Gilles Kepel, professeur à l’École normale supérieure, politologue, spécialiste de l’islam et du monde arabe, auteur de “Le Prophète et la Pandémie” (Gallimard), est l’invité du Grand entretien de France Inter.
Pour lui, la montée de la Turquie comme porte-étendard de l’islam politique s’explique par plusieurs facteurs. “Le Moyen-Orient est inscrit depuis 1945 dans le système du monde comme la zone de production par excellence des hydrocarbures. C’est ce qui leur a donné cette place exceptionnelle, par rapport par exemple à l’Amérique latine ou à l’Europe de l’Est. Et cela a changé profondément, à cause de l’effondrement des prix des hydrocarbures. À l’heure actuelle, le baril est tombé à un niveau ahurissant de -30 dollars : vous payez 30 dollars pour qu’on vous débarrasse d’un baril de pétrole !”
Gilles Kepel voit dans la réaffectation de Sainte-Sophie à l’islam un moment fondateur : “Ça se produit un jour tout à fait particulier, le 24 juillet. C’est le moment du grand pèlerinage à la Mecque, et à cause de la pandémie, il n’y a personne ! Les Saoudiens respectent assez soigneusement les règles et il y a donc très peu de gens sur place. Le 24, c’est le 97e anniversaire du traité de Lausanne, à l’origine de la Turquie moderne dans ses frontières actuelles. Erdogan va tordre le bras à l’Atatürk laïc, qui avait fait de l’ancienne basilique un musée qu’il avait donnée à l’humanité. Erdogan en fait une mosquée, avec des foules qui la réinvestissent, lui avec son bonnet de prière, etc.”
“Il faut pour Erdogan éradiquer la laïcité ataturkienne“, explique le professeur. “C’est très difficile à faire, car Atatürk est aussi à l’origine de la Turquie moderne, qu’il a sauvée du dépeçage par les puissances européennes. La France est le mauvais objet : Atatürk parlait français, et c’est la France de Voltaire qui a nourri sa pensée. Pour Erdogan, c’est cette France qu’il faut éradiquer : du coup, Emmanuel Macron est devenu sa cible par excellence.”
Pour autant, il ne voit pas une grande influence d’Erdogan sur les musulmans de France. “En France, les dirigeants de pays du Maghreb peuvent donner les consignes qu’ils veulent, les Français d’origine maghrébine votent très rarement en fonction. En Turquie, c’est beaucoup plus organisé, et côté allemand il y a une inquiétude des autorités. Par ailleurs, la question migratoire est un enjeu majeur de chantage politique : or ces flux migratoires ont aussi été des flux où se sont dissimulés un certain nombre de djihadistes.
Tout ça pose des questions politiques, des questions de sécurité. La position de M. Erdogan était aussi facilitée parce qu’il avait un soutien à 200 % de Donald Trump. Avec Joe Biden, ça va être beaucoup plus compliqué !”
“Ce qui est très frappant, c’est que la politique turque est excessive dans un sens, mais peut rapidement aller dans l’autre“, analyse Gilles Kepel. “Le problème pour Erdogan aujourd’hui, c’est la situation interne en Turquie : la situation économique est très mauvaise, le virus n’a pas été très bien géré, donc je ne suis pas sûr que tout ça soit facile pour lui. Tout fait partie d’une géopolitique qui change.”
Que pense-t-il de la “loi séparatisme” ? “On oublie une chose, me semble-t-il, c’est le discours d’Emmanuel Macron aux Mureaux. Il a été mal reçu dans le monde musulman parce que, tout simplement, il n’y a eu aucune prise de conscience, dans notre haute fonction publique, qu’il était nécessaire de faire passer un message en arabe. L’effondrement des études arabes à l’université et ailleurs, le désintérêt pour les études de cette langue, se traduit notamment par le fait que ce discours n’a pas été traduit. De plus, il a utilisé le terme “séparatisme islamiste”, et personne n’a pris le soin d’expliquer dans le monde arabe que le terme “islamiste” désignait l’islam politique, ça ne voulait pas dire “islamique” ou “musulman”. C’est pas tellement l’enjeu de la réforme de l’islam, mais le fait qu’on a le droit quand on est président de la République d’incriminer un usage politique de la religion.” Gilles Kepel parle également d’un “djihadisme d’atmosphère” : “J’avais beaucoup travaillé sur les différentes phases du djihadisme : à chaque fois il y avait des opérations planifiées à l’avance, avec des individus qui avaient reçu des instructions. Là, ce n’est plus du tout le cas : pas de réseau, pas de cible, mais une atmosphère créée par les “entrepreneurs de colère”. Par exemple, le père d’un élève dans le cas de l’attentat à Conflans-Sainte-Honorine. Ils créent cette ambiance de colère, et là-dedans un individu, qui a subi le lavage de cerveau des réseaux ou de ses contacts dans telle mosquée radicale, décide de passer à l’acte. Ça pose un très gros problème.”
Spécialiste de l’islam et du monde arabe contemporain, Gilles Kepel est professeur des universités à l’université Paris Sciences et Lettres (PSL) et dirige la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l’École normale supérieure.
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