Hier, Solange Beaudoin a narré sa … mésaventure dans le Groupe d’amis créé par Denis Meimoun lors du premier confinement, le Groupe le plus bienveillant qui soit:
« Alors voilà, fallait quand même que j’en parle.
Je vis dans une résidence HLM, et trois techniciens viennent de temps en temps effectuer des réparations dans les appartements.
C’était le cas ce soir, ils venaient retirer une hotte aspirante dans un appartement voisin, dont les locataires sont partis, et sont venus m’emprunter… un escabeau et une lampe torche ( n’avaient pas prévu d’en apportrer, ils comptaient sans doute tout faire à la force virile du poignet, et sauter sur les murs, tels des guerriers puissants et intrépides, pour arracher les vis d’un coup féroce de mâchoire ).
Ces trois compères étaient déjà venus chez moi une fois pour l’assise de la baignoire, j’en parlerai une autre fois…
Et donc ces trois messieurs, on dirait pas des vrais. Je veux dire … On dirait un spectacle comique monté par trois comédiens talentueux, tant tout est forcé dans le trait, au point de sembler caricatural et monté de toutes pièces pour un sketch.
Déjà, je rentre de chez ma kiné, je vois l’appartement voisin ouvert, d’où partent des jurons tonitruants et vigoureux.
Deux minutes après, ça sonne chez moi, et l’un des compères se tient devant moi et demande si, par hasard, j’aurais pas un escabeau.Et là, je rends hommage à la gentillesse attendrissante du monsieur, qui enchaîne en me proposant de me donner une hotte aspirante.
Il m’explique que l’agence HLM n’en veut plus dans les appartements… Donc ils doivent l’enlever.
Certes, mais mon appartement, aussi, appartient à l’agence HLM.
Passons sur ce détail insignifiant.
Ensuite, je lui apporte l’escabeau dans l’appartement voisin, et là je découvre les deux autres zoziaux, affairés à la lumière du portable, à enlever trois vis.
L’un est mastoc, la largeur approximative de ma commode qui fait 95 cm, pour la même hauteur qui est de 140 cm. De grands yeux vitreux de poisson-globe et un air buté, il se déplace avec une légèreté étonnante et son portable-torche autour d’un petit maigre nerveux qui s’excite sur une vis à grand renfort de « putana di mierda, charogna !! », et autres interjections poétiques et primesautière, en loupant une fois sur deux le champs de la vis avec l’embout du tournevis.
Ils se mettent à sautiller tous les trois tout en se donnant les uns les autres des conseils divers et variés sur la meilleure façon d’enlever la vis, et ça monte sur mon escabeau et ça redescend, cependant que la torche du téléphone portable ne cesse de s’éteindre, et que celui qui parle espagnol envoie à cette occasion de généreuses bordées d’injures dans sa langue natale.
Je vais alors leur chercher ma torche et la leur propose, compassionellement.
Pris dans le feu vivant et tourmenté de leur litige avec la vis- (je tiens à préciser l’innocence absolue de cette vis honnête, d’un modèle cruciforme fortement répandu, et n’offrant absolument aucune résistance complexe à un tournevis tenu normalement)- le petit maigre se saisit de la torche tout en continuant à ronchonner, un autre lui précise que « C’est la dame elle a une torche« , et ils continuent à faire trois monologues entrecroisés, dans une fiévreuse cacophonie, au sujet de « Elle est complètement morflée la vis« , « Faut tourner« , « C’est qui le pourri qu’a vissé ça« , « C’est moi » « Ah merde mais c’est le pas-de-vis qu’est niqué » « Putain j’vois rien« …
Et là je donne quelques conseils, je parle des murs en béton, je propose une visseuse qu’ils refusent (ces machins modernes de femmelette), et on en vient à parler du fait que pour installer la hotte, il me faudra une perceuse à percussion.
Là, celui qui a des accointances avec ma commode, déclare comme une évidence, tout en continuant à regarder le petit sec hispanique s’acharner sur la vis traumatisée qui, maintenant, semble au bord des larmes (la vis) : « Ouais, mais faut dire ça à votre compagnon« .
Ce à quoi je réponds: « J’en ai pas, mais j’ai une perceuse à percussion« .
Mr. commode-bahut se retourne lentement vers moi pour la première fois, les yeux plus vitreux que jamais, en faisant une sorte de bloc, (un peu comme ces mannequins de pères Noël qui oscillent doucement sur un support tournant) ; toute son attitude exprime une dénégation PROFONDE, une sorte de cri de désespoir silencieux, un ultime Non, quelque chose de bouleversant.
J’ai le sentiment d’avoir brisé d’une phrase tout ce en quoi il a cru toute sa vie, ses rêves de petit garçon, sa base de conscience, quelque chose de sûr et de rassurant, qui fait que le monde tourne et que le jour succède à la nuit.
Hébété, il répète comme s’il venait de marcher pieds nus sur une braise incandescente: « Pas de compagnon…??«
Il exécute un quart de tour sur lui-même et fixe maintenant le mur, semblant perdu devant l’immensité vertigineuse d’un questionnement sur l’origine de l’humanité, Je le sens qui perd un à un tout espoir, illusions, certitudes… Il prononce d’une voix blanche, presque inaudible: « Vous avez« … Puis exécute un nouveau quart de tour, cette fois dans ma direction : » une perceuse » (re demi quart de tour vers le mur) : »à percussion« .
Je sens que le caractère grave, énormissime, insensé de ce flux de révélations improbables menace de faire disjoncter son circuit neuronal, et qu’il lutte pour trouver une solution.
Alors, refusant de continuer à communiquer avec cet être irrationnel, associé à la vaisselle et aux pampers, au bœuf bourguignon du dimanche midi et aux films porno, bref cette créature de sexe féminin, il se tourne, soudain léger de nouveau, vers ses compères : » Faudra qu’elle voie avec son compagnon« .
Le troisième larron, qui semble le plus vif des trois, rétorque « Ouais mais apparemment— notez l’hésitation– elle en a pas« , Mr. Commode répète en écho « à percussion » et ils repartent tous les trois à l’assaut, plus verbal que tournevissal, de la vis, tremblante et maintenant en larmes.
Moralité : chez certaines peuplades, dont sont issus les techniciens de HLM, une femme qui vit seule et qui a une perceuse à percussion est un concept si inconcevable qu’il n’entre tout simplement pas dans leur champ lexical.
Putana di deo de la mierda.
Solange Beaudoin
Un très beau texte : La perceuse à percussion chez la voisine mignonne qui n’a pas de compagnon , ça peut pas exister ! Beaucoup de talent Solange Beaudoin !
Très joli texte, bravo pour cette poésie.