Virginie Nussbaum. Une mystérieuse inscription sur « Le Cri » de Munch livre ses secrets

A peine visible par-dessus la peinture, un message, qui accuse l’artiste de folie, a longtemps été attribué à un visiteur malveillant. Le musée d’Oslo vient de prouver que l’artiste lui-même en est l’auteur…

C’est un cri glacé, qui prend aux tripes, et l’un des tableaux les plus iconiques au monde: celui du peintre norvégien Edvard Munch, réalisé en cinq versions entre 1893 et 1917 et dont les échos résonnent encore, un siècle plus tard. Parce que l’œuvre, dont le personnage fantomatique a été allègrement repris et détourné sur les réseaux depuis le début de la pandémie, symbolise mieux qu’aucune autre l’angoisse éprouvée durant cette période tourmentée. Et parce que Le Cri vient de livrer un de ses derniers mystères: celui d’une étrange inscription, apposée discrètement au crayon par-dessus la peinture et déclarant, en norvégien: «N’a pu être peint que par un fou!»

Visible à l’œil nu… mais avisé, car dissimulé dans les ondes rougeoyantes du ciel, ce message figure uniquement sur la première et plus célèbre version du Cri. Si son existence était déjà connue au début du XXe siècle, les spécialistes s’accordaient jusqu’à présent à y voir l’œuvre d’un vandale. Cette semaine, le Musée national de l’art, de l’architecture et du design de Norvège  prouve le contraire à l’aide de la photographie infrarouge: c’est l’artiste lui-même qui a griffonné cette sanction. Mais pourquoi?

Retour en 1895, pour planter le contexte. Après avoir tourné quelque temps à l’étranger, la toile, aux côtés d’autres œuvres d’Edvard Munch dont son Autoportrait à la cigarette, est présentée au public norvégien pour la première fois. Les réactions sont pour le moins contrastées. Un directeur de musée local affirme que «personne ne peut considérer qu’Edvard Munch a un cerveau normal» et, lors d’un débat en marge de l’exposition auquel l’artiste a vraisemblablement assisté, Johan Scharffenberg, un étudiant en médecine, questionne devant tout le monde son état mental.

Hypothèse solide

Des mots qui blessent le peintre. «Pas la critique de son travail, puisqu’en tant qu’artiste avant-gardiste il la provoquait, détaille Mai Britt Guleng, curatrice au musée national norvégien et spécialiste de Munch. Il aimait d’ailleurs l’idée romantique du génie fou et visionnaire. Mais beaucoup moins celle de la folie au sens clinique du terme.» En effet, les cas jalonnent l’histoire de la famille Munch (à commencer par sa sœur, internée en asile psychiatrique), et l’idée d’un mal héréditaire terrorise Edvard Munch – au point qu’il n’aura jamais d’enfants.

L’hypothèse d’un détracteur venu discrètement dénoncer les névroses de l’artiste à même sa toile, durant l’exposition de 1895, tenait donc la route – de sorte que personne n’est venu la questionner. «Ce qui en soi est fascinant, relève Mai Britt Guleng. Les études se sont concentrées sur d’autres aspects du tableau, comme son importance dans la carrière de Munch ou les connexions qui existent avec ses poèmes ultérieurs. Ce manque d’intérêt peut plus simplement s’expliquer par la taille de l’inscription.» Une déprédation en effet étrangement discrète…

A l’arrêt en raison du covid, mais surtout d’un prochain déménagement, le Musée national de l’art, de l’architecture et du design de Norvège a pu prendre le temps cet hiver de passer l’énigme à la loupe. Ou plutôt, à la photographie infrarouge, permettant de faire ressortir plus clairement le carbone du crayon. Avant de comparer l’écriture à celle de l’artiste.

Reprendre le contrôle

Les similitudes, notamment dans la formation des «m», ne laissent aucun doute aux experts: c’est bien la main de Munch qui a tracé ces lettres. Du jamais vu, souligne Mai Britt Guleng, et une nouvelle fenêtre sur le personnage complexe d’Edvard Munch. «On voit qu’il aimait provoquer, qu’il se fichait des règles sur la manière de peindre mais aussi de traiter un tableau, relève la curatrice. Cela souligne son côté rebelle, mais aussi sa vulnérabilité. Ces mots sonnent comme une manière pour lui de reprendre le contrôle.»

Est-ce pour leur symbolique, connue de lui seul, que l’artiste ne les recouvrira jamais, bien qu’il ait ensuite retouché son Cri? «Ou peut-être qu’il n’y a pas réfléchi, ou qu’il avait bu et l’a tout simplement oubliée…» Edvard Munch n’oubliera en tous les cas jamais l’épisode de l’étudiant en médecine, qu’il évoquera dans ses Mémoires trente ans plus tard. En mettant les points sur les «i», se souvient Mai Britt Guleng, affirmant «que les gens comme lui n’ont rien compris: peindre la maladie, la mort, l’angoisse n’a rien à voir avec souffrir soi-même de folie. C’est au contraire le propre d’une œuvre d’art

Source: Le Temps 24 février 2021

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