Le 20 janvier dernier, Benjamin Stora a remis à Emmanuel Macron un rapport sur « les mémoires de la colonisation et de la guerre d’Algérie ». La Revue Politique et Parlementaire a recueilli la réaction du cinéaste Jean-Pierre Lledo, que nous publions en cinq parties.
MON AVIS
Bien que non historien, mais ayant eu de par mes films à me coltiner notamment à cette question de la guerre d’Algérie, dans plusieurs de ses dimensions, j’aimerais pouvoir dire ci-après mon opinion de citoyen. D’abord au sujet de ces narratifs.
Je pense que le narratif de l’Etat français n’a pas évolué en fonction de considérations scientifiques, mais économiques et politiques.
A l’instar de l’Europe, la France a eu besoin de main-d’œuvre et de pétrole. Elle a « dealé » avec l’OCI (organisation de la coopération islamique) qui a imposé ses conditions et ses narratifs sur l’islam, religion de paix et d’amour, sur la remise en cause de la laïcité, sur l’immigration, sur les colonisations… et sur Israël.
Quand à l’inamovible narratif de l’Etat algérien, il ne pourra jamais changer, tant que cet Etat restera totalitaire dans son essence, tant que les Archives FLN-ALN ne seront pas libérées, tant qu’il ne sera pas possible de remettre en question les dogmes du nationalisme algérien, concernant la guerre d’Algérie, la colonisation et l’identité nationale. Ce narratif ne pourra jamais changer car il est le socle même de l’Etat algérien depuis 60 ans. Sans lui, il s’effondre. Malgré d’impressionnantes richesses naturelles qui ne servent qu’à la consommation, l’Etat-FLN a perdu toute légitimité sur le plan de l’économie (Stora note que c’est la France qui exporte des hydrocarbures vers l’Algérie, sans que cela le fasse réagir !!!), sur le plan de l’identité (les Amazighs désormais en rupture de ban, réclament leur indépendance), sur le plan de la santé (les présidents donnent l’exemple en allant se soigner à l’étranger), sur le plan de la culture (les écrivains et les cinéastes tentent de se faire éditer et produire en France), et plus largement sur le plan du bien-être général et de l’espoir (le rêve de toute une jeunesse est de « foutre le camp »). Ceci sans parler de la gangrène-corruption. Face aux diverses contestations, notamment la plus dangereuse, celle des islamistes, l’unique légitimité qui subsiste est donc celle de la légitimité historique, celle d’avoir mené la « guerre de libération ». L’Organisation des Anciens Moudjahidine (ONM) adoube chaque nouveau président en contrepartie de la reconduction de multiples avantages moraux et (surtout) matériels. Donnant donnant… Des rencontres quasi-annuelles « d’écriture de l’histoire de la guerre de libération », rien de consistant n’en est jamais sorti depuis 60 ans.
Le plus grand mythe produit par les jeunes promoteurs nationalistes de cette guerre qui créeront le FLN, est son inévitabilité. Faute de pouvoir contester politiquement et pacifiquement la colonisation, il fallait recourir à la lutte armée. Or comme tous les mythes, s’il a la vertu de l’auto-justification, il ne correspond nullement à la réalité. Car depuis la fin de la Première Guerre mondiale, jusque dans les années cinquante, tous les marqueurs d’une vie politique et associative sont en progression constante et de façon géométrique. De plus en plus d’associations, de syndicats, de partis, d’organisations de femmes et de jeunes, de journaux, de revues, de meetings, de manifestations, etc, qui correspondent à de plus en plus de lettrés, d’intellectuels, d’écrivains et d’artistes… Une telle progression, durant une décennie encore, aurait eu le triple avantage de former une société civile que la guerre détruira, de ménager une sortie pacifique de la colonisation, et sans doute aussi de faire de la nouvelle Algérie, une société multi-ethnique garantissant les droits culturels et cultuels de ses minorités. Au lieu de quoi, nous aurons une guerre de plus de 7 ans, des exactions de part et d’autre, 300 000 morts, le massacre des Harkis et l’exode d’un million de non-musulmans. Enfin, cerise sur le gâteau de l’indépendance, les militaires au poste de commandement, et ce jusqu’à ce jour. Mais quand on détruit sa propre société civile, à quoi d’autre peut-on s’attendre ?
Les historiens auront à nous dire pourquoi c’est l’option violente qui été choisie. Mon hypothèse est qu’elle était la conséquence inéluctable de la pensée nationaliste fondée sur l’islam pour laquelle l’identité nationale avait été, de par le sang, arabo-musulmane avant 1830, et qu’elle devait le redevenir. Et de fait, la guerre fut menée sous les auspices de l’islam, comme un djihad, une guerre sainte1, « fi sabil illah » (pour la cause de dieu), qui ciblait par un terrorisme qui n’avait rien d’aveugle, les civils non-musulmans, chrétiens et juifs, et dont le but était de pousser ces derniers vers l’exode, de préférence avant même l’indépendance, afin que l’exode prenne l’aspect d’un départ volontaire. « La valise ou le cercueil » n’est pas un slogan de l’OAS comme certains l’ont dit, mais bien un slogan dessiné sur les murs des villes, depuis 1945, par les nationalistes. Et c’est précisément parce que ce sont des combattants arabes qui témoignent dans mon avant-dernier film Algérie, histoires à ne pas dire de cette stratégie du « nettoyage ethnique »2, qu’il a été interdit dès sa sortie en 2007.
Le narratif de l’Etat algérien repose sur un deuxième pilier, principal pilier fondateur sans lequel tout s’effondre : le discours nationaliste sur la colonisation, lequel repose sur une quantité d’idées fausses.
« La France a colonisé l’Algérie ». Le problème, c’est que l’Algérie… n’existait pas comme nation ou comme pays autonome ! Et qu’en 1830 la France s’empare d’une dépendance ottomane depuis trois siècles qui fait régner la terreur contre les Berbères et les Arabes d’Afrique du Nord, mais aussi en Mer Méditerranée avec la piraterie, et la mise en esclavage – y compris sexuel – des Européens kidnappés. « Considérer la présence turque en Algérie comme une colonisation, remettrait en question la politique d’aujourd’hui des deux pays ; le politiquement correct l’emporte sur l’Histoire. » avance courageusement une nouvelle historienne algérienne, Abla Gheziel3.
Le droit d’user du concept de « colonisation » n’impose-t-il pas préalablement d’en discuter le contenu ? L’Europe aurait-elle été la seule puissance coloniale ? Les conquêtes menées au nom de l’islam, en Europe, au Moyen-Orient, et en Asie, infiniment plus violentes que celles menées par l’Europe – les historiens indiens n’évaluent-ils pas les morts à plus de 80 millions entre 1000 et 15004 ? – pourquoi ne seraient-elles pas aussi qualifiées de « coloniales » ? Cela ne pourrait-il pas aider à faire des comparaisons entre les diverses colonisations ?
De plus, lorsque l’on veut évaluer de façon scientifique un état de société, ne se doit-on pas de le comparer avec ce qui a précédé ? Les bienfaits de la colonisation ottomane auraient-ils été supérieurs à ceux de la colonisation française ? Quelles villes, quelles universités, quels lycées, quelles écoles primaires, quels hôpitaux, quels barrages, quelles routes ont-ils construits ? Quelles maladies ont-ils éradiquées ? Quels marais ont-ils asséchés ? Quelle société civile ont-ils aidée à naître ? On pourrait poser mille questions comme cela.
Diaboliser la seule colonisation française n’est-ce pas une manière de jeter un voile pudique sur la réalité crue de la société existante en 1830, une société tribale et clanique, dont l’islam même n’arrive pas à surmonter les divisions, une société agraire de très gros propriétaires fonciers, chefs de tribus en général, et de khammes5 qui n’ont aucun pouvoir sur les affaires du pays, et en Kabylie une agriculture de survie gérée par le clan familial, une société qui, de ce fait, sera incapable de fonder une nation et de se débarrasser des colonisateurs arabes, ottomans puis français… On accuse la colonisation française de n’avoir accordé aux Arabes (en fait des Amazighs arabisés par l’islam), et sur le tard, qu’une demi-citoyenneté, ne devrait-on pas ajouter que l’Empire ottoman ne leur en avait octroyée aucune et que jamais il ne mit en place une Assemblée algérienne avec 60 députés arabes ? Ne devrait-on pas enfin dénoncer le crime culturel de la conquête arabe qui priva la population amazigh de sa langue, de sa culture, de sa personnalité ?
Emboîtant le pas à ses homologues algériens actuel et précédents, le futur président français, en pleine campagne électorale, qualifia en 2017 à Alger la colonisation de « crime contre l’humanité », tombant ainsi dans le piège de la concurrence mémorielle que Stora nous dit vouloir éviter. En effet depuis que l’extermination de 6 millions de Juifs a été ainsi qualifiée par le Tribunal de Nuremberg, la Shoah est devenue l’étalon de la revendication victimaire. N’est-ce pas dans l’avion qui le ramenait de Jérusalem en janvier 2020, qu’Emmanuel Macron confia aux journalistes qui l’accompagnaient qu’il venait d’avoir l’idée d’une initiative qui ait « à peu près le même statut que la Shoah pour Chirac en 1995″ ?
Les Amazighs et les Berbères qui se revendiquent « Arabes » auraient-ils subi une extermination planifiée par l’Etat français durant plus d’un siècle ? La croissance démographique de ces derniers aurait-elle été stoppée ? Faudrait-il pour autant nier que furent perpétrées des exactions ? Faudrait-il pour autant ne retenir que les exactions de l’armée française ? Et oublier que les troupes de l’Emir Abdelkader dont on se plaît aujourd’hui à souligner la noblesse, et qui sauva plus tard des Chrétiens de Damas, se distinguèrent par le massacre des Juifs dans sa ville de Mascara6, et aussi par la décapitation de 300 prisonniers français ? Sans parler des trop nombreux massacres, pogroms, et actes de barbarie commis avant et après la création du FLN-ALN ? On aimerait que le Bien et le Mal soit bien départagés, mais quand et où cela fut Monsieur le président ?
Certes le système colonial ne peut être structurellement qu’inégalitaire, et à ce titre générateur d’iniquités et d’humiliations. Mais pourquoi pareillement la conquête arabo-ottomano-musulmane n’a-t-elle pas été qualifiée de « crime contre l’humanité » ? N’aurait-elle pas, elle aussi, généré parmi les chrétiens et les juifs7, inégalités, iniquités et humiliations, et ce, en application du Code de la dhimma8 dont s’inspirera plus tard le Code de l’Indigénat (1881-1945)… ?
Serait-ce manquer de respect à un Président de la République que de lui demander quel est le système conçu par l’humanité qui n’a pas été inégalitaire, inique, violent, et humiliant ? Une décision, une action, marquées par une intention, peuvent être « criminelles », mais un système de socialité humaine ? L’Histoire est cruelle. Mais lui intenter un procès ? Depuis toujours, et donc jusqu’à aujourd’hui, n’est-ce pas le rapport de forces économiques, politiques, militaires qui a présidé aux relations entre les groupes et à la formation des systèmes ? La plupart du temps par la guerre et la conquête ?
Pourquoi Monsieur le Président ne vous demanderiez pas plutôt pourquoi lorsqu’une guerre éclate entre deux pays d’égale puissance, cela donne un vainqueur et un vaincu (comme avec l’Allemagne et la France) mais jamais un colonisé et un colonisateur (comme la France et l’Algérie) ?
Alors que tel est toujours le cas, lorsque s’opposent un pays développé et un pays sous-développé comme l’on disait il y a quelques décennies ? Un penseur algérien Malek Bennabi (1905-1973), spécialiste en civilisation islamique, eut d’ailleurs le courage d‘avancer l’idée en 1951 que les peuples colonisés l’avaient été parce que… colonisables. « La colonisation prend racine dans la colonisabilité. Là où un peuple n’est pas colonisable, la colonisation ne peut s’établir sur son sol.« 9. Cette idée, pourtant de bon sens, déplut fort aux communistes qui idéalisaient « les peuples », et plus encore aux nationalistes qui voulaient faire endosser la responsabilité de la colonisation aux seuls pays colonisateurs, en faisant l’impasse sur les responsabilités propres à chaque peuple, et à ses retards historiques et civilisationnels… Ce qui permet encore aujourd’hui, 60 ans après l’indépendance, aux dirigeants algériens d’imputer aux « séquelles du colonialisme » l’impéritie, la corruption, le clanisme, l’autoritarisme, l’indigence culturelle, qui obèrent tout dynamisme social, et ôtent tout espoir à la jeunesse qui ne rêve que d’une chose, fuir. Il y a une quinzaine d’années, l’homme politique le plus intelligent qu’ait produit l’Algérie, Mouloud Hamrouche, n’avait-il pas fait le triste constat qu’en Algérie, « il n y a pas de politique, il n’y a que des clans… Pour trouver de la politique, il faut remonter aux années 40… ». Et hormis le fait que l’on pourrait même remonter aux années 30, quel hommage à la colonisation, qu’il ait été volontaire ou non !
Car contrairement au discours de beaucoup d’organisations pied-noir, mettant en valeur l’héritage matériel de la colonisation, ce qui me paraît plus important encore, c’est l’héritage politique et intellectuel, suggéré trop rapidement par le président Bouteflika lorsqu’en l’an 2000 devant les députés français, il reconnut que « la colonisation avait introduit la modernité…. Par effraction ».10
En effet, d’où sont venues les idées d’indépendance, de république, de nation, de démocratie, de nationalisme, de syndicalisme, de communisme, sinon du pays colonisateur ? Le FLN n’a-t-il pas été créé par des militants du MTLD, lequel avait pris la suite du PPA11, lequel provenait de l’Etoile Nord-Africaine, créée à Paris à l’initiative du PCF ? Dans quelle langue se sont transmises ces idées parmi les élites politiques et médiatiques musulmanes ? N’est-ce pas l’écrivain Kateb Yacine qui avait qualifié la langue française de « butin de guerre » dans lequel ont aussi puisé Mouloud Feraoun, Mouloud Mammeri, Mohamed Dib, et continuent de puiser quantités d’écrivains d’après l’indépendance de Rachid Boujedra à Boualem Sansal, tous d’excellents patriotes que je sache ? Oui, qui par le développement des transports et de l’enseignement même dans les endroits les plus reculés, a fait progresser la prise de conscience nationale malgré l’extrême division de l’espace social clanique ? Qui, en substituant au système tribal parcellaire la centralité d’une administration moderne, a posé les bases du futur Etat algérien ? Qui, en libérant le khammes de sa tutelle seigneuriale ou clanique et en le transformant en ouvrier salarié, en a fait un être capable d’initiatives, y compris politiques, y compris indépendantistes ? Qui a donné à l’Algérie son nom même et ses frontières actuelles, d’ailleurs aux dépens de la Tunisie et du Maroc ?
Pour parler d’un espace de mixité ethnique, le rapport Stora évoque par un euphémisme l’existence « d’un monde du contact », sans mentionner étonnamment ni le monde du travail et ses syndicats pourtant mixtes et très puissants, ni le monde des journalistes et des lecteurs, ni le monde des arts et de la littérature avec ses célèbres amitiés Feraoun-Robles, Dib-Pélégri, ni le monde des instituteurs (particulièrement visés par le FLN) et des élèves, ni le monde des avocats et de ceux qu’ils défendaient, ni le monde des gens simples qui dans les villes et les campagnes, et en tant que voisins ou non, savaient transgresser les frontières ethniques invisibles en inventant une coexistence égalitaire, ni même le monde des politiques se côtoyant dans diverses assemblées, parmi lesquels le parti communiste, le seul composé de musulmans, de juifs et de chrétiens, le seul à prôner une Algérie indépendante et multiethnique, projet qu’il ne put jamais imposer aux nationalistes, partisans eux d’une Algérie strictement arabo-musulmane, comme le dira devant ma caméra de Un Rêve algérien12, Lakhdar Kaïdi, le célèbre dirigeant de la CGT dans les années 40 et 50 du siècle précédent.
Sans la guerre et ses atrocités, et sans l’idéologie racialiste des nationalistes rejetant comme étrangers les Juifs, là depuis plus de 2000 ans pour certains, et les Pied-Noirs, des travailleurs de tout le bassin méditerranéen, ayant fui la misère, eux là depuis au moins un siècle, ce « monde du contact » aurait pu encore grandir et devenir une décennie plus tard, le socle d’une nouvelle Algérie, libre, multi-ethnique, respectueuse de toutes ses différences, et entreprenante. Une telle société aurait-elle pu résister à la vague islamique de ces trente dernières années ? Difficile de l’affirmer quand on voit ce qui s’est passé au Liban et en Irak d’où sont partis ou ont été chassés 150 000 Juifs et deux millions de chrétiens.
Fin de la deuxième partie
« Missionné » par ma propre conscience,
Jean-Pierre Lledo
- Lire le dernier livre de Roger Vétillard, ‘’Guerre d’Algérie, une guerre sainte ?’’ (Ed Atlantis, 2020)
- Formule utilisée par l’historien algérien contestataire Mohamed Harbi.
- https://algeriecultures.com/interviews/les-turcs-regnaient-par-la-force-en-algerie-abla-gheziel-historienne/
- Selon le Professeur à l’Université de Dehli, Kishori Saran Lal, et son livre La Croissance de la Population musulmane en Inde (Growth of Muslim Population in Medieval India, 1973).
- Le khammes est un paysan qui reçoit 1/5ème de la récolte…. quand il y a récolte.
- https://www.cairn.info/revue-archives-juives1-2005-2-page-7.htm
- Par exemple, en 1805, le Chef de la Nation juive, Nephtali Busnach est tué lors ‘’d’émeutes’’, des dizaines de Juifs sont tués, des familles s’exilent. Le Grand-Rabbin d’Alger Isaac Aboulker (1755 1815) fut décapité le 7 juin 1815.
- https://dhimmi.watch/
- http://www.cu-relizane.dz/ETD/images/Cours-TD/FR/FR.Master01.DLA.Mr.Medd.BOUDAOUED.Cours.Malek%20Bennabi.S02.pdf
- Le 14 juin 2000. Discours en français, devant l’Assemblée nationale française, en présence de Jacques Chirac.
- Le MTLD (Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques) succède en 1946 au PPA (Parti du peuple algérien) interdit en 1939.
- Long métrage documentaire sorti en Algérie et en France en 2004. N’ayant pu conserver cette séquence dans le montage du film, je l’ai mise en Bonus, dans le DVD.
Publié le 9 février 2021 dans Revue politique et Parlementaire
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