Charles Rojzman. Guerre civile ou union nationale : une réconciliation impossible ?

La France est le pays des guerres civiles, et l’on nous répète à l’envi qu’une nouvelle se prépare. La réconciliation serait donc impossible ? Ce n’est pas l’avis de Charles Rojzman, qui milite pour un retour collectif à la raison.

Une odeur de guerre civile traîne dans ce pays, où certains rêvent d’en découdre avec un « ennemi » musulman qu’ils connaissent surtout à travers les exactions d’une minorité et la réserve d’une majorité silencieuse, et où, de l’autre côté, une jeunesse musulmane s’accroche à des préceptes d’un autre âge, se sentant victime d’un racisme réel ou supposé, de discriminations réelles ou supposées.

La haine est montée depuis des dizaines d’années. J’ai été le témoin de cette escalade qui a vu naître les fameuses zones de non-droit, territoires perdus par la République et gagnés peu à peu par l’islamisme dans nos banlieues, la fuite des « blancs » et des juifs, le sentiment d’exclusion et de ségrégation, renforcés par les paroles maladroites ou manipulatrices des politiciens de gauche et de droite.

Ce n’est plus le moment de se contenter de la déploration et de l’indignation. C’est le moment de l’action parce que pour la plupart d’entre nous, de toutes origines, c’est ici le pays dans lequel nous voulons tous vivre. Le pays dans lequel il fait bon vivre. Devrais-je désormais employer l’imparfait et dire que ce fut le pays dans lequel il faisait bon vivre ?

Malgré les apparences contraires qui invitent au désespoir ou à l’affrontement, tout n’est pas perdu. Je le sais pour avoir longtemps sondé les cœurs, compris les ressentiments, les ignorances, les peurs justifiées ou non, souvent réciproques.

Car on ne se parle plus, on ne se rencontre plus. C’est ainsi que se développent les fantasmes et les envies de rupture. C’est ainsi que croît la certitude que l’autre veut notre perte ou notre disparition. Une sorte d’histoire de couple, lié par le hasard ou la nécessité et qui s’éloignent l’un de l’autre, dans l’indifférence d’abord et puis peu à peu dans le sentiment d’avoir été dupé et enfin dans la haine, née de l’incompréhension et de la déception.

Malgré les apparences contraires, c’est justement le moment de parler de réconciliation. Pour notre sauvegarde d’abord. Se sent-on vraiment capable de vivre ces horreurs : ces décapitations, ces égorgements, ces attentats bien plus graves que ceux que nous avons subis et cette « remigration » sauvage qui ferait suite aux massacres comme c’est le cas dans toute guerre civile.

Je peux comprendre les émotions légitimes que réveille ce mot de réconciliation. Je peux comprendre la souffrance ou l’inquiétude de personnes qui réagissent avec violence ou dérision méprisante quand ils entendent le mot de réconciliation et s’arrêtent à ce mot, sans chercher vraiment à lire et à comprendre ce que ce mot signifie et quelles actions il est possible d’entreprendre.

Il est possible que ce mot ne soit pas approprié, car il évoque des relations qui deviendraient amicales et paisibles dans une situation que nombre d’entre nous voit désespérée et insoluble autrement que par la guerre. « On ne se réconcilie pas avec des ennemis qui veulent notre mort ou notre soumission », pensent-ils. « On ne se réconcilie pas avec des envahisseurs. On les combat. »

Peut-être faudrait-il alors réserver ce mot de réconciliation au travail de longue haleine qu’on peut faire après la catastrophe, comme je l’ai entrepris avec des équipes locales au Rwanda après un génocide qui a causé plus d’un million de morts.

La réconciliation dont je parle ne concerne pas les militants de l’islamisme qui n’ont aucun intérêt à y participer mais des personnes de toutes origines qui souffrent d’une situation d’insécurité ou d’échec mais qui ne sont pas forcément volontaires au premier abord. Elles doivent seulement avoir une motivation à trouver des solutions à des problèmes qui les préoccupent dans des situations de la vie quotidienne qui les font souffrir. Ces personnes sont plus qu’on ne le croit, ambivalentes, tentées effectivement par l’extrémisme mais en même temps désireuses de vivre dans la paix et la sécurité. Elles ne fréquentent plus vraiment « les autres « en raison d’une séparation de plus en plus réelle dans les écoles et les quartiers. Elles se sentent incomprises, rejetées et réagissent elles-mêmes avec peur ou mépris.

Cette réconciliation n’a pas pour objectif une paix illusoire mais une redécouverte en commun de l’ensemble des réalités cachées par des préjugés ou des émotions. Seule la compréhension de ces réalités permet d’envisager des actions adaptées à la situation qui pourraient obtenir un assentiment populaire et également  faire pression sur des décideurs locaux et nationaux, institutionnels ou politiques.

La mort de Samuel Paty, les récentes déclarations d’un professeur de philosophie sur la ville de Trappes et les réactions qui ont suivi montrent bien cette diversité des regards sur la réalité qui empêche de s’unir pour une action déterminante, au niveau local comme au niveau national.

Certains pensent que la généralisation de telles rencontres pourrait même mettre en difficulté ou en danger les participants qui seraient vus par d’autres comme des naïfs ou des traitres qui « pactisent « avec l’ennemi. Il serait nécessaire de bien communiquer sur l’objectif qui n’est pas le consensus et la fraternisation, mais au contraire la mise en évidence des dissensus dans leur réalité concrète et quotidienne, ce qui est tout autre chose que les accusations manichéennes réciproques habituelles.

Il ne s’agit pas de se rencontrer avec la bienveillance et la volonté de recoudre des liens déchirés, mais bien au contraire de favoriser un dialogue conflictuel qui débutera naturellement par la violence des accusations réciproques, par la mauvaise foi, les mensonges, les paranoïas mais qui permettra de mettre sur la table les raisons factuelles véritables de ces séparations craintives ou haineuses.

J’ai inventé, expérimenté et perfectionné avec mes collègues Nicole et Igor Rothenbühler l’approche qui permet de réaliser cela, y compris dans les situations les plus extrêmes, dans des pays en guerre. Dans un processus méthodique de mise en confiance progressive et de ré-humanisation de ceux d’en face, on parvient peu à peu à parler de ses blessures et de ses propres violences, on sort de la victimisation pour parler de ses propres responsabilités et de celles de son groupe d’appartenance, des erreurs des dispositifs institutionnels et des politiques inadaptées aux situations nouvelles créées par la globalisation et la marchandisation du monde.

Ces dialogues ne remplacent évidemment pas la décision politique qui devrait être assumée par des dirigeants, conscients des enjeux et assez courageux pour trancher dans le vif mais ils permettent de tenir compte des réalités vécues par l’ensemble des citoyens de ce pays et même de ce dont on ne parle pas souvent en politique, les émotions et les passions qui enrichissent ou empoisonnent les vies quotidiennes.

Comment pourraient se réaliser concrètement ces dialogues qui, selon moi, sont aujourd’hui nécessaires pour retrouver une cohésion nationale et faire face à l’ennemi totalitaire qui veut s’emparer des âmes et des corps. ? Il ne m’appartient pas de le dire. Il existe suffisamment de ressources en personnels capables de mettre en œuvre une telle stratégie, en lui donnant des objectifs à court et moyen terme. Mais l’essentiel est de prendre conscience qu’il y a urgence et qu’il y va de notre survie en tant que peuple.

© Charles Rojzman

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