Steven Pinker : « La folie woke »

Steven Pinker

Le professeur à Harvard explique son opposition aux thèses identitaires en vogue à l’université, et qui prennent une tournure de plus en plus religieuse aux Etats-Unis.

Bill Gates dit de ses livres qu’ils sont ses préférés. Psychologue cognitiviste et professeur à Harvard, Steven Pinker est l’un des intellectuels les plus influents dans le monde. Chantre de la rationalité, ce Canadien est un ardent promoteur du progrès, qu’il a documenté avec une multitude de chiffres dans ses best-sellers, La Part d’ange en nous et Le Triomphe des Lumières (Les Arènes). Cet intellectuel libéral nous explique son opposition au mouvement woke et aux théories identitaires qui font aujourd’hui fureur aux Etats-Unis.

Thomas Mahler: Pourquoi êtes-vous si critique à l’égard de ce que vous appelez « l’orthodoxie woke », imprégnée par les théories sur le genre, la race ou le colonialisme ?
Steven Pinker : Parce que cette orthodoxie woke emprunte au pire de l’idéologie de l’apartheid et du nazisme. On y trouve cette idée que chacun de nous appartient à un groupe défini par son genre, sa race ou son ethnicité, que nos opinions peuvent être prédites selon le groupe auquel on est rattaché, et que la justice ne peut être pensée qu’en fonction de la moyenne relative de chaque groupe. Ce sont ces idées qui étaient à la base de la ségrégation raciale dans les Etats sudistes américains. Il est très ironique qu’une pensée se revendiquant de la « justice sociale » puisse reposer sur la notion que ce qui constitue une société soient des groupes ethniques plutôt que les individus eux-mêmes. Ça va à l’encontre de cet idéal, défendu notamment par Martin Luther King, que, dans une société juste, vous êtes jugés pour ce que vous êtes en tant que personne, et non en fonction de votre couleur de peau. La théorie critique de la race tourne ainsi le dos à Martin Luther King, et vont jusqu’à le traiter de raciste !

Pensez-vous, comme John McWhorter, que l’antiracisme woke serait devenu une véritable religion avec un moralisme et un manichéisme très forts ?
Oui. John avait averti depuis plusieurs années contre cette tournure religieuse. C’est un mouvement qui ne repose pas sur des faits et la science. Il y est même mal vu de chercher des réponses, derrière la croyance, dans des preuves empiriques. Si vous doutez de la théorie critique sur la race, c’est que vous êtes un hérétique ou un blasphémateur. Comme dans toute religion, afficher vos croyances devient une preuve de votre bonne moralité. Et ce mouvement a aussi ses martyrs. George Floyd est ainsi dépeint comme un saint assassiné.

L’ironie, c’est qu’une partie des progressistes ne croient aujourd’hui plus au progrès…
Je fais effectivement souvent cette plaisanterie que les progressistes détestent le progrès. Ça me semble tout particulièrement vrai pour les intellectuels. De nombreux penseurs ont étonnamment été hostiles à l’idée de progrès. Il est vrai qu’en tant que classe sociale, ils ne sont pas responsables de l’accès à l’eau potable, de la prévention des crimes ou de l’invention de vaccins [Rires.] Tout cela relève des problèmes du gouvernement ou des scientifiques. Du coup, les intellectuels préfèrent la critique, et tout ce qui fonctionne bien devient une forme d’insulte pour eux. On retrouve ainsi une tendance au pessimisme chez nombreux d’entre eux, de Nietzsche à Michel Foucault. Avant, il y avait ce stéréotype que les intellectuels américains étaient plus optimistes que leurs confrères européens. Mais cela me semble aujourd’hui dépassé…

Dans le mouvement woke, il y a cette idée que le racisme serait immuable, une fatalité liée à un système de pouvoir, un « péché » qui ne disparaîtra jamais. Comment expliquer cela alors que le déclin du racisme est bien documenté, même aux Etats-Unis ?
La théorie critique de la race assure que les Blancs étaient, sont et seront racistes. Alors que dans la tradition libérale des Lumières il y a des préjugés, parfois même institutionnalisés, mais qu’il est possible de démanteler et de combattre pour approcher de cet idéal universaliste où chacun est traité en tant qu’individu. Les preuves sont là ! Dans les études, on voit que les personnes qui ont des opinions ouvertement racistes, du type « je ne voudrais pas que mon enfant épouse quelqu’un de noir », sont en net recul et ne concernent plus qu’une toute petite minorité d’Américains. On pourra rétorquer que les gens savent qu’il n’est socialement plus acceptable de tenir de tels propos, mais qu’ils n’en pensent pas moins. Mais le spécialiste des data Seth Stephens-Davidowitz a par exemple montré, via les recherches sur Google, que le racisme dans le privé est lui aussi en chute. Depuis 2004, les recherches pour des blagues racistes, sexistes ou homophobes ont connu une baisse spectaculaire.  

A Harvard, le test d’association implicite, qui consiste à mesurer les préjugés inconscients, montre lui aussi que ces biais sont en recul. Même pendant le mandat de Trump, le racisme a continué de baisser ! Et, depuis une quinzaine d’années, ces préjugés sont en train de diminuer dans le monde entier. En 1950, près de la moitié des Etats avaient des lois discriminant des minorités ethniques ou sociales. En 2003, c’était moins d’un cinquième. Aujourd’hui, les pays instaurant des politiques compensatoires pour aider leurs minorités sont plus nombreux que ceux qui les discriminent. Le progrès est réel dans le monde. Cela réfute ce dogme selon lequel les Blancs seraient intrinsèquement racistes, et pour toujours.

Certaines personnes semblent penser que reconnaître de tels progrès en matière de racisme, de sexisme ou d’homophobie fait courir le risque de se reposer sur ses lauriers et de ne plus œuvrer activement pour ces causes…
Je tournerai les choses dans l’autre sens. Si on pense que tous ces efforts pour l’égalité n’ont eu aucun impact, pourquoi s’embêter? C’est cause perdue ! Si vous êtes réactionnaires, vous considérez que les personnes sont intrinsèquement ethnocentriques, xénophobes, que c’est dans leur nature humaine. La pensée critique raciale utilise un même raisonnement, estimant qu’il est impossible de pousser les gens à vaincre d’eux-mêmes leurs préjugés. Si on veut les combattre, il faut donc exercer un pouvoir, punir les racistes et libérer les opprimés. Et tant pis pour la démocratie, la liberté d’expression ou les libertés individuelles.
Les progrès que nous avons faits ne signifient pas la perfection. Mais ils prouvent que ça vaut le coup, de promouvoir des idéaux d’égalité, de droits humains universels et de faire appel à nos meilleurs instincts pour réduire les discriminations. Et nous pouvons encore faire mieux !  

Selon vous, le mouvement woke ne contribuerait finalement pas à améliorer la vie des personnes qu’il défend. Pourquoi ?
Je pense que c’est là le plus grand problème. Au lieu d’améliorer réellement la vie d’Afro-Américains ou d’autres minorités, on préfère détruire des statues et faire virer des personnes dont on n’apprécie pas les opinions. Si vous souhaitez vraiment que les Noirs ou les hispaniques vivent mieux, il faut déjà comprendre les causes des discriminations, qui ne relèvent pas toujours du racisme. Vous devez enquêter sur la qualité de l’enseignement, sur la qualité du maintien de l’ordre. Il peut y avoir trop de maintien de l’ordre, ou au contraire pas assez. En 2020, 7000 Afro-Américains ont été tués par homicide. Si vous vous souciez des vies noires comme l’affirme Black Lives Matter, il faut s’intéresser à la prévention des crimes, et ne pas se focaliser que sur les violences policières.
Je ne suis nullement marxiste, mais l’un des aspects positifs de ce courant était de considérer que les races n’étaient rien de plus qu’un outil utilisé par les capitalistes pour diviser les prolétaires. Les marxistes ne se souciaient que de pauvreté et de classes. C’était mieux que ces théories critiques raciales, avec lesquelles vous risquez de favoriser des Noirs riches au détriment de Blancs pauvres. C’est ce qui a ouvert la porte à Donald Trump. Des Blancs pauvres, précaires sur le plan économique, ont fini par être agacés d’être traités de privilégiés et d’oppresseurs. La classe me semble ainsi un outil plus moral d’analyse de la société que la race, la race et encore la race…

Selon les théories décoloniales, ces Lumières dont vous défendez les valeurs ne seraient qu’une ruse de l’Occident pour dominer le monde…
L’idée que les Lumières soient à l’origine de l’impérialisme, de l’esclavagisme ou du colonialisme est, d’un point de vue historique, totalement anachronique. Chaque empire a cherché à étendre ses frontières. Toutes les civilisations anciennes ont fait appel à l’esclavage. L’esclavage était la règle dans l’histoire humaine, pas l’exception ! L’idée qu’aucun être humain ne devrait être esclave a véritablement émergé avec les Lumières. Le processus d’abolition a commencé à la fin du XVIIIe siècle, pays par pays. Aujourd’hui, l’esclavage est officiellement interdit par la loi dans tous les Etats de la planète. Les Droits de l’homme ont fait de l’esclavage un mal absolu, et il en va de même quant aux atteintes aux droits des femmes, à la cruauté envers les enfants, aux gouvernements despotiques… Bien sûr, l’universalisme est un idéal, tout n’a pas été accompli. Il y a toujours un gros boulot à faire. Mais cela doit être l’étoile qui nous guide.

La cancel culture est intrinsèquement liée à ce mouvement. Vous-même l’avez expérimentée l’année dernière, lorsqu’une pétition de plusieurs centaines d’universitaires réclamait votre mise à l’écart de la Société américaine de linguistique pour « une tendance à étouffer les voix des personnes souffrant de violences raciales ou sexistes »…
Cette lettre était essentiellement signée par des étudiants et postdoctorants. Ça ne m’a pas touché, parce que j’ai un poste fixe à Harvard et une certaine notoriété. Mais c’est le symptôme d’un problème profond. Avoir simplement une opinion non orthodoxe sur un sujet devient être associé au mal et mérite un châtiment. Il y a clairement un problème de répression intellectuelle. Sur les sujets de la race ou du genre, mon opinion est qu’il faut regarder les données, et ne pas avoir d’idées préfabriquées par l’idéologie. Si c’est considéré comme un crime, alors c’est une catastrophe garantie pour l’ensemble du monde académique ! Car notre statut naturel est l’ignorance. C’est seulement en étudiant quelque chose, en ayant son esprit ouvert pour différentes hypothèses que nous avons pu avancer.

Mais la cancel culture érode aussi toute la confiance dans l’écosystème universitaire. La seule raison qu’une société a de soutenir et de financer les universités, c’est que celle-ci rassemble des savoirs, teste des idées et trouve des vérités grâce à un groupe de spécialistes. Mais si on estime qu’il n’y a là que des sectaires, alors le monde académique va perdre toute crédibilité aux yeux de la société comme du gouvernement.  

Quelle est l’importance du mouvement woke au sein de la société américaine ?
L’éditorialiste Andrew Sullivan a eu une formule évocatrice lorsqu’il a expliqué qu’aujourd’hui nous vivions tous sur des campus. Il y a quelques années, on pouvait se dire que ce n’était là qu’une affaire d’étudiants et de postdoctorants enfermés dans leur tour d’ivoire. Mais, depuis, ça a infusé dans toute la société, à commencer par les journaux, notamment le New York Times, les éditeurs, mais aussi les entreprises. Toutes les multinationales sont maintenant dominées par l’idéologie woke. On a vu des gens se faire licencier dans le secteur privé pour des opinions, pour des motifs qui, il y a quelques années, auraient encore été perçus comme relevant de la folie universitaire. Aujourd’hui, cette folie est l’affaire de tous.
« Si tout devient racialisé, cela enhardit en fait les vrais racistes »

Pensez-vous que les obsessions identitaires de la gauche nourrissent celles de la droite ?
Oui. D’abord, l’épistémologie à gauche et droite est interchangeable. Kellyanne Conway, alors conseillère de Donald Trump, avait de façon célèbre expliqué qu’il y a des « faits alternatifs », et il y a eu dans la droite trumpiste un déni répandu de la science de la vérité. Mais la gauche postmoderniste a des idées similaires, expliquant qu’il n’y a pas de réalité, uniquement des constructions sociales, que les scientifiques ne sont qu’une tribu comme les autres et n’ont aucune autorité, que la vérité représente seulement les systèmes de croyances de ceux au pouvoir…

Ensuite, les idées radicales à gauche ont poussé vers la droite des personnes qui autrement n’auraient eu aucune sympathie pour Trump. Comme cette idée totalement folle d’abolir la police, qui de manière surprenante est devenue populaire en 2020 au sein de la gauche woke. Le New York Times a même publié une tribune intitulée « Oui, nous voulons littéralement abolir la police ». Il y a aussi eu un livre intitulé En défense du pillage. Certains se sont dit que Trump faisait figure de moindre mal si le parti démocrate défendait ce genre d’idées. Personnellement, je pense que, même si vous détestez cette orthodoxie woke, Trump reste le pire. Mais il faut avoir conscience que certains ont voté pour lui par simple refus de cette gauche identitaire.

Par ailleurs, si tout devient racialisé, cela enhardit en fait les vrais racistes. Par exemple, affirmer, comme certains militants l’ont fait, que le Covid-19 est une maladie racialisée touchant plus les Noirs a fait passer le message aux Américains que ça ne les concernait pas, et a contribué à la résistance face aux mesures de santé publique durant cette épidémie. Evidemment, le Covid-19 a plus affecté les personnes pauvres ou vivant dans les grands centres urbains, donc les Afro-américains. Comme les brutalités policières. Si vous ne cessez de dire à la population que le problème avec la police américaine, c’est qu’elle ne tue que des innocents noirs, les Blancs vont se dire que ce n’est pas leur problème. La réalité, c’est qu’eux aussi sont en danger ! La police américaine tue bien trop de personnes, surtout si on la compare à celles des autres pays occidentaux.  

Êtes-vous optimiste ? 
Il y a des signes encourageants, à commencer par les récentes élections américaines. Même si la victoire aurait été bien plus large sans les positions extrêmes de certains démocrates. Mais je suis optimiste sur le fait que nous ayons un président sain qui sait se reposer sur les faits et la science. [Rires.] Je vois aussi qu’il y a une poussée contre cette gauche identitaire, avec des publications comme le magazine en ligne Areo d’Helen Pluckrose, des organisations comme l’Académie hétérodoxe de Jonathan Haidt, qui oeuvre pour la pluralité des opinions sur les campus universitaires, de nouvelles fondations pour la liberté d’expression… Il y a eu une prise de conscience des excès de ce mouvement, et de la nécessité de réaffirmer les valeurs libérales et universalistes.

Le problème est que beaucoup de présidents d’université ont cédé face à ces idées et ces demandes déraisonnables, parfois faites par une poignée d’étudiants. Il n’y a eu de réaction « adulte » dans les universités, avec la réaffirmation de principes comme l’idée qu’on ne doit pas punir des opinions différentes. Je pense que si vous êtes un président d’université, il n’y a aujourd’hui que des inconvénients à aller contre ce mouvement, et aucun avantage à en tirer d’un point de vue de la carrière. Mais si on met en avant ces principes de liberté académique, de débat et de respect de la science, ces présidents auront sans doute plus le courage de les défendre. Pour en revenir aux polémiques dans les universités françaises suite aux propos de votre ministre de l’Enseignement supérieur, je ne pense pas qu’il soit bon pour un gouvernement de dire ce que les universitaires doivent étudier ou ne pas étudier. En revanche, le gouvernement peut leur faire savoir qu’ils doivent respecter des règles saines, et s’assurer que les facultés respectent la liberté d’expression, la pluralité des opinions, en n’écartant pas des chercheurs qui sont en minorité. Il faut aussi s’assurer de la diversité d’opinions au sein des universités, pas uniquement de la diversité des origines.

https://www.lexpress.fr/actualite/idees-et-debats/steven-pinker-cette-folie-universitaire-de-l-ideologie-woke-est-l-affaire-de-tous_2145871.html#xtor=CS5-888

Source: L’Express

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1 Comment

  1. Pourquoi ne pas dire la vérité toute crue : le fascisme Woke fait l’apologie des crimes racistes commis par des Noirs contre Juifs et Blancs aux USA comme ailleurs. En 2017 un jeune handicapé blanc a été séquestré et torturé par 4 afro-américains à Chicago. Le motif raciste a été reconnu. Cet exemple parmi une infinité d’autres montre le caractère dangereux et criminel de cette mouvance comme chez nous les indigénistes.

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