En balade à Auschwitz
Est-ce qu’on peut dire que c’est là un des textes les plus drôles écrits en français sur une visite à Auschwitz, ou est-ce incongru ? Drôle parce que juste : ce n’est ni une farce ni une fable. Dans Serge, le nouveau roman de Yasmina Reza, il est beaucoup question du voyage en Pologne d’une fratrie de sexagénaires ordinaires. « À part filer du fric aux Polaks, qu’est-ce que vous allez faire à Auschwitz ? », avait demandé le vieux cousin Maurice. Et en effet, qu’aller y faire et pourquoi ?
Les motivations de Jean, Serge et Nana ne sont pas totalement claires, sinon qu’ils ont été poussés, tirés, houspillés, par la jeune Joséphine, fille de Serge, qui veut, de manière un peu confuse, honorer la mémoire de la famille hongroise de sa grand-mère. Le roman raconte ce que ce voyage a mobilisé et modifié, avant et après. Il décrit la culpabilité de ne pas ressentir d’émotion à la hauteur de l’horreur – cela a déjà été raconté ailleurs. Il y a aussi la déception, à cause d’un mois d’avril exceptionnellement chaud. « Demain, il n’y aura ni froid ni boue ni hiver. Je le regrette comme n’importe quel touriste regrette de ne pas effectuer sa visite dans les conditions optimales », remarque Jean.
Le roman de Yasmina Reza (son quatrième, au milieu de nombreuses pièces de théâtre) s’interroge sur ce que c’est qu’une famille. Ce qu’on reçoit et ce qu’on transmet, de gré ou de force. Dans la famille Popper, Edgar et Marta ont visiblement été un couple bancal et des parents pas terribles, pas horribles non plus. Un peu distants, un peu négligents ; et le père a été un peu violent avec Serge, quoique d’une violence qui était dans les clous de l’époque. Quant à Jean, ses lectures préférées étaient Le Petit Chose et Sans famille. On devine une enfance pas spécialement heureuse, mais personne n’en fait un drame, on ne fait un drame de rien dans cette famille. Ou plutôt on ne fait pas de drame pour les choses importantes. Comme l’anéantissement des familles d’Edgar et de Marta dans la Shoah.
Serge parle aussi de ce que c’est qu’être une fratrie de sexagénaires, de ne se supporter qu’à grand-peine et d’être une fratrie quand même. Jalousie, tendresse, ambivalence, engueulades et réconciliations qui durent depuis un demi-siècle, jusqu’au jour où des paroles impardonnables sont échangées entre la Judenrampe et le Sauna (le bâtiment de désinfection).
Les parents Popper formaient donc un couple mal assorti mais ils avaient deux choses en commun : l’anticommunisme et une totale areligiosité. Pour le reste, lui était pro-Israël, à fond. Elle : « Qu’est-ce qu’on a besoin d’Israël ? Regarde tous les problèmes que ça crée. » Jean remarque qu’elle avait « ce tropisme si peu contemporain de n’être pour rien au monde une victime » et ne voulait surtout pas être enterrée à Bagneux, « avec les juifs ».
Qu’est-ce qu’être une famille ? Qu’est-ce qu’être juif ? Le roman soulève quelques questions existentielles comme en passant, avec une très grande justesse et une éblouissante virtuosité. On dit souvent « virtuosité » pour désigner une certaine superficialité. Pas ici. Les questions existentielles émergent de la crise de la soixantaine des enfants Popper, dernier moment où ils pourront encore faire un ou deux choix.
Jean, l’enfant du milieu, est un cadre sup’ qui ne se raconte pas trop d’histoires sur lui-même mais ne fait pas grand-chose de sa lucidité, incapable de savoir de quoi il a vraiment envie. « Marion dit parfois je crois qu’on devrait vivre ensemble tous les trois. C’est le moment de prononcer quelque chose de décisif. Mais rien ne vient… Elle a raison de me trouver minable ». Jean est néanmoins grandi aux yeux du lecteur par la profonde affection qu’il porte à Luc, le fils de Marion, un enfant dont la singularité et la solitude l’émeuvent plus que tout. Et le lecteur est à son tour ému par cet homme velléitaire dont la seule résolution ferme est de protéger et de faire grandir ce petit garçon que sa particularité – sur laquelle il n’est pas mis de nom – tient à l’écart des autres. « Je l’ai vu dans des squares avoir des tristesses. Il allait vers des enfants mais les autres ne le regardaient pas, comme s’il était invisible. »
Jean est le médiateur de la famille. Quand, au beau milieu de Birkenau, la tension monte entre Nana et Serge – « Tu n’as pas voulu entrer dans la chambre à gaz, tu n’as pas voulu voir la Judenrampe… » –, c’est lui qui intervient : « Pour alléger l’atmosphère j’ajoute, allons voir ces bois. C’est par là le Sauna ? »
Nana, jeune fille rayonnante devenue mémère un peu casse-pied, a épousé Ramos Ochoa, « un homme qui met son point d’honneur à ne pas être sous pression et qui vous le fait sentir ». Tous deux sont très donneurs de leçons, mais ce sont aussi les seuls à s’intéresser au monde autour d’eux. Ils ont un fils, Victor, qui fait l’école Émile Poillot, « le Harvard de la cuisine », et sera le déclencheur d’une crise familiale.
Serge fait des affaires jamais très claires, avec un succès variable. C’est une espèce d’ogre égocentrique, débordant physiquement et psychiquement, immature, agressif, surtout avec ses proches. Sa fille Joséphine est maquilleuse. « Je viens de lui payer à prix d’or une formation sourcils, vous voyez où on en est maintenant elle veut aller à Auschwitz, qu’est-ce qu’elle a cette fille ? » Le jour où il s’en prend à Luc comme son père s’en prenait à lui, Jean pense (mais ne lui dit pas) : « Serge tu avais le nez rouge, tu ravalais tes larmes, tu es devenu un pauvre type, cinquante ans plus tard un crétin brutal. »
Jean le médiateur est donc aussi le narrateur de cette chronique familiale. Dans ce roman écrit à la première personne du début à la fin (sauf trois pages au statut intrigant), il y a un extraordinaire sens du dialogue et de l’auto-dialogue (oui, il y a des mots pour ça – monologue intérieur, stream of consciousness – mais il s’agit ici d’un monologue où l’on s’adresse à soi-même d’une manière particulière et qui semble demander un autre nom). Un extraordinaire monologue intérieur qui n’aurait pas été édité, autocensuré, un flux de pensées où, comme dans la vraie vie, le trivial, l’important, le flou et l’élaboré sont inextricablement enchevêtrés. Des idées essentielles apparaissent cinq secondes, mais, comme elles ne sont ni prononcées ni partagées, elles affleurent à peine à la conscience et disparaissent avant d’être prises en compte.
Le traitement des ellipses est particulièrement bluffant. Comme lorsqu’on prend des notes lacunaires dans un carnet, compréhensibles pour soi seul, mais qu’on n’est pas sûr de comprendre à la relecture. Premier soir dans la chambre de l’hôtel d’Ozwiecim, ou Auschwitz, que partagent Jean et Serge. « Il y a des knackers dans le minibar, a dit Serge. – Tu as confiance en Chicheportiche ? – Aucune. – Tu lis quoi ? – Les Naufragés et les Rescapés de Primo Levi… – On ne peut pas dire qu’on a posé beaucoup de questions. – Non. – À aucun des deux. Pas la moindre curiosité. – Non. – On s’en foutait en fait. »
Que ce soit à la piscine avec Luc qui barbote dans le pédiluve ou dans un déjeuner de famille entre ennui et hystérie, le lecteur reconnaît avec délice et horreur les moments tragicomiques de sa propre vie. Et n’oublions par le dîner sous un haut-parleur qui hurle du Lara Fabian, dans une taverne de Cracovie au milieu d’autres touristes qui ont fait Auschwitz et Birkenau avant d’aller dévaliser Zara et H & M.
Jusqu’à la dernière page, Yasmina Reza réussit miraculeusement à tenir un bouleversant mélange de gravité et de légèreté. Peut-être parce que c’est au fond un roman sur le passage du temps, un roman où même les saisons ont quelque chose à nous dire. « Quand revient l’été revient le temps. La nature vous rit au nez. L’esprit de félicité écorche l’âme. L’été contient tous les étés, ceux d’avant et ceux que nous ne verrons jamais ».
Yasmina Reza, Serge. Flammarion, 234 p., 20 €
En attendant Nadeau Journal de la littérature, des idées et des arts 10 mars 2021
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