Edith Ochs. Les passages de Walter Benjamin ( 4/6 )

Walter Benjamin, 1927. Image de Germaine Krull

Edith Ochs en dit … davantage: “Le 4e volet de la série est consacré à Walter Benjamin. J’ai tenté dans cet article et les deux suivants de rendre leur honneur à Walter Benjamin, ainsi qu’à Lisa Fittko.
En effet, la préface à la réédition des Souvenirs de Lisa Fittk, signée d’Edwy Plenel, m’a irritée. 
Sous prétexte de rendre hommage à Walter Benjamin, il détourne jusqu’au sens de son geste ultime, son suicide, sous prétexte de rendre hommage à Lisa Fittko, il exalte les « résistants ” d’aujourd’hui qui viennent au secours des migrants, puis il dérive et insulte Israël. Et ce dans une préface à des souvenirs portant sur 1940-1941. 
J’espère que ceux qui apprécient Walter Benjamin le retrouveront ici avec plaisir. Pour ceux qui ne le connaissent pas, je ne doute pas que la découverte leur procure respect, plaisir, curiosité, désir d’en savoir plus…”

« Racheter dans sa propre langue ce pur langage exilé dans la langue étrangère, libérer en le transposant le pur langage captif dans l’œuvre, telle est la tâche du traducteur , » écrit Walter Benjamin (1) dans Die Aufgabe des Übersetzers (La tâche du traducteur) publié en préface à sa traduction des Tableaux parisiens de Baudelaire.

Philosophe, critique d’art et essayiste majeur, journaliste, il traduisit aussi Balzac, Proust, et se passionna pour la photographie et le cinéma. Infatigable témoin, il ne cessa jamais d’écrire. Comme le reste de son œuvre monumentale, Le livre des passages – Paris capitale du XIXe siècle (2) — inspiré par les images des passages parisiens faites par une autre photographe allemande, Germaine Krull — ne fut publié qu’après sa mort.

Il laisse un message destiné à Adorno (que Henny Garland détruit selon les instructions) et une serviette… dont le contenu a disparu. « Dans le registre d’état-civil de Portbou, parmi les objets personnels laissés par le défunt figure une serviette de cuir noir et, à l’intérieur de celle-ci, ‘unos papeles mas de contenido desconocido’ — des papiers au contenu indéterminé. La serviette et les papiers ne furent jamais retrouvés. » C’est ainsi que Rosemary Sullivan (3) rapporte la mort de cet auteur prolixe.

Benjamin avait été tenté de rejoindre à Jérusalem son ami Gershom Scholem, le spécialiste de la mystique juive et de la kabbale avec lequel il partageait sa passion de bibliophile, mais il en repoussait sans cesse le moment. A présent, il était trop tard. Muni du « visa d’urgence » que Theodor Adorno avait obtenu pour lui et avec l’aide de Lisa Fittko, il allait essayer de rejoindre l’Amérique. 

Portbou reconnaissant

L’intellectuel juif fut enterré selon le rite catholique le 28 septembre 1940 à Portbou sous le nom de « Dr Benjamin Walter », une inversion erronée qui lui colle désormais à la peau. « Benjamin Walter » est un nom qu’on retrouve volontiers sous la plume des touristes. 

Un mois plus tard, Hannah Arendt, que Lisa avait conduite au même poste frontière, voulut voir sa tombe en passant par Portbou mais ne put la situer car aucun nom n’était indiqué sur la niche mortuaire. Elle écrivit à Gershom Scholem pour lui annoncer la mort de leur ami. « Les Juifs meurent en Europe et on les enterre comme des chiens, » A la fin de la guerre, le corps du philosophe partit à la fosse commune. 

Homme doux et peu rancunier, Walter Benjamin fait aujourd’hui la gloire ou la fortune de Portbou, ou du moins permet-il au petit port de proposer une activité culturelle aux touristes. Des panneaux indiquent les derniers trajets du philosophe. Le Museo Memorial del Exilio (musée de l’Exil, ou MUME) propose des circuits et des visites pédagogiques.

La « route F » , bien balisée, est devenue le « chemin Walter Benjamin », le monument à la mémoire de Walter Benjamin est classé meilleure attraction entre la gare et la plage. Et chaque année pour le 26 septembre, Portbou s’anime pour accueillir un symposium international en hommage au philosophe juif apatride, bibliophile et amateur d’art, recyclé en symbole de l’exil. Chouette vue sur la mer, tapas et l’Església de Santa Maria.

Dans sa préface à la réédition des souvenirs de Lisa Fittko, Edwy Plenel se félicite de ce joyeux tapage autour de Walter Benjamin, porte-drapeau des exilés de tous horizons. Le décalage entre le réel et cette construction toute cérébrale est poignant. Malgré ce qu’on voudrait nous faire croire, on ne rejoue pas le passé. S’approprier le passé revient à le détourner et à l’affaiblir.

Le présent ne s’explique qu’en rupture avec le passé, affirme le philosophe. Il ne suffit pas d’agiter l’Angelus Novus de Klee pour en pénétrer le sens. « Le langage est tout simplement l’essence spirituelle de l’homme, » affirme le traducteur philosophe, amoureux de Goethe et inspiré par la tradition juive.

(1) Die Aufgabe des Übersetzers W. Benjamin, « La tâche du traducteur », Œuvres I, Gallimard.

(2) Das Passagen-Werk (1928–1929, 1934–1940), hrsg. von Rolf Tiedemann, 2 Bände, Suhrkamp Frankfurt am Main 1983 [Taschenbuchausgabe]

(3) Rosemary Sullivan, Villa Air-Bel. World War II, Escape and a House in Marseille, HarperCollins Pub. 2006.


Edith Ochs

Edith Ochs est journaliste et se consacre plus particulièrement, depuis quelques années, aux questions touchant à l’antisémitisme. Blogueuse au Huffington Post et collaboratrice à Causeur, Edith est également auteur, ayant écrit notamment (avec Bernard Nantet) “Les Falasha, la tribu retrouvée” ( Payot, et en Poche) et “Les Fils de la sagesse – les Ismaéliens et l’Aga Khan” (Lattès, épuisé), traductrice (près de 200 romans traduit de l’anglais) et a contribué, entre autres, au Dictionnaire des Femmes et au Dictionnaire des intellectuels juifs depuis 1945.    

Blog Ops&Blog 26 février 2021

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