Des souvenirs inventés, m’écrit en dédicace Annick Perez, l’auteur, laquelle me fait dès lors penser aux mots d’un Cocteau ou d’un Stendhal aux yeux desquels toute œuvre d’art est un beau mensonge.
Voluptueusement je m’y plonge, dans cette Tunisie semblable à nulle autre, ce pays du jasmin où chacun est affublé à vie d’un diminutif : de Tita à Fli Flo en passant par Gagou, Frida “au corps parfait pour Tunis en tout cas“, Zizette, Le gominé, Fradji l’adoré de sa mère, Kaquou mort à la guerre, Riquette et autres Coco, tous ceux-là formant une famille si nombreuse qu’on ne sait plus qui est qui : me voilà décidément chez moi. Dans un pays-paradis encore innocent où Magida et Wassila déjeunent bien entendu à la table familiale, fournie par l’épicier Youssef. Des repas où, comme sait chaque tunisien, personne n’attendait jamais personne : ces règles de bienséance-là, elles n’ont jamais eu cours, chez nous, familles Bouillon d’anarchie nécessaire à la joie, selon la formule d’Albert Cohen…
Dans un pays où l’on se vêt Chez Ginette et Chez Boublil-Dentelles, où l’on va au Ciné, où l’on s’essaie à être belle et blonde comme Grace Kelly, où la mère juive vaque à son bureau-cuisine, où la tuberculose s’appelle … la maladie, où la cadette portera toujours les robes … de son ainée.
1947. D’emblée, le lecteur découvre que sous cette apparente bonhomie, bien des interdits pesaient déjà sur les Juifs : nul port de la moindre étoile jaune, certes, mais les Interdits sont là pour les Juifs, du Diplôme de la Croix Rouge au simple fait d’aller à l’école ou de passer le bachot. La Tunisie vivait alors sous le régime de Vichy. Mais Tunis n’avait pas vraiment souffert de la guerre, rappelle, un brin gêné, l’auteur, sauf quand les Allemands (pas les nazis, hein), réquisitionnèrent la maison de Tita. Tous avaient dû alors se réfugier chez la sœur de Tita, le pire étant qu’ils ne mangèrent alors plus de viande : en Tunisie, quand on ne mangeait plus de viande et qu’on n’avait pas de maison, c’était que tout était foutu. Et ce sens de la formule, du raccourci, c’est déjà la Perez Touch.
Fli Flo, dite la tefla, est affectueusement surnommée par son père Mon petit scorpion de printemps. Du haut de ses quinze ans, elle pique dès qu’on l’embête, cette jeunette infirmière au rire étincelant qui aurait fait sourire un mort. Son préféré, c’est son frère Salomon, le plus réussi à ses yeux, un OVNI tune qui avait lu toute La Pléiade et là, Annick, tu mens tu mens mais si joliment. Lecteur, si comme moi tu es Tune, tu saisis tout ça, et Toi qui n’as pas ce privilège, je t’envie un peu : Entre Chez Nous. Voilà comme nous vivions. Heureux. Si la maladie nous avait épargnés. Heureux, avant les événements.
L’histoire commence à Beausite, banlieue de Tunis. Alice dite Fli Flo a des copines françaises. Elle est le soleil des enfants qui restent à Tita, mère éplorée qui en a perdu … six.
1952. Fli Flo commence à s’intéresser à la Shoah, à Hertzl, à Israël et à la Haganah, l’organisation sioniste dirigée par Begin, bien plus qu’au jeune Paul Samama, ambitieux en culotte courte ou presque qui s’est juré de n’épouser qu’elle. Les deux partagent une ambition démesurée pour leur âge.
Les jours s’égrènent avec les plats assignés dont chaque natif de là-bas se souvient: le lundi est jour de la Loubia et le dimanche celui des bricks à l’œuf-salade, avant le boulou et la citronnade. Sa famille habite Beausite, les Français Mutuelleville et les arabes la campagne. Chacun à sa place quoi.
Mais en septembre de la même année arrive à Tunis Neldo Catan, un garçon d’Israël, agent-recruteur missionné par le Mossad pour remplir l’Etat hébreu âgé de 5 ans de jeunes gens juifs des pays arabes auxquels il aurait d’abord appris l’hébreu et les danses : Nous, on a les cailloux et la guerre mais c’est chez nous, dit Neldo parlant d’Israël.
Vu qu’il est maigre comme un clou, le voilà invité chez Fli Flo, à la grande peur de Tita qui, dès qu’elle apprend le projet de campement prévu par Neldo à Carthage s’écrie : Il est venu pour prendre mes enfants !
Neldo l’idéaliste et Paul l’ambitieux se sont tous deux épris chacun à sa manière de Fli Flo qui semble traverser la vie sur son vélo : adorée du si attachant Paul, c’est du mystérieux Neldo qu’Alice sera folle amoureuse et c’est dans ses bras qu’elle découvrira l’amour. Mais la veille de demander sa main, Neldo partira de nuit sans la moindre explication…
Alice épouse Paul. C’est de l’amourtié et comme un deuil des sentiments passionnés qu’elle a décidé d’enterrer à jamais.
Les événements ont lieu, entendez la décolonisation : Les événements, voilà le mot qui en Tunisie englobe l’indicible. Voilà Alice et Paul et leurs deux petites filles à Paris, travaillant dur et réussissant brillamment. Plus guère de Fli Flo : Alice, si elle n’aura jamais oublié Neldo, s’est endurcie. La voilà, à Paris comme jadis à Tunis, entrée dans un tourbillon emportant ce qu’elle tait, seule, dans un roman qu’on peut à raison qualifier de balagan délirant conté par une plume polyphonique et synonyme de liberté : l’Auteur et son usage personnel des virgules, voilà encore … la Perez Touch, le joyeux foutoir qui fait qu’une musique est née, nouvelle, personnelle, et qu’elle se prêterait admirablement à une adaptation pour le … Ciné. Le genre cinématographique en effet y gagnerait, et vous découvririez sur grand écran une Tunisie heureuse qui exista bel et bien mais encore ce qu’il s’est passé cette nuit-là et ce que disait la lettre : Le lecteur en effet reste jusqu’aux presque dernières pages chaviré par ce qui semble un gâchis. Un rendez-vous manqué. Mais comme il fait corps avec la tempêtueuse Fli Flo, il la suivra … et saura…
D’Une Nuit à Carthage, Marco Koskas, écrivain franco-Israélien et un des premiers à avoir lu le manuscrit, dit avec enthousiasme : Le roman d’Annick Perez va éclater comme une bombe. Le livre d’Annick Perez invente tout simplement une nouvelle langue romanesque, un charabia magnifique et saoulant, avec des personnages tellement attendrissants ! Ça fait bizarre de lire un bouquin sans arriver à en croire ses yeux. Cette langue, cette profusion, c’est juste un régal. Pourtant je connais le sujet ! La Tunisie de rêve qu’elle raconte, je la connais comme ma poche.
Evoquant l’écriture d’Annick Perez, Le figaro Littéraire parla d’une vraie découverte, et Dominique Bona, membre du jury du prix Renaudot et membre de l’Académie Française de La première pépite d’un univers orgueilleux, imaginaire et sensible.
Mais ça ne fut pas tout : si Les Inrockuptibles évoquèrent ce Quelque chose qui rend étrangement heureux dans le roman d’Annick Perez, Le Magazine littéraire vacilla à décrire l’indescriptible et le fit in fine fort bien, parlant à propos de Je cherche Goldie d’ Une plume brouillonne, odieuse et rare, de mots cabossés et du fait que l’Editeur Michalon soit tombé sur un gardénia sauvage,là où un Vincent Landel chanta ce bouquet de parataxes et de trouvailles. Je me demande si les mêmes aujourd’hui auraient le même éblouissement – je pèse mes mots- face à ce roman qu’Alain Chouffan qualifia ici-même de Pépite : une écriture heureuse et la seule histoire d’un amour fou suffiront-ils encore au goût de ceux qui aujourd’hui encensent une Virginie Despentes et si d’évidence Perez et Despentes peuvent coexister, on se demande, le cœur serré, si la chose se fait à visage découvert…
Née à Tunis, Annick Perez évolue entre la peinture et son métier de scénariste et d’auteur de théâtre. Elle a publié cinq romans : Celui qui ne fut pas choisi et Des yeux trop noirs aux Editions Michel Hagège, Je cherche Goldie aux Editions Michalon, Luka chez Fayard en 2005 et You’re beautiful chez Philippe Rey en 2007.
Sachez encore que la Dame, nominée pour le Prix du Premier Roman, fut encore, en 2007, finaliste du Prix Closerie des Lilas.
Une nuit à Carthage. Annick Perez. Balzac Éditeur. Collection Autres Rives.
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