Mohammed Guerroumi. C’était une terrible nuit, la nuit de l’abjection

– C’était une terrible nuit, la nuit de l’abjection –

Il y a exactement 25 ans, dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, les frères Christian, Luc, Célestin, Michel, Christophe, Paul et Bruno, sept moines cisterciens de Notre-Dame de l’Atlas de Tibhirine, sont enlevés en Algérie. Ces malheureux Serviteurs de Dieu trouveront, près de soixante jours plus tard, un destin aussi tragique qu’horrible et inhumain.

C’est en leur mémoire que je leur rends ici un hommage sincère et appuyé, comme ce fut le cas lors de la messe commémorative des 20 ans de leur assassinat, le 25 mai 2016.

Je me souviens encore, la nef de la chapelle de l’Immaculée, ce soir là à Nantes, débordait de monde. Des fidèles catholiques, mais aussi des protestants et de très nombreux musulmans, étaient venus assister à cette cérémonie de la mémoire. Elle fut organisée par le diocèse de Nantes et officiée par le Vicaire général, Père Benoît Bertrand.

À cette occasion, j’avais eu le privilège de prononcer une allocution, que je reproduis ici :

Au nom d’Allah, Le Clément, Le Miséricordieux. Que la Paix soit sur vous.

Chères sœurs, chers frères, chers amis.  

C’est avec une profonde émotion, une tristesse émaillée d’une amertume persistante en mon âme et conscience de musulman, que je viens évoquer devant vous, en cette église, grâce à l’amabilité de Père Benoît Bertrand à qui j’adresse tous mes remerciements, le souvenir de cette bouleversante et terrible tragédie qui a brutalement mis fin à la vaillante existence des sept malheureux moines, du monastère de l’Atlas, à Tibhirine.  

Mais néanmoins, par cette cérémonie de la mémoire et en communion avec vous, je viens aussi offrir ma joie en partage, celle qui conforte ma belle espérance en cet honorable martyr, distingué par la volonté et la gloire du Tout Puissant lorsque, par Son Verbe en Son Livre, Dieu dit :

« Ne pense pas que ceux qui ont été tués dans le sentier de Dieu, soient morts. Au contraire, ils sont vivants, auprès de leur Seigneur, bien pourvus et joyeux de la faveur que Dieu leur a accordée, et ravis que ceux qui sont restés derrière eux, et ne les ont pas encore rejoints, ne connaîtront aucune crainte et ne seront point affligés. Ils sont réjouis d’ une bienveillance de Dieu et d’un privilège, du fait que Dieu ne laisse pas perdre la gratification des croyants » . Coran. S3 – V169 à 171.

Mes chers frères, sœurs et amis.

Cette Algérie qui m’a vu naître, que je chérissais tant avant de l’abandonner à son destin, ce territoire si vaste, si fascinant et si envoûtant qu’il me plaisait à arpenter et sillonner inlassablement, sans qu’aucun coin ni recoin n’ait pu échapper à ma curieuse incursion; cette nation d’un peuple digne, rude et attachant, si diversifié et si homogène à la fois, par lequel les langues et les coutumes s’entrecroisent et s’entremêlent; cette terre qui fut trop souvent souillée par les larmes et longtemps abreuvée du sang des innocents, ce pays aux mille richesses mais qui n’a pas su les répartir équitablement en son sein, s’est laissé emporter un temps dans le tourbillon de la violence, dans le délabrement du désordre, de la division et de la désolation, dans le déchirement des convictions et la tourmente des consciences, dans l’abjection du crime aveugle et de l’ignominie sanguinaire, par la prééminence de l’imposture religieuse, et l’exaspération des luttes d’intérêts.  

Ni la peur, ni la terreur, ni l’angoisse pernicieuse et constante, qui se répandaient dans les villes et les campagnes, ni même les exactions criminelles qui se multipliaient sans cesse et qui se rapprochaient inexorablement du monastère de Tibhirine, n’ont cependant réussi à affecter la détermination du Père Christian de Chergé, ni de celles de frère Luc et des autres valeureux moines, ni celle du frère “cheikh” Amédée, comme le nommaient les autochtones, à demeurer dans leur sanctuaire, aux côtés de leurs voisins musulmans.  

Si d’aucuns qualifieraient de naïve ou d’irresponsable l’attitude des courageuses victimes du monastère de Tibhirine, je répondrais qu’elle reflète bien plus la magistrale démonstration de la fidélité à l’engagement de ces hommes qui ont œuvré, corps et âme pour Dieu, par le don de soi, l’échange et le partage, par la proximité et la fraternité, au profit des plus fragiles parmi les musulmans qui les entouraient et les côtoyaient.  

Et puis, quelle meilleure preuve que la Parole de Dieu lorsqu’Il dit :

« Et tu trouveras certes que les plus disposés à aimer les musulmans sont ceux qui disent : « Nous sommes chrétiens.» C’est qu’il y a parmi eux des prêtres et des moines, et qu’ils ne s’enflent pas d’orgueil. » Coran. S5 – V82

À l’instar du Père Christian de Chergé, tous les moines, les prêtres, les frères et les sœurs qui portaient leur dévolu sincère sur l’Algérie, ressentaient ce besoin incompressible de susciter leur passion intérieure pour la découverte de l’âme musulmane et pour vivre cette communion avec ce peuple, en s’abreuvant de leur vocation à rechercher la Présence et la Grâce de Dieu, tout en restant véritablement dévoués à leurs ordres ou à l’Église algérienne pour qui la paix est synonyme de piété.

La fin du siècle dernier fut marquée par la décennie noire, cette terrifiante période durant laquelle ont succombé près de 250 000 algériens, parmi eux figurent une trentaine de femmes et d’hommes d’église. Tous victimes de l’atrocité et de la barbarie qui régnaient alors sur tout le territoire algérien.  

Je ne sais plus ce qu’il est advenu de ce prêtre, si accueillant et si affable, qui entretenait une petite église perpétuellement ensablée, au cœur de la splendide oasis d’El Goléa, près de laquelle il avait bâti un magnifique petit musée de sciences naturelles.  

Je ne sais pas non plus ce qu’il est advenu de cette admirable et dynamique mère supérieure d’une clinique près d’Alger, dans laquelle elle accueillait, protégeait et accompagnait généreusement, jusqu’à leur accouchement, ces filles mères menacées par leurs proches ou la vindicte de la société.  

Je ne sais encore moins ce qu’il est advenu à ces attendrissantes sœurs catholiques d’un orphelinat qui, pour la plupart, n’avaient jamais enfanté, mais qui prenaient admirablement soin, avec amour et tendresse, ces petits bébés algériens abandonnés qu’on leur confiait, tel des petits Jésus dans les bras de Marie.  

Chers amis. L’Église d’Algérie, depuis plus de 150 ans, s’est toujours montrée solidaire de l’islam et des musulmans. Monseigneur Dupuch qui fut l’ami de l’Emir Abdelkader, Mgr Lavigerie qui implanta les premiers dispensaires dans les régions éculées de Kabylie et de l’Aurès, Mgr Etienne Mohammed Duval qui soutint l’indépendance de l’Algérie et Mgr Teissier qui œuvra pour la réconciliation nationale, sans oublier Feu Mgr Claverie et tant d’autres, tous ces évêques et archevêques ont fait de l’Église une incontournable institution proprement algérienne, au service de Dieu et de ce peuple musulman d’Algérie.  

En cela, l’abomination qui a consisté à ôter la vie de ces sept moines de Tibhirine, tout autant celles de ces chrétiens serviteurs de l’Église d’Algérie et leurs milliers de frères musulmans, constitue non seulement un abject crime contre l’humanité, mais aussi et surtout une exécrable trahison envers l’Amour et la Miséricorde de Dieu.  

Lorsqu’une telle forfaiture persiste à se réfugier dans l’opacité d’un mystère ténébreux, ou lorsque la justice peine à s’imposer, la conscience musulmane ne peut trouver ni soulagement, ni répit.  

Que la Bénédiction de Dieu soit sur vous tous, incha Allah.  
Je vous remercie.  

Nantes, le 25 mai 2016        
mg.

Musulman rationaliste, engagé et laïc, nommé en 2016 Délégué régional à l’instance nationale de dialogue avec l’islam, Mohammed Guerroumi est très impliqué dans le dialogue interreligieux. Auteur à Causeur, il est un des Signataires du “Manifeste contre le nouvel antisémitisme“.

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