Et puis « l’autre » a parlé.
Il fait beau, pourtant, ce qu’il fait beau ! On comprend moins la tristesse quand il fait beau, on l’intègre moins à soi, on ressent moins l’abattement, ça fait un filtre, on croit à la fin ressentir pour d’autres, ou mal ressentir. Il faisait encore beau à l’instant, avant qu’il ne parle, il y avait qui passait par ma fenêtre comme un petit filet d’air tiède qui m’enrobait les chevilles et tout autour de moi comme le souvenir d’un jour de printemps.
J’avais plein de belles choses à dire pourtant : sur le petit Christophe qui a fait cours à ma place hier, et c’était fabuleux, sur la petite Aurelia qui ce matin m’a parlé d’un roman qu’elle avait lu d’elle-même et qui lui avait plu, elle voulait le présenter à la classe, et on aurait aimé qu’elle le fasse ; j’avais de belles choses à dire aussi sur le repas d’aujourd’hui qu’on a partagé dans la cour avec les enfants du club du mercredi, sous un soleil cuisant et qui donnait aux bouchées des goûts de vacances et de mer ; j’avais plein de choses encourageantes à dire, et puis : voilà.
J’ai encore du mal à appréhender la réalité du confinement qui s’annonce, c’est parce qu’il fait beau, sûrement ; ma colère sort douloureusement et lentement et difficilement ; mais demain au réveil, je sais que je serai plein d’une colère plus vive, une colère infinie, il y en aura pour vous tous, ne vous battez pas, sauf si c’est avec moi, enfin, de mon côté, parce que moi, je me bats faiblement, avec des mots.
C’est qu’on s’était habitués à tout, même à ça : aux élèves masqués, aux courses entre deux cours pour rejoindre une autre salle, à la redondance du reproche : « Ton masque ! », qu’on prononce machinalement tout en s’en agaçant, et de le faire, et de le dire ; aux nervosités, aux larmes et aux fatigues, de soi et des autres, des amis et des collègues, des enseignants et des élèves, des grands et des enfants, de tout ça avec tout ça, même quand ça heurte l’esprit, et on se disait : pour l’heure, on continuera au moins à se voir, même imparfaitement, il y aura toujours ça ; on continuera à râler, on continuera à se battre contre des moulins à vent ; on continuera à faire semblant, oui mais : ensemble.
Moi, j’avais prévu plein de belles choses. J’avais prévu de demander au petit Christophe d’assurer mon cours lundi, et je m’en réjouissais déjà, de le voir se démener face à une classe inconnue de lui, tandis que, retranché derrière mon ordinateur, je l’aurais observé ; avec les élèves du club du mercredi, avec qui nous mangions tout à l’heure, on avait prévu de réaliser un fanzine, ce qu’elles ont travaillé aujourd’hui ! Deux par table, dans le beau CDI, à l’ombre des bibliothèques et des rideaux tirés, on parlait de tout et de rien et d’égalité des sexes. C’était suspendu, c’était agréable, tous vivaient ensemble un instant, je veux dire, tous vivaient le même instant, et c’était déjà ça. C’est qu’on fait attention à leur ménager des instants, vous savez.
J’avais aussi dans ma pochette un joli poème de Neruda que je voulais faire lire la semaine prochaine à Elsa qui tient à sa mélancolie adolescente, et un autre de Baudelaire pour Saïd qui après n’avoir rien aimé durant trois ans, a aimé le spleen, l’idée du spleen, et s’est reconnu dans « La Cloche fêlée » lorsqu’il l’a scandé à la classe la semaine dernière, disant en conclusion, presque étonné d’avoir partagé quelque chose avec un poète de classe : « Wesh, mais il a trop raison ! »
J’avais tant de choses à faire et à dire.
Tout à l’heure, en partant, tandis que je lui ouvrais la grille, Aurelia s’est retournée et m’a jeté : « Au fait, c’est à quelle heure qu’il parle le président? »; plus tôt, en classe, Christophe m’avait demandé, avec un respect très enfantin : « A quelle heure parlera monsieur le président ? » ; Micha, lui, avait dit avec une colère qui était comme toute pour moi : « A quelle heure il parlera, l’autre ? » Tous, ils n’avaient que ça en tête, le discours du président. Aurelia disait avec un air de vieille dame : « Quand ils nous mettent le président, c’est mauvais signe « .
Alors voilà, il a parlé, « l’autre ». Parce qu’ils nous ont mis le président, ce soir.
Moi, je leur enseigne le respect des adultes, mais on sait très bien, quand on est enseignant, que le respect ne marche pas à sens unique. Qu’on ne peut demander en retour que ce qu’on donne soi-même. Est-ce qu’on les respecte, eux, les enfants, vos enfants, nos élèves, quand on leur annonce un mercredi que les écoles seront fermées le lundi ? Qu’il faudra s’y faire, et s’y faire en deux jours ?
Moi, là, j’ai envie de pleurer.
J’ai l’impression de revivre l’année dernière ; sauf qu’entretemps, on a eu le temps de faire quelque chose ! Mais que rien n’a été fait.
Est-ce que vous vous rendez-compte qu’on va les perdre ? Qu’ils n’auront pas envie de signer à nouveau pour la classe virtuelle ? Qu’ils sont épuisés ? Que leurs enseignants, nous, moi, nous sommes épuisés aussi ?
On ne nous offre pas des vacances, comme disent parfois les éditorialistes, oh, non, loin de là : seulement un point de vue privilégié sur l’échec scolaire.
En vérité, je ne vais pas vous mentir, on n’est plus à ça près : je pleure, en finissant ce texte.
Vive la République ? Et vive la France ?
On ne doit pas parler de la même chose.
Vous construisez des enfants qui vous haïront.
On vous avait prévenus, ne vous plaignez pas.
Puissiez-vous vous en vouloir, vous qui n’avez pas pris soin des enfants ; vous pour qui les enfants n’existent pas ou ne sont que des chiffres.
Et accommodez-vous de leur colère et, pour ce qu’elle vaut, de la mienne.
© Alexis Potschke
Professeur, Alexis Potschke est l’auteur de « Rappeler les enfants« . Seuil Editions
« L’autre »? C’est qui, « l’autre »?
Emmanuel Macron, Président de la république française?
Quel culot, ce dénommé Alexis Potschke.
Quelle curieuse idée de le citer ici.
Neruda je le lui laisse .