Je voudrais vous raconter certains secrets sur ce pays, pour que ceux qui s’étonnent de notre acharnement à en parler puissent un peu mieux comprendre. Parmi eux, beaucoup de mes amis, et même de ces tunisiens qui n’ont pas connu ce pays; pas même pas le récit de leurs parents.
Pour commencer, comme on fait en devoir de philosophie, je vais contredire cette vision idyllique et fausse des relations entre les diverses communautés, notamment entre les juifs et les arabes. Mais aussi les français, les maltais ou les siciliens.
En réalité, de façon générale, les communautés étaient assez séparées , même si plusieurs immeubles étaient mélangés. Il y avait peu de disputes graves, mais chacun se sentait très différent de l’autre, sauf sur les terrains de foot, de volley ou de hand ball. Y avait-il de l’antisémitisme: oui, beaucoup: de la part des musulmans, des français et des maltais; moins de la part des italiens. Mais, encore une fois, c’était très vivable; et les injures raciales existaient dans tous les sens, les juifs ne se privant pas eux aussi de déraper.
Mais alors ? Alors rien du tout, car montrez-moi un seul pays où les différences passent totalement inaperçues.
Suffit de ressasser des visions hypocrite, de se cacher derrière deux doigts écartés. Nous étions différents, très différents, et notamment au niveau social. Il y avait donc du racisme; mais pas de danger, pas -ou très peu- de violence. En somme, la situation était plus paisible que des dizaines de pays avec la même configuration; on pouvait vivre très bien.
Il faut évidemment ajouter qu’il y a eu des relations magnifiques, à l’échelle des individus ou des familles, des amitiés rares, par ce mélange, ces ouvertures » possibles « . Une des illustrations de cela, que j’aime rappeler, est la suivante. Le 5 juin 1967, c’était le début de la guerre des six jours. Dans les pays arabes, il y eut des manifestations très violentes, aux cris de « tuons (tuez) les juifs ». La Tunisie ne faisait pas exception, et nous avons pu voir les rues bondées de gens enragés, hurlant contre sa communauté. Parmi eux, des commerçants qui nous servaient tous les jours; qui le pain, l’autre les bonbons, le troisième les journaux.
Mais dès que la pression avait monté, nous avons vu d’abord arriver plusieurs familles arabes, pas toutes très proches, entrer chez nous en disant « s’ils veulent vous toucher, nous serons devant »…Il y a eu beaucoup, énormément de familles comme ça; qui nous ont fait chaud au cœur.
Mais bien plus que ça: dans presque chaque immeuble, il y avait un gardien, qu’on appelait le « Hadj » parce qu’il avait fait le pèlerinage de la Mecque. On a su que des tas de manifestants demandaient s’ils pouvaient monter dans les immeubles -et nous aurions sans doute été massacré- et ces hommes simples ont protégé les juifs des immeubles qu’ils gardaient, au point qu’il n’y eut aucune victime ce jour-là
D’un côté, tout le monde comprendra mieux pourquoi les juifs n’ont plus envisagé de faire leur vie en Tunisie, en dehors des périodes de vacances, malgré le retour au calme dès le lendemain.
Mais tout le monde devrait comprendre la gratitude immense que nous devons à un très grand nombre de musulmans , des plus aristocrates aux plus simples , qui aimaient et ont pris des risques réels pour nous
protéger. Ces personnes, j’en rencontre tout le temps; dans ma vie privée, professionnelle, et beaucoup sur facebook. Ce sont mes amis vrais, eux; ni des « alibis », ni des faire-valoir; parce que, tout simplement, ils ont
les mêmes valeurs que moi; et que les gens bien , qu’ils soient juifs, chrétiens ou musulmans, sont en proportion pas très élevée dans le monde. Donc la Tunisie était un pays normal. C’est un peu différent aujourd’hui, après des crises économiques et politiques, et l’arrivée des islamistes qui ne font pas trop de bien là où ils passent.
Il faut encore rappeler des évidences. Beaucoup de juifs tunisiens sont clairs, et ont les yeux bleus. Je fais partie de cette « équipe ». A votre avis, nous sommes originaires du Danemark ou de Suède? Ben non : nous sommes sans aucun doute, des mélanges juifs et berbères, voire des berbères convertis au cours du temps. Mais il y a des juifs extrêmement bruns, aux cheveux très noirs. Des mélanges juifs-arabes sont plus que probables. En fait, la population est très mélangée, et nous avons tellement de points communs biologiques que le lien est évident.
Enfin, lorsque j’entends parler surtout mes amis juifs originaires d’Algérie, ils ne comprennent absolument pas cette proximité, cette fraternité, que certaines familles en Tunisie ont connu et continuent de connaître.
Or, l’Histoire des juifs voisins est si différente de la nôtre; très vite, ils se sont senti français -ils l’étaient- et furent donc rejetés violemment , voire exécutés comme français, pendant le guerre. La proximité qu’ils ont pu connaître a disparu dès 1960. Chacun son Histoire, donc ne mélangeons pas. Ils ont souffert terriblement, pas nous.
Voilà pourquoi tous nos souvenirs ne sont pas entachés de choses terribles, sanglantes; les rancœurs peuvent exister, mais souvent elles sont des cas isolés, parfois des gens qui n’avaient pas grand’chose et se sont retrouvés avec pas grand’chose, dans un pays plus difficile, la France.
Pour tout cela, la Tunisie reste mon pays, quoi qu’il arrive, sans tricher, sans oublier, mais aussi en sachant qu’il y a un cœur formidable qui bat chez beaucoup de Tunisiens. Et qu’ils sortiront de leur pétrin actuel.
José Boublil
Merci pour ce vibrant témoignage ! Le 5 juin n’a été qu’un épisode pratiquement conclusif de la présence juive et aboutissement de la Doxa installé
dans l’esprit de la Communauté juive tunisienne : il fallait «
« partir pour Israel » et cela depuis le 19eme siecle, la création de la cité ouvrière nommée « Beausite » à Mutuelleville près de Tunis censée nous préparer au modèle du Moshav en Israël, privatisé après la guerre 45 et transformé en villégiatures luxueuses. Episodes pour l’exil :
Ensuite l’indépendance en 56,
la collectivisation avec le ministre Ben Salah où toute entreprise devait être en cogestion avec un tunisien musulman.
Puis 1962, guerre de Bizerte avec la France, les juifs tunisiens de nationalité française se sont sentis menacés, beaucoup sont partis : dans cette période quelques juifs ont été condamnés parce qu’ils cherchaient à transférer leurs économies en France, et bien entendu confisqués de leurs biens.
Entre temps et pour couronner le tout, des « en… » de tous bords faisaient courir la rumeur que tout jeune juif tunisien devait faire son service militaire dans l’armée tunisienne, encore des departs … alors que les juifs de Djerba n’avaient pas bougé.
1967 fut le début de l’anéantissement de la présence juive hors Djerba.
Avec le recul du temps, on est bien obligé de constater vu l’accueil et les soins chaleureux que l’on nous réserve aujourd’hui dans tout le pays (hors politique et journalisme d’opinion) que les torts sont et c’est un euphémisme largement partagés contrairement à ce que déclare la chercheuse Sonia Fellous qui s’acharne à reporter toute la faute de notre exil sur la communauté tunisienne musulmane, alors qu’elle a protégé en majorité nos parents et grands parents durant la présence nazie.
Bonjour un très beau témoignage. je voudrais quand meme préciser qu’une des raisons principale sous-jacente au départ des juifs de Tunisie a été LA PEUR DE LA DHIMITUDE. En effet pendant les siècles sous domination musulmane (avant 1881 et le protectorat français) les juifs étaient soumis à l’ arbitraire de leurs maitres musulmans, et ça pouvait et ça s’est souvent mal passé. Pour éviter de se retrouver dans cette situation et préserver l’avenir de leurs enfants nos parents ont fait le choix de l exil en France ou le retour en Israel