“Apocalypse cognitive” :
Pourquoi les gens intelligents croient-ils à des idées folles?
« Je croyais à tout, très profondément, avec enchantement : astrologie et fin des temps, même si ces croyances se contredisaient… La sociologie m’a guéri, somme toute. Parce qu’elle m’a fait comprendre comment on peut adhérer à des croyances folles sans être fou » (1). Gérald Bronner
Le dernier livre de Gérald Bronner, au titre évocateur : Apocalypse cognitive, répond à une question très actuelle, qui m’a personnellement intrigué depuis plusieurs mois et qu’on peut formuler ainsi : comment expliquer le succès de thèses délirantes chez des gens intelligents? Cette question était déjà au coeur d’un précédent ouvrage de Bronner, La démocratie des crédules, paru en 2013. Elle a connu un regain d’actualité avec la pandémie du Covid-19, qui a été marquée par un développement spectaculaire des idées farfelues et des fausses informations, avec des conséquences parfois dramatiques. Pour ne citer qu’un seul exemple, je donnerai celui de l’intox, apparemment venue d’Israël et largement reprise dans le monde entier, selon laquelle le vaccin anti-Covid 19 aurait fait plus de victimes que la pandémie elle-même !
Pour expliquer ce phénomène étonnant, l’auteur utilise les méthodes des sciences sociales et de la sociologie en particulier, en analysant les “biais cognitifs” et autres mécanismes responsables de ce “déferlement de crédulité”. Un des éléments importants de sa démonstration – déjà abordé par David Colon dans son livre consacré à la propagande numérique, est celui de “l’insularité cognitive”, qui désigne les “îles” ou chambres d’écho que nous créons autour de nous, en évacuant toute contradiction et en nous entourant de personnes partageant nos idées (sur les réseaux sociaux ou dans la vie réelle). Ce phénomène encore peu étudié permet de comprendre comment nous nous entourons de personnes qui ont le même avis que nous, et nous “protégeons” ainsi de toute contradiction, en supprimant de nos “amis” ceux qui pensent différemment (sur les réseaux sociaux) ou en nous détournant d’eux dans la vie réelle. A cet égard, la facilité déconcertante avec laquelle nous pouvons “supprimer” des interlocuteurs qui ne pensent pas comme nous (ou qui ne “likent” pas nos posts) constitue une incitation à éviter toute confrontation, et porte ainsi atteinte à tout débat d’idées véritable.
Comme l’explique David Colon, “La fabrique du doute est devenue un outil de manipulation de masse. Songeons au nombre d’individus qui pensent que la terre est plate ou que le masque ne protège pas des maladies infectieuses. Les faits eux-mêmes sont remis en cause… La “fabrique du dissentiment” a remplacé la fabrique du consentement, qui a dominé au 20e siècle. S’y ajoute le fruit de la technologie. Comme le pensait Jacques Ellul, la propagande est indissociable de la technique… Aujourd’hui, des systèmes comme les réseaux sociaux ont pour intérêt économique de satisfaire et de conforter les individus dans leurs opinions. Les réseaux sociaux exploitent des biais cognitifs et aboutissent à des sociétés dans lesquels les gens ne s’écoutent plus.. Ils ne cherchent plus le “common ground’. Les réseaux sociaux ont une lourde responsabilité dans ce phénomène”. (2)
Cet effritement progressif du “common ground” est apparu de manière flagrante depuis le début de la pandémie. Le “débat” public n’oppose plus des arguments rationnels, mais des croyances et des opinions. Il est devenu littéralement impossible de discuter avec une personne qui ne “croit” pas à l’efficacité du vaccin (ou à l’existence du Covid) : on peut simplement prendre acte de ses croyances et décider (ou non) de conserver une relation normale avec elle, en évitant de parler du sujet. Cette nouvelle réalité est évidemment lourde de conséquences sur le plan politique, car elle sape le fondement de nos démocraties. Comment? Elle le fait, explique Ellul, en développant le cloisonnement des idées et des opinions. “Plus il y a de propagande et plus il y a de cloisonnement”.
Contrairement à l’idée reçue, qui voudrait que toute propagande aboutisse à unifier les idées et les cerveaux, soumis aux dogmes d’une “pensée unique”, la propagande des médias sociaux actuels aboutit exactement à l’effet inverse. Elle encourage chaque personne, isolée devant son écran de téléphone portable, à développer ses propres conceptions sur chaque sujet, en s’auto-persuadant de détenir la vérité. L’ère des médias sociaux est ainsi devenue celle du triomphe de l’opinion sur le savoir vrai (selon les termes de Socrate), ou si l’on préfère du morcellement du savoir, à l’aune d’une “post-vérité” entièrement subjective et individuelle. Sur chaque sujet, politique, économique ou scientifique, chacun peut trouver sur le Net la confirmation de ses idées, indépendamment de tout critère objectif de vérité, ou simplement de caractère plausible. (3)
Gérald Bronner souligne l’aspect politique de cette “apocalypse cognitive”, mais les conclusions qu’il en tire sont à mon avis discutables. Comme nous le verrons dans la suite de cet article, son analyse de ce phénomène cognitif de grande ampleur se double en effet d’une interprétation politique selon laquelle le “populisme” – concept flou, dont la validité reste à démontrer – serait l’unique bénéficiaire de l’effritement du common ground démocratique, les tenants des thèses les plus farfelues se trouvant selon lui exclusivement dans un “camp” politique (l’exemple qu’il donne est celui des électeurs de Donald Trump aux États-Unis). Cette politisation de sa thèse l’affaiblit beaucoup, en laissant entendre que seuls des esprits faibles et naïfs seraient vulnérables aux “fake news” et autres infox, alors que le propre de toute propagande est précisément qu’elle fonctionne sur chacun, y compris sur les esprits les plus avertis.
(à suivre)
© Pierre Lurçat
(2) Entretien avec Patrick Chastenet à l’occasion de la remise du Prix Jacques Ellul à David Colon pour son livre Propagande : la manipulation de masse dans le monde contemporain, éditions Belin.
(3) Je renvoie sur ce sujet important à mon nouveau livre, Seul dans l’Arche, Israël laboratoire du monde, qui vient de paraître (disponible sur Amazon uniquement).
J’ai le plaisir d’annoncer la parution de mon livre Seuls dans l’Arche, Israël laboratoire du monde. Réflexion menée entre mars 2020 et mars 2021, ce livre aborde la crise mondiale provoquée par la pandémie du Covid-19 sous l’angle inédit de la double tradition juive et occidentale, nourri de la lecture de rabbins et de philosophes, de sociologues et de poètes. Pour “sortir de l’Arche” et retrouver nos libertés, mises à mal par les politiques anti-Covid, il faut au préalable retrouver l’idée même de la liberté humaine, qui n’est pas seulement la liberté individuelle ou la protection de la confidentialité des données, auxquelles elle se réduit trop souvent aujourd’hui. Il s’agit, bien plus fondamentalement, du libre-arbitre, mis à mal par des décennies d’assauts répétés venant des tenants d’une définition mécaniste de l’homme, considéré tantôt comme un système neuronal, tantôt comme un animal un peu plus évolué (thèse de Yuval Harari dans Homo Sapiens). Pour que la “sortie de l’Arche” ait un sens, il faut repenser l’homme, afin de refonder le monde sur de nouvelles bases plus solides. Il s’agit en effet de la définition même de l’homme et de sa spécificité, qu’il est urgent de réaffirmer aujourd’hui. Si Israël est aujourd’hui devenu le phare d’une humanité malade, pionnier de la vaccination et de la sortie de crise, ce n’est pas un hasard. Le monde attend en effet d’Israël – au-delà d’un modèle sanitaire – qu’il réaffirme la vieille parole venue du Sinaï. Confinés depuis un an dans l’Arche, nous espérons entrevoir la colombe porteuse de la branche d’olivier qui annoncera la décrue puis la fin du Déluge et le retour sur la terre ferme et chaleureuse, augurant d’un nouveau départ pour une humanité plus juste et plus confiante. © Pierre Lurçat Le livre est disponible actuellement sur Amazon uniquement. Les demandes de service de presse sont les bienvenues : pierre.lurcat@gmail.com |
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