Charles Rojzman. A propos de « La Familia grande »… Et de son époque

Olivier Duhamel. 1984. Louis Monier. Bridgeman Images

La liberté sexuelle conquise après Mai 68 a légitimé abus, dérives et transgressions. Mais le climat actuel est tout aussi déplaisant. Le lynchage des présumés coupables et le désir de jeter la pierre témoignent d’un mal aussi profond que celui qui est dénoncé.

Je n’ai jamais aimé cette gauche donneuse de leçons, reluisante de morgue intellectuelle, dont Olivier Duhamel faisait partie, en compagnie de quelques autres. Je n’ai jamais aimé ce petit monde, méprisant pour le peuple qui votait mal. Je n’ai jamais aimé Mitterrand, ses ministres et sa cour. Je n’ai jamais aimé tous ces échappés de Mai 68 qui portaient bien haut le drapeau de la liberté et du jouir sans entraves, et se sont gavés des prébendes accordées par les puissants dont ils se gaussaient autrefois.

J’ai lu le récit de Camille Kouchner. Il est glaçant, certes, mais il décrit un milieu, une époque où toutes les valeurs qui fondaient la société du passé devaient être renversées. Malgré les dénégations de certains qui voudraient qu’on ne généralisât pas les pulsions perverses d’une minorité, je m’inscris en faux. Tous ne passèrent pas à l’acte, mais le climat de permissivité qui régnait a autorisé de nombreuses dérives illégales. Je me souviens très bien de ces années-là. J’ai été responsable de la commission culturelle de l’Union des grandes écoles en 1967. J’ai été professeur de français à Paris et ensuite dans la campagne nivernaise, et un peu plus tard à l’université en Allemagne. Tous mes élèves baignaient dans cette ambiance de libération où il était interdit d’interdire. Sans parler des journaux « de référence » de l’époque, le magazine Actuel faisait la promotion de la révolution sexuelle en cours. On y affirmait que les adultes amérindiens initiaient très tôt les enfants à la sexualité. Le mariage et la fidélité étaient ringards. Les marginaux et les anticonformistes provocateurs étaient à la mode. Cet état d’esprit rencontrait peu de résistance, sauf chez ceux qui étaient alors considérés comme des « fachos », suspectés de s’opposer au progrès des mœurs, ou chez des personnes qui n’étaient pas du tout, pour des raisons diverses, en révolte contre leur milieu ou leur famille.

Révolution sexuelle: pour et contre

Pourtant, ceux que l’on a appelés les soixante-huitards n’ont pas tous foulé les palais de la République et peuplé les cabinets ministériels. Certains d’entre eux sont devenus des « éclopés de l’âme », détruits en poursuivant jusqu’au bout les illusions de l’époque. D’autres ont profité avec allégresse du vent de liberté qui soufflait alors.

Ceux qui ne l’ont pas vécu ne peuvent savoir ce qu’a été la « révolution sexuelle » d’avant le sida. L’avortement enfin autorisé. Le combat des femmes pour leur « libération ». L’exaltation et le plaisir de sortir d’une société corsetée. Les aventures d’une jeunesse qui voyait dans la sexualité libérée des tabous, les voyages lointains et la drogue des expériences ultimes et la découverte de paysages nouveaux et fascinants.

La politique elle-même prenait la couleur de la révolte contre le monde ancien : le Vietnam, Cuba, la décolonisation, Prague, le Chili, Lip…
Que nous le voulions ou non, nous sommes les héritiers de Mai 68. Pour le pire et pour le meilleur. Pour le pire, les illusions multiculturalistes et tiersmondistes, le rêve devenu cauchemar d’un monde sans frontières nationales, l’idolâtrie de régimes prétendument révolutionnaires, la liberté sexuelle devenue le prétexte d’abus et de violences sur les femmes et les enfants.

Pour le meilleur, le goût du plaisir et de la beauté, le chatoiement des couleurs, la liberté du corps, l’affranchissement de règles patriarcales souvent absurdes, la recherche d’une nouvelle définition de l’autorité, la désacralisation de croyances établies et le refus de la censure, toutes ces acquisitions dont certains voudraient à nouveau nous priver, dans un retour à un ordre moral rigide et régressif.

Les deux minutes de la haine

Car aujourd’hui semble revenu le temps des deux minutes de la haine imaginées par Orwell dans 1984.

« L’horrible, dans ces Deux Minutes de la Haine, était, non qu’on fût obligé d’y jouer un rôle, mais que l’on ne pouvait, au contraire, éviter de s’y joindre. Au bout de trente secondes, toute feinte, toute dérobade devenait inutile. Une hideuse extase, faite de frayeur et de rancune, un désir de tuer, de torturer, d’écraser des visages sous un marteau, semblait se répandre dans l’assistance comme un courant électrique et transformer chacun, même contre sa volonté, en un fou vociférant et grimaçant. Mais la rage que ressentait chacun était une émotion abstraite, indirecte, que l’on pouvait tourner d’un objet vers un autre comme la flamme d’un photophore. »


Rendus impuissants par des technocraties et des bureaucraties souvent aveugles et indifférentes au développement humain, nous voulons garder une bonne image de nous-mêmes et faisons semblant d’être propres sur nous, indemnes de tous les vices que nous attribuons à d’autres, choisis pour être les victimes expiatoires de nos nombreux péchés. La société est malade et nous en faisons tous partie, avec nos dépressions et nos violences ordinaires. Les saints véritables sont rares, contrairement aux donneurs de leçons. La perversion, le mensonge, l’abus de pouvoir sont certes condamnables, mais le lynchage de celui qui est supposé parler mal ou penser mal ne l’est pas moins. Alain Finkielkraut, entre autres, a été victime de ce délit d’expression non orthodoxe. Mais qui sommes-nous pour empêcher des opinions, à moins qu’elles soient diffamatoires, négationnistes de la réalité et clairement mensongères ? Comme le dit à peu près Camille Kouchner qui dépeint la réalité d’un milieu avec ses joies, ses tares et ses souffrances, c’est au pécheur qu’il appartient de reconnaître sa faute et à tous ceux qui l’ont accompagné dans ses errements, amis complices ou aveuglés, parents absents ou inconscients, brûlés à la fois par l’orgueil de la réussite et le désespoir qui invite au suicide.

Qui sommes-nous pour nous croire totalement indemnes des maladies d’une époque ?

© Charles Rojzman

Source: Causeur 11 février 2021

Essayiste, Charles Rojzman est fondateur d’une approche et d’une école de psychologie politique clinique,  » la Thérapie sociale », exercée en France et dans de nombreux pays en prévention ou en réconciliation de violences individuelles et collectives.

Suivez-nous et partagez

RSS
Twitter
Visit Us
Follow Me

2 Comments

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*