. »
Edith Ochs est journaliste et se consacre plus particulièrement, depuis quelques années, aux questions touchant à l’antisémitisme. Blogueuse au Huffington Post et collaboratrice à Causeur, Edith est également auteur, ayant écrit notamment (avec Bernard Nantet) « Les Falasha, la tribu retrouvée » ( Payot, et en Poche) et « Les Fils de la sagesse – les Ismaéliens et l’Aga Khan » (Lattès, épuisé), traductrice (près de 200 romans traduit de l’anglais) et a contribué, entre autres, au Dictionnaire des Femmes et au Dictionnaire des intellectuels juifs depuis 1945.
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https://frblogs.timesofisrael.com/yom-hashoah-lire-les-noms-a-loreille-des-vivants/
Pour info: la cérémonie de la Lecture des noms s’est tenue au Mémorial de la Shoah les 7 et 8 avril. La lecture a duré 24h non stop. 31789 noms de Juifs déportés de France furent lus. « 31789, dont 6358 enfants, dont ceux de la rafle du Vel d’Hiv dont aucun n’est revenu, a-t-il été précisé à la fin de la cérémonie.
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