Ce 19 mars 2012 était un jour presque comme un autre. Mon père arpentait les longs couloirs de l’EHPAD où il séjournait depuis qu’il y avait été placé. Son Alzheimer s’aggravait. Il disjoncte et il mélange les dates, les faits et les gens, il cherche désespérément sa chambre. De ce beau vieillard, il restait ce regard énigmatique et perçant, à la fois lointain et aimant, ces yeux bleu-gris, que je regardais encore comme si j’étais un enfant. Je passais mon temps à chercher mon père dans les couloirs de l’EHPAD, qui passait son temps à chercher son portefeuille, les clés de sa maison, sa femme (ma mère) qui était décédée depuis plusieurs années, la salle de restaurant, je ne sais quoi encore. Il savait qui j’étais et il ne savait plus vraiment qui j’étais. Je savais qui il était et je l’aimais. Il me manque cruellement.
Le 19 mars 2012, je l’avais enfin retrouvé, errant, tel un fantôme dans les couloirs de l’EHPAD. J’installais des affaires dans sa chambre. Ce jour-là, j’étais fatigué moralement de le voir ainsi. La télévision était allumée. Et puis soudain, sur une chaîne d’information, nous entendîmes les journalistes qui commentaient une information soudaine, dramatique. C’était l’affolement dans les salles de rédaction, les commentateurs se succédaient à l’antenne, avec des directs, des gens interviewés dans la rue. Les réactions du monde politique s’enchaînaient.
Dans le quartier Jolimont, à Toulouse, peu avant 8h30 du matin, à l’heure où les élèves de l’école juive Ozar Hatorah s’apprêtent à entrer en cours, un homme casqué avait garé son scooter. Il s’était avancé d’un pas tranquille, il avait sorti une arme et ouvert le feu sur un groupe de personnes massées devant l’établissement. Un professeur de religion du collège, Jonathan Sandler, 30 ans, avait été atteint au ventre. Il s’écroule au pied de son fils Arieh, 5 ans, mortellement touché lui aussi. Le tueur fait quelques pas dans la cour, ouvre le feu à nouveau. La fille du directeur de l’école, Myriam Monsonego, 7 ans, tente de s’échapper. Elle ne fait que quelques foulées, avant d’être atteinte d’une balle dans le dos. Le tueur tire alors sur le petit Gabriel Sandler, 4 ans. Puis, il revient vers Myriam, l’empoigne férocement par les cheveux et l’achève d’une balle dans la tête, avant de prendre la fuite sur son deux-roues.
J’étais sidéré, j’étais effrayé. J’en avais même oublié la présence de mon père, se trouvant juste à côté de moi, assis sur son fauteuil. Paisible, éloigné, absent. Et pourtant, j’entendis distinctement mon père me dire : « Cela recommence. On tue encore des enfants juifs. » Sa mémoire longue était encore présente. Puis, il se mit à ajouter que je devais faire quelque chose. Il se rappelait de ma fonction, de mon intérêt pour ces sujets, du combat que je menais contre l’antisémitisme. Mais, sur le moment, j’étais doublement abattu. Par l’information qui venait de tomber, cette cruauté et par la réaction de mon père. Son regard n’était plus le même, il creusait en sa mémoire, la peur, l’effroi, la douleur du petit gosse juif qui pisse dans son froc lorsqu’il croisait des soldats allemands dans la rue, en 1942. La peur du petit gosse juif qui avait eu peur, tous les jours de sa vie, pendant ses années noires.
Sa réaction rejoignait un autre traumatisme. En 1987, sa propre mère, âgée de 90 ans, avait eu une attaque. Elle était allongée, à même le sol, sous la table de sa salle à manger. C’est ainsi que mon père la trouva ce matin-là. La vieille femme délirait. Et se mit à marmonner quelques mots, en yiddish, à l’oreille de mon père. « Gigi (le surnom de mon père), viens te cacher avec moi. Les Allemands nous cherchent. » Lorsque mon père m’avait raconté le jour même cette histoire, il s’était mis à pleurer. Nous n’étions plus en 1943, mais en 1987. Que s’était-il passé dans la tête de cette vieille femme, quasi mourante ?
Quelques semaines après l’attaque de l’école juive de Toulouse (le 8 juillet 2012), le présentateur de l’émission Sept à huit, sur TF1, annonçait qu’allaient être diffusés à l’antenne les enregistrements du terroriste, pris juste avant sa mort, alors que le Raid assiégeait son appartement. C’est la première fois que l’on entendait la voix du terroriste, une voix calme, assurée, déterminée. Sur l’enregistrement, le timbre de voix ne laissait rien paraître : aucune émotion, aucun regret, aucune peur, si ce n’est la seule certitude d’avoir accompli sa « mission ». L’homme disait être un agent d’Al-Qaïda. Il affirmait avoir été partout pour brouiller les pistes. Mais, ce n’est qu’au Pakistan qu’il a pu entrer en contact avec les terroristes. Là, après une formation, on lui aurait proposé de commettre des attentats en utilisant des bombes. Mais en France, poursuivait-il, il est difficile de se procurer certains produits. Il demande alors aux terroristes un entraînement spécifique pour tirer au pistolet. Pour apprendre à tuer méthodiquement, n’importe quelle cible tant qu’il pourra tuer.
De retour en France, le terroriste continue de brouiller les pistes, égarant les agents du renseignement chargés de le surveiller. Puis il passe à l’action. Il frappe, il assassine méthodiquement, froidement, des militaires. Le hasard l’empêche d’atteindre sa prochaine cible. S’il avait pu, il aurait aimé s’attaquer à la synagogue de Bagatelle. Alors il se rabat sur une école juive : « J’ai repris le scooter et je suis passé comme ça, ce n’était pas prémédité, enfin si, je comptais le faire, t’as vu, mais le matin en me réveillant, ce n’était pas mon objectif. » « Au début, les frères [les djihadistes pakistanais] m’ont dit de tuer tout, tout ce qui est civil et mécréant, tout : les gays, les homosexuels, ceux qui s’embrassent publiquement […]. Mais moi, j’avais un message à faire passer […]. J’ai tué des enfants juifs parce que mes petits frères, mes petites sœurs musulmanes se font tuer. Donc moi, je savais qu’en tuant que des militaires, des Juifs, le message passerait mieux. Parce que si j’avais tué des civils, la population française aurait dit que, euh voilà, c’est un fou d’Al-Qaïda, c’est juste un terroriste, il tue des civils. Même si j’ai le droit, mais le message est différent […]. Je tue des Juifs en France parce que ces mêmes Juifs-là… euh tuent des innocents en Palestine. » Il était, dit-il, prêt à commettre de nouveaux carnages. Mais il savait qu’un jour « ça allait être vraiment chaud pour [lui], qu’il y allait avoir des barrages, tout ça » : « J’aurais tout fait au culot, je serais entré dans les commissariats, j’aurais abattu le policier qui est à l’accueil, j’aurais abattu des gens dans la rue, des gendarmes qui circulent en voiture, aux feux rouges, j’aurais mis des guet-apens. »
Mon père ne m’a plus jamais parlé de l’attentat de Toulouse. Je n’ai plus jamais parlé de cela avec lui. Je n’ai pas osé, je n’ai pas pu, je n’ai pas su, je n’ai pas voulu. Il continuait à arpenter les couloirs, cherchait son portefeuille et sa femme. Il ne comprenait plus le monde, il s’oubliait, avant de quitter ce monde.
Le 5 mars 2021, en allumant mon poste de radio, je venais d’entendre qu’un homme armé d’un couteau avait été maîtrisé près d’une école juive, à Marseille. Il aurait pu commettre un carnage s’il n’avait pas été refoulé par des agents de sécurité. Il avait ensuite été maîtrisé à l’intérieur d’une épicerie casher, qui se trouvait à proximité de l’établissement scolaire. Ce jour-là, distinctement, j’ai revu le visage de ma grand-mère, j’ai revu le visage de mon père. Hantant mes souvenirs, ils sont venus me dire que l’on avait voulu encore frapper des enfants juifs. J’ai encore mal aujourd’hui de me rappeler qu’une des dernières choses que mon père vit de ce triste monde avant de le quitter, c’est que l’on pouvait tuer encore des enfants juifs.
© Marc Knobel
Source: Revue des Deux Mondes 22 mars 2021
Marc Knobel, historien, et essayiste, ancien membre du conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’Antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH)? est l’auteur de « Cyberhaine. Propagande, antisémitisme sur Internet » (Hermann, 2021).
Bambi
Pour Marc, son père et tous ceux que ce texte bouleverse :
C’est un petit faon de deux ans et demi que la Biche a caché avant de s’enfuir pour détourner la meute.
« Demandez-le aux bons chasseurs
Avec l’étoile sur le coeur
On traque beaucoup mieux la bête »…
La Biche a été assassinée à Auschwitz.