Qui est Juif ? Ou plutôt : quid du judaïsme

La Cour suprême a soulevé un tôlé au sein du judaïsme orthodoxe en exigeant que le Ministère de l’intérieur reconnaisse les conversions faites en Israël dans le cadre des mouvements modernistes, traditionnaliste (Massorti) et libéraux. Cette nouvelle mérite analyse :

Tout d’abord, rien de bien nouveau sous le soleil, cette lutte politique pour le droit à l’existence en Israël des mouvements modernistes dure depuis des décennies, sur plusieurs fronts, et elle est loin d’être terminée. Les conversions faites en diaspora, que ce soit dans le cadre massorti ou le cadre libéral (qu’il est important de ne pas confondre), sont déjà reconnues par l’État d’Israël. Or, il s’agit ici de celles réalisées en Israël auprès de gens qui habitent de toute façon le pays et ont souvent déjà la nationalité israélienne. Ces conversions sont très peu nombreuses. Il peut s’agir du conjoint non-juif d’un israélien, d’enfants adoptés par des Israéliens, de gens qui résident de longue date dans le pays… Il ne s’agit en aucun cas de conversions massives de populations comme des migrants ou des travailleurs étrangers. La décision de la Cour ne devrait pas changer grand-chose sur le terrain, mais elle est symboliquement importante et constitue une étape supplémentaire vers une régularisation de la situation des mouvements modernistes. C’est bien à ce symbole que s’attaquent les critiques des orthodoxes, qui souhaitent le maintien d’une politique d’ostracisme et de marginalisation de ces mouvements qui pénètrent peu à peu la société israélienne.

Synagogue de Nice

La société israélienne s’est en effet construite sur un système binaire un peu manichéen : d’un côté les orthodoxes qui sont tiraillés entre deux dynamiques contradictoires, celle dominante de la radicalisation et celle plus marginale mais dynamique de la modernisation, et de l’autre la société laïque non pratiquante majoritaire qui a abandonné le champ du religieux aux mains des fondamentalistes considérant, à mon avis à tort, que ces affaires religieuses ne la regardaient pas. Entre ces deux pôles de petits groupes d’orthodoxes modernes, de massorti, de libéraux assumés, qui tentent de survivre… avec peine (entre autres faute de subventions, contrairement aux orthodoxes qui, eux, en reçoivent).

Cette situation est totalement absurde et contraire aux principes du sionisme ainsi qu’à ceux d’un État d’Israël moderne et cohérent. Pour améliorer la situation, des commissions ont été nommées, des accords ont été signés… Tous ces efforts cependant sont restés sans effet face au front de refus total constitué par les plus intraitables des orthodoxes, qui se sentent le vent en poupe pour le moment et, également, à cause de la démission sur ce dossier des forces démocratiques de la société, en particulier au sein des partis de droite dont l’accession au pouvoir dépend des orthodoxes, ce qui amène à tous les compromis.

Ce jugement de la Cour suprême n’est donc qu’une étape dans un long processus engagé pour éviter la dislocation du judaïsme contemporain vers laquelle tend la politique d’ostracisme de l’orthodoxie. C’est une avancée qu’il faut saluer, mais on pourrait aussi assister à des régressions à l’avenir du fait du jeu politique.

Contrairement à ce que les titres des journaux laissent entendre, la question n’est pas de savoir qui est Juif mais qu’est-ce que le judaïsme ? Et accessoirement, qu’est-ce que le projet sioniste ?

Yeshaya Dalsace © DR

Qui est Juif ? Cela n’a jamais été tranché et est impossible à trancher, chaque sensibilité y allant de sa définition. Il existe d’ailleurs de sérieuses divergences entre libéraux et massorti sur cette question. Du point de vue de l’État, la définition est celle de la Loi du Retour qui non seulement n’est pas basée sur la Halakha, mais reconnait déjà les diverses sensibilités religieuses juives et leurs conversions. Par exemple, un certificat de judéité émanant du mouvement massorti français a la même valeur pour l’Agence Juive que celui fait par le Consistoire. La question n’est donc pas là.

Contrairement à ce que beaucoup pensent, nous sommes face à une question de fond de la première importance pour l’ensemble du peuple juif et une victoire orthodoxe dans cette longue bataille serait à mon avis une véritable catastrophe pour l’avenir du judaïsme, déjà faible, qui serait réduit à sa part la plus sectaire et à un abandon de la raison. Une totale hégémonie orthodoxe sur le judaïsme, cas hypothétique, engendrerait une réduction sévère des rangs juifs, l’éloignement d’une forte part des Juifs (notamment les plus intellectuels), de tout cadre communautaire dès lors invivable, et dans l’État d’Israël, une catastrophe politique difficile à imaginer. On en est loin, mais la prudence est de mise. Il est clair en ce sens que le rêve orthodoxe est un cauchemar pour une bonne majorité de Juifs.

Le judaïsme est-il inexorablement enfermé dans une vision fondamentaliste, ou bien est-il composé des diverses sensibilités du peuple juif, certes en désaccord entre elles sur plusieurs points, mais qui se complètent dans la situation actuelle ?

Le discours orthodoxe est légitime en soi dès lors qu’il est celui de l’exigence, mais il devient insupportable dès lors qu’il est celui d’une profanation de l’intelligence et, partant, du Nom divin. Or ce qui est intéressant dans cette affaire, c’est la réaction orthodoxe, caricaturale comme toujours. Si on écoute certains orthodoxes, les autres sensibilités du judaïsme ne seraient tout simplement pas du judaïsme. Elles seraient d’autres religions. Ce discours s’est encore fait entendre durant ce nouvel épisode, avec des propos ahurissants de députés orthodoxes à la Knesset et une campagne infamante aux relents des pires heures de l’antisémitisme qui comparait les convertis non-orthodoxes à des chiens ! Quel historien ou intellectuel sérieux dirait que ces courants ne sont pas du judaïsme ? Personne. Qui d’autre qu’une personne obtue et inculte peut affirmer des bêtises pareilles ?

Le discours orthodoxe dominant est devenu tout simplement grotesque pour toute personne qui connait un peu ces dossiers et constitue une véritable insulte à l’image de l’’orthodoxie et de la Tora qu’elle a la prétention de représenter avec fidélité ! Je plains sincèrement les orthodoxes intelligents que je connais qui sont piégés, souvent malgré eux, par des porte-paroles aussi petits, sectaires et stupides. Hélas, ce sont ceux qui tiennent les rênes du pouvoir : députés et grand-rabbinat ! Avant d’affirmer qu’une sensibilité juive se situe hors du judaïsme, il faudrait déjà définir la limite et argumenter le discours plutôt que de jeter des anathèmes basés sur des préjugés, des slogans creux, des caricatures et des rancœurs.

La vraie question derrière tout cela, ce n’est pas la position de la Cour suprême qui obéit à sa logique juridique, ni celle des mouvements modernistes, ni leurs conversions en Israël qui sont en très petit nombre et le resteront de toute façon ; la vraie question est de savoir où va l’orthodoxie. Dans quelle dérive est-elle tombée ? Si vraiment elle désire exclure le reste du judaïsme, elle finira par s’exclure elle-même et en toute logique ne pouvoir perdurer qu’en vase clos. Libre à elle, mais elle ne peut entrainer l’ensemble du judaïsme et des Juifs dans ses dérives ; plus elle se radicalise, plus nombreux seront ceux qui s’en éloigneront et plus se creusera la distance avec l’immense majorité des Israéliens qui n’ont nullement envie de vivre dans un pays dirigé par des « Ayatollah à la juive ».

On peut discuter du bien-fondé de la politique de conversion de tel ou tel mouvement (celle de l’orthodoxie et ce qu’elle fait subir à nombre de candidats est loin d’être la meilleure, elle est même souvent contraire à la Halakha sur la dignité humaine), mais le débat n’est pas là. Y a-t-il encore 15 millions de Juifs ou doit-on exclure tout ce qui n’est pas orthodoxe ? Si on prend nos radicaux au mot, il ne va pas alors rester grand monde. L’État d’Israël est-il vraiment celui des Juifs ou doit-il devenir un État sectaire affidé à une bande de fondamentalistes bornés ? Or, ces questions intéressent tous les Juifs du monde.

La Cour suprême ne se mêle pas d’un débat de Halakha ou de vision juive qui ne la regarde pas, mais elle sait qu’existent pour des raisons historiques diverses sensibilités au sein du judaïsme, en Israël comme ailleurs, et qu’une institution démocratique telle que se veut l’État d’Israël doit en tenir compte. La décision de la Cour suprême semble une évidence à toute personne qui possède une once de culture démocratique et va dans le sens de l’histoire. L’inverse serait surprenant.

Il n’y a aucune justification à ce que le rabbinat israélien, organisme d’État, soit à la traîne des Haredim comme il l’est devenu. Tout comme il n’y a aucune raison pour que l’impôt public serve à subventionner des gens qui crachent sur l’État et le reste du peuple juif et contribuent à former des centaines de milliers de jeunes sans diplômes, sans culture générale, ni même juive au sens large, et qui n’ont d’autre ambition que de vivre aux crochets du reste de la société, tout en le méprisant. Il y a ici un sérieux ménage à faire, mais qui pour des raisons de système électoral ne se fera pas, au risque de voir un jour le rêve sioniste sombrer dans la mer de l’obscurantisme ou dans une moindre mesure la société israélienne gangrenée par de larges poches de populations à problèmes. L’expérience tragique du Covid, avec des taux de contagion disproportionnés dans les quartiers orthodoxes, des scènes hallucinantes de rassemblements interdits, des émeutes d’une grande violence, nous a offert un avant-goût des futures dérives possibles, lesquelles sont d’ailleurs en parfaite opposition avec l’esprit de la Tora.

On peut très bien avoir des désaccords sans pour autant tomber dans la négation de l’autre, le mépris et l’anathème. Le mouvement Massorti est en désaccord avec le mouvement libéral sur bien des points et pourtant ils ne se détestent pas et savent collaborer de façon fructueuse sur certains dossiers. L’orthodoxie moderne est bien plus proche du mouvement Massorti que des Haredim, même si elle ne parvient pas à assumer ce positionnement. L’orthodoxie elle-même est traversée de failles et en crise profonde, tant au niveau du leadership que des idées, mais surtout elle est dans une impasse sociale. Dans de telles conditions, ni les uns, ni les autres ne peuvent prétendre détenir la meilleure formule pour l’avenir du judaïsme … Le chantier reste ouvert.

Sur la question du processus de conversion lui-même, si l’on consulte les textes classiques de référence(Talmud, Rambam, Shulkhan Aroukh, ainsi que de nombreux poskim), on se rendra vite compte que les courants modernistes, en dépit de leurs divergences non seulement en interne, mais également entre eux, suivent ces textes dans leur processus de conversion. Une solution simple serait d’ailleurs de faire voter une loi considérant que toute conversion pratiquée selon les instructions du Shulkhan Aroukh est valable… Cela rassemblerait tout le monde. Du coup, avant d’affirmer que les conversions de tel ou tel ne sont pas valables, faudrait-il encore le prouver et argumenter. Faudrait-il aussi cesser de caricaturer ces mouvements et de les considérer comme un bloc uniforme, ce qu’ils ne sont pas.

Il est triste de constater qu’un haut fonctionnaire de l’État grassement payé, en principe au service du peuple juif, n’a rien trouvé d’autre à dire qu’un pur mensonge et appel à la haine : « Les juifs réformés et massorti n’ont rien, pas de mitzvoth ni rien d’autre ». (Yitzhak Yosef, grand rabbin séfarade d’Israël, connu pour son racisme, sa misogynie, sa remise en question de l’autorité de la Cour suprême… mais aussi auteur d’un très bon livre de Halakha intitulé « Yalkout Yossef » et qui, dans ses contradictions internes, est le digne fils et successeur de son illustre père). Déclaration indigne d’un Talmid ‘Hakham, mais également scandale d’État dès lors que ce rabbin occupe un poste officiel rémunéré par l’argent public, sans pour autant être inquiété. Quand à l’affirmation que tel ou tel est sans mitsvot, je préfère l’enseignement de mon maître Manitou, ou encore celui du bel esprit du hassidisme, qui aimaient à considérer chez tout individu le côté plein du verre plutôt que l’inverse… Dans cette perspective, même le Juif le plus sécularisé pratique un certain nombre de mitsvot et donc, a fortiori, un juif réformé.

Le commentaire du Grand rabbin ashkénaze David Lau n’est pas beaucoup plus nuancé, ni même dans le sujet.

Toutes ces réactions montrent combien les structures orthodoxes ont une idée partielle des autres mouvements du judaïsme, de l’histoire juive ou de ce que signifie le fait d’avoir un État pour un peuple comme le nôtre. De cela, on peut sérieusement s’inquiéter. Mais on a le rabbinat qu’on mérite et l’avenir qu’on se prépare…

Pour ma part, quand je vois ces dérives, je sais pourquoi je me suis éloigné de l’orthodoxie. Je sais en tant qu’Israélien ce que je souhaite : un État dans lequel chaque branche du judaïsme a pleinement sa place, y compris celles que je n’apprécie pas. Je suis démocrate et ne crains ni la contradiction, ni le débat et je reste prêt à changer d’avis si nécessaire. Je m’inquiète des dérives nombreuses d’une orthodoxie de plus en plus renfermée sur elle-même et coupée des réalités. Je souhaite une réflexion sereine sur ces questions et des échanges constructifs. Comme nul ne m’oblige à reconnaître les conversions de tel ou tel ou de vivre avec tel ou tel, nul n’oblige l’orthodoxie à accepter les autres conversions et nul ne l’empêche de vivre dans son coin. Par contre, elle n’a aucune qualification particulière pour dicter leur conduite aux autres Juifs et encore moins à un État qui devrait être neutre sur ces questions et surtout rassembleur dans la paix et la tolérance de chacun de ses membres, en pleine liberté de conscience et de respect de l’égalité citoyenne.

Affaire à suivre…

Yeshaya Dalsace

Source : Mouvement Massorti francophone / massorti.com

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3 Comments

  1. Excellent résumé du rabbin (massorti) Yeshaya Dalsace.

    MAIS qui passe outre la démographie. Selon laquelle la population israélienne pourrait être composée d’au moins 40% de juifs orthodoxes vers 2050 (vue leur natalité très élevée).

    Dans ces conditions RIEN ne les incitera à devenir plus « souples » et plus « arrangeants » à l’égard des mouvances juives « modernes » comme les « massorti » (dits aussi « conservateurs ») ou les reformés.
    Encore moins à l’égard des laïcs.

    Les orthodoxes, système électoral à la proportionnelle intégrale aidant, auront beaucoup plus de pouvoir en Israël ; alors que l’évolution des tendances religieuses juives ailleurs est inversée.

    Cette évolution de la nature profonde de l’Etat d’Israël pourrait bien se traduire par l’éloignement voire l’aliénation des Juifs de la « diaspora ».
    On en voit bien les prémices aux USA.

  2. Un simple bilan du judaïsme libéral ou massorti ou réformé ou conservative ou constructionniste : au lendemain de la 2ème guerre mondiale il y avait environ 130 millions d’américains et 7 millions de juifs. Aujourd’hui nous avons plus de 300 millions d’américains et moins de 5 millions de juifs en intégrant tout le monde, père juif mère non juive, ou l’inverse , en tout cas en embrassant très très large.
    C’est un bilan très triste car au rythme où ça va, nous risquons de converger vers zéro. J’ai eu l’honneur de rencontrer Mark Zuckerberg à une convention, m’ayant vu avec ma kippa, nous avons donc conversé et je l’ai branché sur son mariage avec une non juive, il m’a répondu fort intelligemment que dans la culture américaine ainsi que dans la culture du judaïsme américain, rien ne le culpabilisait et il m’a ajouté : je sais que mes enfants auront de juif le nom, peut-être un attachement à Israel, mais en tout cas mes petits enfants n’auront plus aucunne attache m’avait-il ajouté.
    Personnellement je crois que toutes ces communautés libérales, massorti, réformées, conservative… ont toute leur place au sein de la communauté juive à condition de ne pas s’occuper du statut personnel. Je ne sais si ces communautés sont conscientes des drames qu’elles causent dans l’après mariage ou divorce. Il faut préciser que la porte est toujours ouverte dans la communauté juive. Et même si quelqu’un est marié avec une non juive, il a toujours sa place au sein de notre grande communauté. Encore une fois la porte est toujours ouverte. En attendant Pessah Sameah, je suis sûr et certain qu’il sera cacher.

  3. Peut-être le temps est il revenu de ne plus considérer la femme comme donatrice de la judéité mais également par l homme et ce comme les patriarches avraham itsrak et Jacob puis Moshe etc etc

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