En 2019, la journaliste Barbara Necek réalisait À la recherche du Schindler polonais, formidable documentaire qui retraçait l’histoire d’Eugène Lazowski, sauveur de Polonais pendant la Seconde Guerre mondiale qu’une légende tenace a transformé en sauveur de Juifs. Elle revient pour K. sur la genèse de son film, les coulisses de son tournage et l’histoire d’une fake news historique qui continue son petit bonhomme de chemin.
Née en Autriche de parents polonais qui ont fui le communisme en 1973, j’ai eu la chance de grandir avec une belle histoire familiale.
Ma grand-mère paternelle, Maryja Necek, que je n’ai jamais connue, a caché une jeune femme juive pendant plus d’une année au péril de sa vie et celle des siens en Pologne occupée pendant la guerre. Échappée d’un train en direction d’Auschwitz, la jeune femme avait trouvé refuge dans la maison familiale à Klaj, un petit village à 30km de Cracovie, en pleine campagne polonaise. Pendant la journée, Lusia restait cachée dans une petite pièce située au grenier de la maison, qu’elle quittait le soir pour prendre le repas avec la famille. Même mon grand-père, absent pendant la semaine pour des raisons professionnelles, n’avait pas connaissance de son existence. Ces faits m’ont été racontés par ma tante, âgée alors de 8 ans.
Lusia est restée cachée pendant plus d’un an et elle a survécu à la Shoah. Dans la Cracovie d’après-guerre, elle a trouvé un travail dans une pharmacie. Décédée jeune à la fin des années 50, Lusia a emporté tous ses secrets avec elle et donc les preuves de l’incroyable courage de ma grand-mère. Maryja Necek fait partie de ces Justes qui resteront dans l’ombre pour toujours. Impossible en effet de la faire reconnaitre par Yad Vashem sans que la personne sauvée ou ses descendants en fassent la demande et apportent des preuves.
Est-il nécessaire de préciser que cette histoire a toujours fait ma fierté ?
Cette histoire explique sans doute pourquoi j’ai mis longtemps avant de me poser la question de l’existence d’un antisémitisme polonais. Pour moi, les fronts étaient clairs : les criminels antisémites étaient les Allemands et les Autrichiens; les victimes, les « bons », étaient les Polonais et tous les autres peuples qui ont souffert du joug nazi à partir de 1938.
Le choc fut rude quand je suis arrivée à Paris à l’âge de 20 ans pour y faire mes études. Dans les années 90, il arrivait fréquemment dans leurs discussions que les Français évoquent l’Anschluss et le passé brun de l’Autriche , le seul mot qu’ils semblaient avoir retenu lors de leurs cours d’allemand. Même s’il était désagréable d’endosser régulièrement l’identité de celle qui vient d’un pays de « nazis », je pensais que ma deuxième identité, celle de Polonaise me rachèterait.
Mais à ma grande surprise, ce ne fut pas le cas. Les Français avaient une bien piètre image des Polonais en la matière. Un jour notamment, je me suis retrouvée dans une soirée où il était à nouveau question du passé. Ne sachant rien de mon histoire, l’une des convives s’est lancée dans une diatribe sur « ces fachos et antisémites d’Autrichiens » jusqu’à ce qu’on lui fasse remarquer que j’étais, moi, originaire de ce pays. Confuse, elle m’a répondu en guise d’excuses : « De toute façon, ils ne seront jamais aussi antisémites que les Polonais. » Une réponse qui de toute évidence n’a rien arrangé pour moi.
Mais que faire alors de ces Polonais qui comme ma grand-mère ont risqué leur vie et celle de leurs familles pour sauver des Juifs ? En vérifiant le registre des Justes parmi les Nations, on constate en effet que la Pologne est le pays qui compte le plus grand nombre de Justes au monde. Aujourd’hui, il s’élève à presque 7000. Mais aucun d’entre eux n’est connu comme Oskar Schindler, ce riche industriel allemand et membre du parti nazi immortalisé en 1993 dans le film de Steven Spielberg La liste de Schindler. Grâce à cela, Schindler qui a sauvé 1200 personnes en les faisant travailler dans ses usines est devenu sans doute le Juste le plus célèbre au monde.
Deux médecins polonais qui ont sauvé 8000 Juifs !?
En octobre 2015, Sophie Jeaneau, une amie française, productrice, m’a fait découvrir un article sur le site du Figaro intitulé « Un village polonais sauvé des nazis par une fausse épidémie » qui éveillât ma curiosité. On y lisait que deux médecins polonais avaient protégé pas moins de « 8000 hommes, femmes et enfants de confession juive » pendant la Deuxième Guerre mondiale dans le village de Rozwadow, près de Stalowa Wola, une ville industrielle dans le sud-est du pays. Ces deux médecins s’appelaient Eugeniusz « Eugène » Lazowski et Stanislaw Matulewicz.
Leur méthode était ingénieuse : en inoculant une bactérie non offensive à des patients en bonne santé, ils obtenaient de faux positifs au test en vigueur à l’époque. Ayant une peur bleue du typhus, les Allemands avaient pour habitude de mettre sous quarantaine les zones infectées et évitaient de s’y rendre pour confisquer des denrées alimentaires ou déporter ses habitants. C’est de cette manière-là que, selon les sources que j’avais consultées, 8000 personnes dans la région de Rozwadow avaient pu rester en vie. Dont la plupart étaient des Juifs.
L’histoire était incroyable ! Près de 8000 Juifs sauvés, soit 6 fois plus que le fameux Oskar Schindler ! Le chiffre semblait étonnamment élevé, mais après tout, des histoires invraisemblables s’étaient produites lors de ces années troubles de la Seconde Guerre mondiale. J’avais envie d’y croire. Je pensais alors que je tenais mon histoire, celle qui allait me permettre de faire un film qui changerait le regard que portait le monde sur la Pologne et sa réputation de pays foncièrement antisémite.
Après un rapide tour sur Internet j’ai trouvé un grand nombre d’articles en polonais, anglais, français, italien et espagnol qui relayaient la même information. Même le site Jewish Virtual Library consacrait une page sur le docteur Lazowski et son exploit. Ma référence ultime était un article paru en août 2001 dans le Chicago Sun Times intitulé « Chicago’s Schindler » qui affirmait noir sur blanc que Lazowski et Matulewicz avaient sauvé 8000 personnes, juives et non-juives de la déportation par les nazis dans les camps. L’article était basé entre autres sur un entretien avec le docteur, décédé en 2006 à Chicago, où il avait émigré et fini sa vie.
Première déception
Ma propre enquête a commencé par un simple coup de fil au musée de Stalowa Wola qui, selon le Figaro, avait organisé une exposition sur les deux médecins. A l’autre bout du fil, je suis tombée sur la conservatrice, Aneta Garanty, qui s’était érigée en gardienne de la mémoire de Lazowski, « le héros de la ville ». Je n’étais pas la première réalisatrice à m’intéresser à l’histoire du docteur : plusieurs équipes de télévision, dont une Allemande et une Japonaise, avaient déjà contacté le musée, mais aucun projet de documentaire n’avait abouti. J’appris aussi qu’une équipe de télévision américaine sous la direction d’un certain Ryan Bank avait fait un tournage en 2000 à Rozwadow, avec le docteur lui-même. Mais personne n’a jamais vu le résultat. C’était donc à moi que revenait l’honneur de faire ce premier film sur le Juste polonais méconnu.
Mais Aneta a vite brisé mes rêves, car selon elle, rien ne permettait d’affirmer catégoriquement que les deux médecins avaient sauvé 8000 Juifs à Rozwadow pendant la guerre. Malgré toutes les recherches que le musée avait faites, aucun témoin n’avait jamais été retrouvé.
Ma déception fut grande, mais je ne m’avouais pas vaincue. Et si le musée se trompait ? J’étais déterminée à mener une enquête sérieuse et approfondie et à trouver des preuves pour raconter mon histoire rêvée de ce Juste que le monde ignorait encore.
J’ai dévoré les documents que la conservatrice avait eu la gentillesse de m’envoyer et surtout l’autobiographie de Eugène Lazowski, écrite en 1993 aux États-Unis où il s’était exilé en 1958. Épuisé depuis longtemps, le livre était intitulé Ma guerre privée, Mémoires d’un médecin soldat 1939-45. J’espérais y trouver des indices qui pourraient confirmer mon histoire.
Le livre raconte l’histoire d’un patriote polonais, garçon de bonne famille, né en 1913 et fier de l’indépendance acquise de son pays en 1918 au terme de la Grande Guerre. Dès le début de son récit, Lazowski témoigne de l’empathie qu’il éprouve pour ses concitoyens juifs qui sont soumis à des mesures de discrimination et des violences dans la Pologne des années 30. Certaines universités introduisaient un numérus clausus pour limiter le nombre d’étudiants juifs, par exemple. Dans les amphithéâtres, ils avaient des places attribuées pour ne pas se mélanger aux autres et des groupes nationalistes polonais se livraient à des bagarres contre eux ainsi que contre ceux qui les défendaient. Dans son livre, Lazowski condamne fermement cet antisémitisme et affirme même avoir refusé de respecter les « bancs ghetto ».
Avec l’invasion de la Pologne par l’Allemagne nazie, Lazowski est mobilisé en tant que médecin sur le front. Il est aux premières loges de la débâcle de l’armée polonaise. Il est fait prisonnier par les Soviétiques qui envahissent le pays à l’Est le 17 septembre 1939, mais arrive à s’échapper d’un convoi en direction de l’URSS. Après une période de clandestinité chez ses parents à Varsovie, Eugène obtient un travail de médecin de campagne dans le petit village de Rozwadow, à trois heures de la capitale. Et c’est là qu’il arrive au printemps 1941 avec sa femme Maria. Rozwadow était alors une petite ville typique du sud de la Pologne, comptant près de 60% de Juifs. Il y avait des synagogues, des boucheries cascher, des écoles juives et même deux clubs de foot juifs.
Mais quand le jeune médecin arrive, cette petite vie a déjà été transformée par l’occupant. S’il n’y a pas de ghetto à proprement dit à Rozwadow, les Juifs sont assignés à résidence, mobilisés tous les jours par les soldats allemands pour des travaux forcés. L’occupant les a obligés à détruire leur synagogue.
Témoin quotidien de la répression, contre les Polonais, mais aussi contre les Juifs, Lazowski soigne clandestinement ses voisins juifs alors que c’est formellement interdit. L’occasion de résister aux nazis lui est donnée quand un autre médecin, le Docteur Stanislaw Matulewicz arrive de Varsovie dans la région. Chercheur dans l’âme, celui-ci découvre dans son petit laboratoire secret qu’en inoculant une bactérie inoffensive pour l’organisme humain, l’OX 19, les tests de typhus pratiqués à l’époque révèlent de faux positifs. Pour les deux docteurs, cette découverte devient une arme formidable : en créant une fausse épidémie de typhus, ils peuvent tenir les Allemands à distance et éviter qu’ils viennent voler des quotas de nourriture et déporter des gens pour des travaux forcés dans le Reich. L’ « opération typhus » est lancée pour la première fois par Lazowski et Matulewicz à l’hiver 1941-42 dans le plus grand secret. Personne, ni même les patients vaccinés à la bactérie OX 19 ne sont au courant de cette manœuvre. En 1977, les deux médecins publient un article dans la revue scientifique de la American Society for Microbiology sur leur fausse épidémie.
Vient maintenant LA question: y avait-il des Juifs parmi les gens vaccinés et combien ?
Lazowski apporte la réponse lui-même dans son livre et brise lui-même son propre mythe : le docteur précise bien qu’il ne pouvait pas sauver les Juifs de cette manière. Un Juif diagnostiqué positif au typhus était immédiatement exécuté par les Allemands qui avaient d’ailleurs érigé le typhus en maladie « typiquement juive » pour les besoins de leur propagande. L’action de sauvetage ne pouvait donc bénéficier qu’aux seuls habitants polonais non-juifs. Mon rêve d’un film sur un Juste polonais s’est définitivement effondré.
L’histoire aurait pu s’arrêter là. Mais restait tout de même cette rumeur des 8000 Juifs sauvés par Lazowski et Matulewicz. Était-elle réellement sans fondement ? Les dizaines d’articles que j’avais pu lire s’étaient-ils trompés ? Encouragée par ma productrice Sophie Jeaneau qui elle aussi se passionnait pour cette histoire, j’ai décidé de mener l’enquête en Pologne.
À la recherche de traces de la population juive de Rozwadow
À Rozwadow, il ne reste plus beaucoup de personnes qui pourraient témoigner de l’époque qui a vu les exploits de Lazowski. La petite ville, devenue un quartier de Stalowa Wola, a gardé sa place centrale carrée, entourée de petites maisons anciennes. L’une d’entre elles, le numéro 23 abritait autrefois le cabinet du docteur. Si la population de Rozwadow était composée à 60% d’habitants juifs avant la guerre, plus rien ne rappelle aujourd’hui leur présence. Mes premiers rendez-vous m’amènent à rencontrer les anciens, notamment Kazimierz Jackowski, âgé de 88 ans. La veille de la guerre, il avait 10 ans et se souvient de ses voisins juifs et de l’ambiance qui régnait entre Juifs et Polonais. À ce sujet, il s’est empressé de nous confier une petite histoire, censée nous éclairer sur la nature des Juifs : « Il y avait beaucoup de concurrence entre les commerçants juifs et polonais. Il y avait deux boulangeries juives à Rozwadow et un jour un Polonais avait décidé d’en ouvrir une aussi. Dès que les Juifs ont vu ça, ils ont baissé leurs prix pour détruire ce concurrent polonais. Vous voyez bien à quel point les Juifs étaient perfides. »
Au numéro 23 de la place principale, où se trouvait le cabinet médical du Docteur Lazowski, c’est Stanislaw Skruch, son nouveau propriétaire, qui nous accueille. « Je me souviens bien de mes camarades juifs qui étaient dans ma classe. Pendant les récréations on leur piquait leur kippa pour jouer au foot avec. Des années plus tard, l’un d’entre eux était revenu visiter Rozwadow. Il a refusé de me serrer la main à cause de ça. » Toutes ces réponses me mettent un peu mal à l’aise. Je me demande naïvement s’il faut y voir des relents d’antisémitisme ou de simples gamineries. J’aurais préféré entendre d’autres types de propos, d’autant plus qu’il n’est nulle part question d’une quelconque animosité des Polonais contre les Juifs dans l’autobiographie de Lazowski.
Les témoignages de toutes les personnes que je rencontre confirment bien la fausse épidémie : certains se souviennent d’églises et d’écoles fermées et de la nervosité de l’occupant. L’historien local Dionizy Garbacz me montre même le témoignage d’un prêtre daté de 1945 qui décrit la mise sous quarantaine de la région et se réjouit du fait que les Allemands ont arrêté de faire des incursions dans les villages. Mais Garbacz est formel : Lazowski n’a pas sauvé de Juifs par sa fausse épidémie, mais uniquement des Polonais.
Au musée régional de Stalowa Wola, l’historien Marek Wiatrowicz réfute lui aussi cette légende en bloc : d’abord, il n’y a jamais eu 8000 Juifs dans la région. Qui plus est, la majorité d’entre eux ont été raflés en juillet 1942 lors de « l’action Reinhart » par les Allemands pour être déportés dans les camps de concentration et d’extermination. En hiver 1942/43, au moment où Lazowski a augmenté le nombre des injections de la bactérie OX 19, il n’y avait plus aucun Juif à Rozwadow. Le musée lui-même ne colporte d’ailleurs jamais la légende de Lazowski, sauveur de 8000 Juifs, mais se contente de raconter sa vraie histoire.
Une fake news historique
Comment cette légende des 8000 Juifs sauvés était-elle née ? Pourquoi se trouve-t-elle répétée et reprise par d’autres sans que jamais personne ne prenne la peine de la vérifier ?
Après tout, il me restait encore une piste : celle du Chicago Sun Times, ce quotidien américain qui avait fait sa Une sur les exploits de Lazowski en 2001. Qu’est-ce qui avait permis eu journalise américain Art Golab d’intituler son article « le Schindler de Chicago » ? En 2001, il a pu interroger Lazowski qui lui a peut-être livré ses derniers secrets… La question était maintenant de savoir comment ce journaliste américain avait fait son enquête. Après plusieurs mails restés sans réponse, j’ai fini par le joindre au téléphone.
Même plus de 15 années plus tard, Art Golab se souvenait très bien de son papier sur le « Chicago’s Schindler » qui avait fait la Une du quotidien le 31 août 2001 dans son édition dominicale. Il m’explique avoir recueilli toutes les informations qui lui avaient permis d’écrire l’article de la part du docteur lui-même, rencontré à Chicago. Quant à la question de savoir s’il avait pu trouver des preuves qui auraient confirmé le sauvetage des Juifs par Lazowski et sa méthode, Golab était obligé de nier. « Je ne parle pas polonais et je n’avais pas de contacts en Pologne alors je n’ai pas pu trouver de preuves » fut la seule explication du journaliste. S’il pense aujourd’hui que le titre de son papier était quelque peu exagéré, il en attribue la faute à son rédacteur en chef, mais aussi aux impératifs commerciaux du journal. « L’histoire n’aurait intéressé personne s’il n’y avait eu que des Polonais sauvés. Sans ça, elle aurait peut-être été publiée, mais elle n’aurait jamais fait la Une » m’explique -t-il au téléphone. Un titre trompeur et tapageur, une belle histoire adaptée au goût des lecteurs pour vendre du papier, je venais de reconstituer les tenants et les aboutissants d’une fake news historique qui depuis a fait son chemin sur la toile pour arriver jusque sur le site du Figaro, là où je l’avais découverte !
A Chicago je rencontre une autre personne qui a fait la même enquête que moi, avec 15 années d’avance : Alyssa Parchem. Originaire de Chicago et étudiante en histoire, elle était tombée sur le papier d’Art Golab et avait décidé de faire son mémoire de maîtrise sur l’histoire de Lazowski. Comme tout le monde, le titre « Chicago’s Schindler » l’avait intrigué, car il suggérait clairement une attitude tout aussi héroïque que celle du célèbre personnage du film de Spielberg. Mais une rencontre avec Eugène Lazowski à Chicago lui avait rapidement ouvert les yeux : devant la jeune femme, il a affirmé ne jamais avoir été le héros dépeint dans les pages du Chicago Sun Times. « Il était réellement gêné et fâché d’avoir été présenté comme le Schindler de Chicago » se souvenait la jeune femme lors de notre rencontre. « A aucun moment il ne m’avait dit avoir sauvé des Juifs, au contraire. Avec sa méthode, il ne pouvait pas les aider. »
Choquée par cette découverte, Alyssa Parchem m’a raconté aussi avoir confronté l’auteur de l’article ainsi que son rédacteur en chef pour leur demander les sources qui étayaient le récit publié. Tout en admettant leur erreur, aucun d’entre eux n’avait voulu rectifier l’histoire, qui était trop belle et se vendait trop bien. En dehors de ces raisons purement commerciales, Alyssa propose une autre cause pour expliquer une telle distorsion de l’histoire par les journalistes américains. « La majorité des Américains ne connaissent de la Seconde Guerre mondiale que l’extermination des Juifs. Nous ne savons que très peu de choses sur les autres pays occupés, comme la Pologne et le sort qui a été réservé à leurs populations par les nazis. Quand vous voulez intéresser un Américain à cette période, il faut leur parler des choses qu’ils savent déjà. Et une histoire héroïque sur la Seconde Guerre mondiale doit forcément impliquer les Juifs. »
Le Docteur Lazowski – une personnalité trouble, victime de sa légende
Il me restait encore la personnalité du docteur à explorer, le personnage principal que je ne connaissais qu’à travers son livre. Dans l’Oregon, j’ai fait la connaissance de sa fille Alexandra et de ses enfants, Mark et Jennifer. Les murs de sa maison sont décorés de tableaux de maîtres polonais hérités du docteur. Toute la famille reste marquée par son histoire héroïque et la gloire que lui a conférées l’article du Chicago Sun Times. Alexandra, née à Rozwadow en 1942, se souvient qu’après sa parution, le téléphone n’a pas arrêté de sonner. Félicité par des amis, sollicité par des médias locaux, le docteur était devenu une personnalité convoitée sur ses vieux jours. « Il adorait être au centre de l’attention, il a savouré chaque minute de sa nouvelle célébrité. » m’a-t-elle confié tout en admettant l’attitude ambigüe de son père. Car si le docteur n’avait en effet jamais affirmé lui-même avoir sauvé des Juifs, il s’était accommodé de sa légende sans difficulté. Selon sa fille, elle lui a permis de rejoindre le panthéon des héros résistants polonais à l’égard desquels il avait toujours nourri un certain complexe d’infériorité. L’article du Chicago Sun Times lui avait permis de réaliser le rêve de devenir célèbre à 88 ans, et tant pis si c’était en partie pour de fausses raisons. Il n’a jamais rien fait pour démentir la légende. Alexandra est d’ailleurs la première à admettre que c’est précisément le sauvetage des Juifs qui fait vivre l’histoire de son père encore aujourd’hui : « Très récemment, nous avons même été contactés par des médias japonais à ce propos. »
Ironie de l’histoire : dans la famille Lazowski, il y a pourtant de vrais Justes. Il s’agit de Zofia et Kazimierz Lazowski, les propres parents d’Eugène. À Varsovie, en 1943, ils ont permis à deux familles juives de survivre en les cachant et en leur trouvant de faux papiers. Ils ont été honorés du titre de « Justes parmi les Nations » à titre posthume en 1995. Leur médaille est exposée sur une étagère dans le bureau d’Alexandra. C’est la famille d’Ilana Heling à Jérusalem qui a fait la demande. Quand mon équipe la rencontre chez elle, elle raconte que l’attitude des parents Lazowski était, à l’époque en Pologne, héroïque et exceptionnelle. Elle nous dit aussi qu’à la demande de la famille Lazowski, elle avait entrepris les démarches pour faire reconnaître Eugène comme Juste. Faute de preuves, la deuxième demande n’a jamais abouti.
L’histoire de Lazowski – au service du révisionnisme polonais
Mon deuxième tournage en Pologne en mars 2018 coïncide avec une période très particulière. Le 1er février, le gouvernement polonais ultraconservateur du parti PIS (Droit et Justice) vient d’adopter une loi qui punit d’une amende ou d’une peine de prison les personnes coupables « d’attribuer à la nation ou à l’Etat polonais, de façon publique et en dépit des faits, la responsabilité ou la coresponsabilité des crimes nazis commis par le IIIe Reich allemand». Perçue comme une tentative de réécriture de l’histoire et d’intimidation des chercheurs polonais sur les questions de la Shoah, cette loi provoque un tollé international. Elle s’inscrit en effet dans la politique mémorielle du parti au pouvoir qui a promis à ses électeurs d’en finir avec la « politique de la honte » et de restaurer une bonne image de la Pologne. Celle-ci passe notamment par la glorification des Justes polonais et de la résistance. L’histoire devient « un buffet où l’on choisit les meilleurs morceaux tout en omettant les faces sombres » me dit l’historienne polonaise Agnieszka Haska.
Dans ce contexte, j’ai rendez-vous avec un groupe d’élèves d’un lycée de Stalowa Wola qui venaient de tourner un petit film de fiction sur l’histoire de leur héros local : le docteur Lazowski, bien sûr… On y voit les élèves dans la peau des deux médecins, des Allemands, mais aussi des habitants juifs que les docteurs sauvent en leur injectant la bactérie. Ils représentent la légende des 8000 Juifs sauvés. Pendant l’entretien mené avec la jeune réalisatrice Julia, je découvre qu’elle a bel et bien lu l’autobiographie de Lazowski et qu’elle était au courant qu’il n’a pas pu sauver les habitants juifs. Si elle raconte son histoire de cette manière, c’est parce que le maire de la ville, membre du PIS lui avait demandé de le faire. Ce petit film a été réalisé à l’occasion du 27 janvier, la journée internationale pour la mémoire de la Shoah. La professeure d’histoire est présente lors de notre tournage et nous dit, fière de la réalisation de ses élèves, qu’« en tant que professeur d’histoire [elle a] toujours la vérité à cœur. Ce film devrait être montré dans les écoles en Israël pour montrer que le docteur était quelqu’un qui sauvait des vies sans prendre en considération leurs origines. »
La situation est difficile pour moi, face à des adolescents de toute évidence instrumentalisés par des politiques révisionnistes qui leur échappent et par cette professeure qui ne s’est très certainement jamais vraiment penchée sur la vérité de l’histoire de Lazowski. En a-t-elle eu envie ? Aurais-je dû exposer la vérité à ces jeunes en présence de leur professeur ? J’ai décidé de ne pas le faire.
Et la légende se perpétue…
Cette formidable légende des 8000 Juifs sauvés continue à intriguer et inspirer tous ceux qui la découvrent. En octobre 2017, je découvre dans le Mirror britannique que la chaîne History s’apprête à raconter l’exploit de deux docteurs qui ont sauvé « more than 8000 Jewish people during WW2 » dans une série documentaire intitulée « World War True », destinée à faire la lumière sur des histoires méconnues de la Seconde Guerre mondiale.
En 2018, une compagnie de théâtre parisienne met en scène l’histoire de nos deux docteurs polonais dans une pièce de théâtre intitulée les « Crapauds fous ». On annonce que l’histoire est basée sur des faits réels. Encore une fois, Lazowski et Matulewicz sont crédités d’avoir sauvé des Juifs. La pièce rencontre un beau succès, elle est même nominée aux Molières 2019 dans trois catégories.
En 2020, le supplément historique du très sérieux hebdomadaire allemand Der Spiegel s’intéresse à Lazowski. Trouvant l’histoire passionnante, mais quelque peu invraisemblable, la journaliste prend contact avec moi pour savoir ce que j’avais découvert. Elle fait un papier en racontant l’histoire véritable du docteur : celui qui n’a sauvé « que » des Polonais par un acte de résistance à la fois ingénieux et courageux. Cet article a été lu par un réalisateur allemand qui est également entré en contact avec moi à la recherche d’informations pour écrire un scénario de fiction. Et comme Oskar Schindler, Eugène Lazowski finira peut-être par avoir lui aussi son propre film…
© Barbara Necek
A LA RECHERCHE DU SCHINDLER POLONAIS, film de Barbara Necek, coréalisé avec Katarzyna Cieslar. Une production La Familiga, Plesnar&Krauss FILMS, Fido Film Joanna Fido pour « HISTOIRE », France/Pologne 2020
Source: K. 22 mars 2021
Premier numéro de K. En guise d’ouverture : bref retour sur la situation des Juifs d’Europe et sur l’ambition de notre revue. La Rédaction
Poster un Commentaire