Jean-Marie Bénard. La prochaine fois que nous nous croiserons, Cher Jean-Claude Carrière

C’était il y a une quinzaine d’années. Je marchais sur un de ces trottoirs étroits de Pigalle, probablement rue de Douai.

La foule est dense, on s’évite de façon mécanique, on se faufile, on joue des coudes, on tient sa place sur le trottoir à l’intimidation : c’est celui qui met un pied sur la chaussée qui a perdu.

Je marche tête baissée, dans mes pensées, ceux que je croise ne sont que des obstacles qu’il convient d’éviter. Homme, femme, grand, gros, petit, chétif, peu importe, je n’en connais aucun, et ne souhaite pas leur faire la moindre place dans le champ de ma conscience.

Je suis donc bien incapable de vous dire pourquoi, devant cet obstacle-là, je lève le regard pour me retrouver face à lui.

Jean-Claude Carrière.

Dans l’instant je change de rôle. Plus question de jouer à l’intimidation. Je ne serai pas celui qui a obligé Jean-Claude Carrière à descendre du trottoir, ne serait-ce que d’un pied : j’ai le sens des hiérarchies.

Je m’efface, un peu théâtralement peut-être, je glisse sur la chaussée entre deux voitures, et l’invite, d’un geste de la main, à passer : vous êtes un prince et j’ai lu tous vos livres, et j’ai vu tous vos films et il n’y a pas une seule de vos pièces qui m’ait échappé, ah, Monsieur Carrière, il ne sera pas dit que je vous aurai croisé par hasard dans une rue de Pigalle sans matérialiser ce moment, je n’ai rien trouvé de mieux que de me faire tout petit, ce que je suis face à vous, alors de grâce, passez, je vous en prie, en acceptant cet hommage vous m’aurez fait ma journée.

Mais il résiste, le bougre. Il sait parfaitement que c’est parce que c’est lui et que je l’ai reconnu qu’il bénéficie de ce traitement de faveur, et c’est justement pour ça qu’il n’en veut pas, de ma générosité de passant obséquieux. J’insiste :

– Je vous en prie !

– Ah mais non, certainement pas !

Je perçois dans ce “non !” impérieux une indignation : oui je suis célèbre, oui je suis considéré comme un grand auteur, mais ce n’est certainement pas une raison pour me céder votre place sur ce trottoir trop étroit.

Et c’est comme ça qu’il y a une quinzaine d’années, Jean-Claude Carrière s’est effacé pour me céder la place, probablement rue de Douai.

La prochaine fois que nous nous croiserons, je m’effacerai et vous laisserai passer, Monsieur Carrière ; vous ne pourrez plus me refuser ce petit plaisir.

J’espère qu’ils ont des trottoirs trop étroits, là-haut.

© Jean-Marie Bénard

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