Samedi 20 février, le pape François s’est rendu chez la scénariste et réalisatrice Edith Bruck, survivante d’Auschwitz, dans le centre de Rome où elle vit, pour une rencontre poignante.
C’est un geste qui a bouleversé l’Italie. Samedi 20 février, le pape est sorti du Vatican pour rendre visite à la scénariste et réalisatrice Edith Bruck, survivante d’Auschwitz, dans le centre de Rome où elle vit.
Tout commence fin janvier, lorsque François découvre une interview de l’auteure de 88 ans dans le quotidien du Saint-Siège, L’Osservatore Romano. Profondément ému, il cherche aussitôt à la rencontrer… Ce qu’il a fait, en ce début de Carême, en se rendant directement à son domicile.
« Pardon, Seigneur, au nom de l’humanité »
« Je suis venu ici, chez elle, afin de la remercier pour son témoignage et pour rendre hommage au peuple martyr de la folie du populisme nazi, a-t-il expliqué après la rencontre. C’est avec sincérité que je répète les mots que j’ai prononcés du fond de mon cœur à Yad Vashem, et que je répète devant chaque personne qui, comme elle, a tellement souffert à cause de cela : « Pardon, Seigneur, au nom de l’humanité ». » La rencontre a duré près de deux heures. « C’était incroyable, a-t-elle commenté peu après, nous avons échangé une accolade entre frères. »
L’histoire d’Edith Bruck est bouleversante. Née en 1932 dans une famille juive de six enfants habitant Tiszabercel dans le nord-est de la Hongrie près de la frontière slovaque, Edith Steinschreiber, de son nom de jeune fille, est déportée avec les siens en 1944, d’abord dans le ghetto de la capitale puis en camp de concentration.
L’horreur d’Auschwitz
« L’enfer a commencé autour du pain, témoigne-t-elle ainsi dans le quotidien du Saint-Siège. C’était au printemps 1944 et la Pâque venait de se terminer lorsqu’un voisin nous a donné de la farine. Ma mère était contente de cette abondance inattendue, ses mains volaient joyeusement pour mélanger les ingrédients, puis déposaient la pâte dans de grands bols en bois pour la laisser lever. À l’aube, elle venait de se lever pour allumer le feu lorsque deux gendarmes ont violemment frappé à la porte jusqu’à ce qu’elle se détache. Ils nous ont emmenés avec tous les Juifs du village d’abord en calèche, puis en train, jusqu’à la capitale où nous avons été enfermés dans le ghetto. Maman était désespérée pour ce pain abandonné : ces cinq pains étaient la vie qui s’en allait. »
Une mère dont le dernier geste, dans le train qui les conduisait à Auschwitz, fut de donner une tranche de pain à une femme qui allaitait un nouveau-né.
À Auschwitz, l’horreur commence. « Quand nous sommes arrivés, dès que nous sommes descendus du train, les Allemands nous ont triés d’un côté à l’autre, se souvient-elle encore dans cette interview. À ce moment-là, nous ne savions pas à quoi correspondait ce carrefour, mais nous l’avons tout de suite appris : à droite, le travail forcé, c’est-à-dire l’anéantissement dû à la faim, au froid et à la fatigue, à gauche les chambres à gaz. Ils ont mis Judith à droite, maman et moi à gauche. Un Allemand nous a arrêtés et m’a dit d’aller à droite. J’ai étreint ma mère et j’ai crié “Non, non !”. Ma mère a supplié le soldat de me laisser avec elle et lui a également dit que j’étais sa plus jeune fille. En réponse, le soldat l’a frappée avec la crosse de son fusil en me répétant : “À droite, à droite”. Maman a juste dit : « Obéis », et j’ai été forcée d’aller à droite en pleurant désespérément. »
Deuils et lueur d’espoir
Cet Allemand venait en réalité de lui sauver la vie. Mais cela ne signifie pas que son supplice se terminait là, loin s’en faut. « Ils nous ont emmenés à la cabane 11, un signe accroché autour de mon cou avec un numéro, 11152, qui à partir de là remplacerait mon nom, poursuit-elle. Nos cheveux ont été rasés – disparues, mes belles tresses dont ma mère s’était occupée avec tant d’amour –, ils nous ont fait porter une chemise grise rugueuse et des sabots aux pieds. Je n’ai fait que pleurer en invoquant ma mère. Un matin, Alice, une kapo, une surveillante juive polonaise pour le compte des Allemands, m’a emmenée à l’entrée de la hutte et m’a dit : « Tu vois cette fumée ? » Ils ont fabriqué du savon avec ta mère. Je n’ai rien dit à ma sœur, je me suis forcée à ne pas croire ses paroles, mais j’ai continué à pleurer pendant des jours. »
Pour autant, à travers l’horreur absolue des faits racontés– et l’infinie tristesse des deuils multiples, car ses parents ainsi que deux de ses frères et soeurs n’ont pas survécu –, son témoignage est marqué par l’insurrection de la vie et de l’espoir.
« Quelque temps plus tard, confie-t-elle encore à L’Osservatore romano, ma sœur et moi avons été sélectionnées parmi un groupe de 15 femmes qui travailleraient dans les cuisines d’un château voisin où logeaient des officiers et leurs familles. En dehors de la gifle qu’un SS nous donnait tous les matins sans raison et des pendaisons d’enfants à l’extérieur du camp auxquelles nous étions forcées d’assister, ce furent les jours les moins malheureux de notre vie dans les camps de concentration. Une épluchure, une feuille, un morceau de légume, dans une cuisine, il y avait toujours quelque chose à se mettre secrètement sous la dent. Et ici, un jour, une autre lumière s’est allumée. Le cuisinier à qui je livrais les pommes de terre nettoyées m’a demandé mon nom. J’ai répondu “Edith” d’une voix faible et tremblante, et il a dit : “J’ai une petite fille de ton âge”. Puis il a sorti un petit peigne de sa poche et en regardant ma tête, et les cheveux qui venaient de repousser, il me l’a donné. J’avais le sentiment de trouver un être humain devant moi après si longtemps. J’ai été émue par ce geste qui était la vie, l’espoir. » Et de conclure : « Peu de gestes suffisent pour sauver le monde. »
Témoigner sans relâche
Transférée à Dachau, Christianstadt et Bergen-Belsen avec sa sœur, elle sera libérée par les Alliés, avant de rentrer en Hongrie puis de partir en Tchécoslovaquie près d’une autre de ses sœurs, en Israël ensuite, et enfin en Italie.
Mariée quatre fois – son nom Bruck lui vient de ses troisièmes noces –, elle a épousé le réalisateur Nelo Risi en 1954 et vit dans la péninsule depuis plus d’un demi-siècle, travaillant comme scénariste et réalisatrice pour la télévision italienne Rai. Tout en écrivant et témoignant sans relâche, fidèle à la promesse qu’elle avait faite à deux étrangers dans le camp de Bergen-Belsen, alors qu’ils rendaient leur dernier souffle, de « raconter ».
Dans son dernier livre, Il pane perduto (« Le pain perdu », éd. La Nave di Teseo, 2021), elle adresse une lettre à Dieu qui commence par ces mots : « Je T’écris, Toi que tu ne liras jamais mes gribouillis, qui ne répondras jamais à mes questions, aux pensées d’une vie. » Nul ne sait si ce même Dieu à qui le pape a demandé pardon au nom de l’humanité a lu ses « gribouillis », mais la Providence semble tout de même avoir fini par lui renvoyer un doux signe de tendresse.
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