Via Alain Neddam : “Le poète suisse est mort mercredi, à 95 ans. Tombé sous le charme de Grignan, dans la Drôme, il s’y était installé en 1953. Ses dizaines de recueils sont marqués par la contemplation de la nature ou empreints de la mélancolie ressentie lors de la perte de proches”
«J’ai toujours eu dans l’esprit, sans bien m’en rendre compte, une sorte de balance. Sur un plateau il y avait la douleur, la mort, sur l’autre la beauté de la vie. Le premier portait toujours un poids beaucoup plus lourd, le second, presque rien d’impondérable. Mais il m’arrivait de croire que l’impondérable pût l’emporter, par moments», écrivait-il dans A travers un verger en 1975.
La mort l’a finalement emporté sur Philippe Jaccottet mercredi soir. Il avait 95 ans. Le poète suisse laisse une œuvre immense, riche de dizaines de recueils, l’une des plus importantes de la littérature francophone de ces dernières décennies. Sa poésie, essentiellement autobiographique, témoigne à la fois des drames subis et du bonheur offert par la contemplation.
Philippe Jaccottet est né le 30 juin 1925 à Moudon, une petite ville du canton de Vaud, en Suisse romande. Il est encore enfant quand sa famille s’installe à Lausanne. Le père du jeune Philippe est sous-directeur des Abattoirs de la ville, avant d’y être nommé vétérinaire cantonal.
Dès sa jeune adolescence, Jaccottet écrit de la poésie et offre des recueils dactylographiés à ses parents pour Noël.
En 1941, il rencontre le poète Gustave Roud avec qui il commence une longue correspondance. Roud lui fait découvrir Hölderlin, que le jeune homme lit en allemand. Il dévore Rilke et traduit par passion ses Elégies de Duino.
«L’habitant de Grignan»
Etudiant en Lettres à Lausanne, le premier recueil de Jaccottet, Trois Poèmes aux démons, paraît en 1945 − il juge par la suite ce livre «insignifiant».
L’année suivante, il obtient son diplôme et refusant d’être enseignant, commence une carrière de traducteur ; il se lance dans la Mort à Venise de Thomas Mann. Le jeune homme déménage à Paris.
Là, «C’est grâce à Henry-Louis Mermod, un éditeur de Lausanne, que j’ai commencé à me faire des amis dans le milieu littéraire, en rencontrant Francis Ponge», expliquera-t-il. C’est aussi à Paris, au cours du mariage d’un ami, qu’il rencontre en 1952 Anne-Marie Haesler ; la jeune Suissesse, qui se destine à une carrière d’artiste, étudie alors la peinture dans la capitale française. Philippe Jaccottet et elle se marient l’année suivante. Ils auront deux enfants.
Mais c’est dans la Drôme provençale où il habite à partir de 1953 qu’il trouve avec sa femme son point d’ancrage. Le village de Grignan et ses alentours deviennent la matière de ses promenades et de nombreux textes. Lors d’un reportage paru en 2014, le Dauphiné Libéré remarque que l’homme «fait désormais partie des “anciens” du village, assiste à l’enterrement des amis qu’il s’est fait là-bas… On le croise aussi dans les rues avec un cabas, il vient y chercher son pain.» Jaccottet est une figure, «l’Habitant de Grignan».
Dans la Drôme, il continue à entretenir une conversation avec les amis faits à Paris, notamment les auteurs de la revue l’Ephémère: Yves Bonnefoy, Jacques Dupin et André du Bouchet.
Il poursuit également son intense activité de traduction, de l’allemand (notamment L’Homme sans qualités de Musil), du grec (Homère), de l’Italien (Ungaretti). Il se met au russe pour s’attaquer à Mandelstam. Mais résiste à l’anglais: «C’est un monde qui m’est resté étranger», dira-t-il.
Il passe néanmoins par la langue de Shakespeare pour adapter des haïkus japonais, l’une des grandes découvertes poétiques de sa vie. Il publie un recueil de transcriptions de ces courts poèmes en 1996, illustré par sa femme.
Un nuage, un verger, un chemin de terre ou un seul cerisier
Mais c’est évidemment à sa production poétique qu’il se consacre dans cette «si belle campagne». Son œuvre se déroule à travers des phrases limpides, dans une langue qui cherche surtout la justesse. Le poète suisse n’hésite pas, en employant le Je, à faire part de ses pensées, à raconter ses lectures et ses promenades. Sa prose est interrompue par des formes courtes en vers, à la manière des journaux de voyage du poète japonais Bashô qu’il adorait. «A l’approche de ces poèmes s’éveille une confiance. Notre regard, passant d’un mot à l’autre, voit se déployer une parole loyale, qui habite le sens, comme la voix juste habite la mélodie», pose Jean Starobinski dans la préface de Poésie, 1946-1967. Ce premier recueil de Jaccottet dans la collection «Poésie/Gallimard» comprend notamment L’Effraie (1953), que Jaccottet considérait comme sa véritable entrée en littérature. Suivront, entre autres, Paysages avec figures absentes (1970), A la lumière d’hiver (1977), Cahier de verdure (1990).
L’auteur est célébré assez vite. Il reçoit le Prix des écrivains vaudois dès 1958, mais aussi le Grand Prix national de Poésie (1995), le Prix Goncourt de la Poésie (2003). Surtout, il est l’un des très rares écrivains à voir de son vivant son œuvre publiée dans la prestigieuse collection de La Pléiade , en 2014. Une consécration.
La littérature de Jaccottet est particulièrement marquée par une attention aux phénomènes de la nature et propose un regard sur ce qu’il est peut-être l’un des derniers à encore appeler «Beauté». Devant un nuage, un verger, un chemin de terre ou un seul cerisier au détour d’une promenade, Jaccottet décrit le sentiment d’une apparition – d’une suspension de la subjectivité, du temps et du reste du monde. Au fond il fait la même expérience que le narrateur de Proust quand il est troublé par la vision des trois arbres d’Hudimesnil ou même par la fameuse madeleine dans la tasse de thé. Si ces épiphanies ouvrent à la mémoire pour le romancier, chez le poète elles créent un dialogue avec quelque chose de plus indéfinissable et d’infini: «Pour moi, qui décidément ne comprends pas grand-chose au monde, j’en viens à me demander si la chose “la plus belle”, ressentie instinctivement comme telle, n’est pas la chose la plus proche du secret de ce monde, la traduction la plus fidèle du message qu’on croirait parfois lancé dans l’air jusqu’à nous», dit-il dans Cahier de verdure.
«Rien d’autre qu’un homme qui arrose son jardin»
Mais l’écriture de l’homme de Grignan est aussi infusée par l’angoisse et la mélancolie ressenties face à la mort des proches : celle de sa mère, de son beau-père (Leçons et Chants d’en bas, deux «livres de deuil» réunis en 1977). Il compose «la Loggia vide» après la mort de son amie Andrea Cady, «Plaintes sur un compagnon mort» pour Pierre-Albert Jourdan. Dans Ce Peu de bruits (2008), il s’exprime sur la disparition de proches et sur son propre vieillissement. Jaccottet écrira également tout au long de sa vie de nombreux articles et chroniques sur la littérature, réunis depuis en volumes (L’Entretien des muses, Une Transaction secrète).
Sur la marche du monde, en revanche, l’homme reste extrêmement discret. «L’effacement soit ma façon de resplendir», annonçait-il dans L’Ignorant (1958). Fidèle à cette maxime, il se place volontiers en marge du bruit de l’actualité. En 1968 par exemple, Jacques Dupin, Louis-René des Forêts et André du Bouchet s’enthousiasment dans L’Ephémère pour la révolte de Mai. Lui s’étonne de leur prise de position et garde ses distances. Dans des Carnets réunis en 2013 dans Taches de soleil, ou d’ombre il écrit : «Je ne voudrais être rien d’autre qu’un homme qui arrose son jardin et qui, attentif à ces travaux simples, laisse pénétrer en lui ce monde qu’il n’habitera pas longtemps.»
Merci à Jacques Neuburger et Alain Neddam de nous avoir fait savoir le bel hommage de Guillaume Lecaplain
Poster un Commentaire