Thomas Mahler: Qu’avez-vous pensé de La Familia grande de Camille Kouchner, livre qui accuse Olivier Duhamel d’inceste ?
Raphaël Enthoven : Qu’il ne s’agit pas d’une œuvre de destruction, mais d’une œuvre de construction. Certes, le passé en est la cible, mais l’avenir en est le destinataire. Ce qui porte l’auteure à disséquer l’univers qu’elle a connu n’est pas (uniquement) le goût de se venger mais le souci d’assurer aux générations suivantes la possibilité-même d’un avenir. Ce livre est autant le procès que le présent fait au passé – le réquisitoire d’une enfant qui, devenue adulte, se sent le courage de parler – que la consignation du passé lui-même, et le droit, enfin conquis, de regarder devant soi. En cela, c’est une œuvre exemplaire, et les gens qui daubent sur l’injustice d’une “femme de bonne famille qui trouve sans peine un éditeur quand tant de gens voudraient pouvoir raconter la même histoire” ne comprennent pas ce qu’il y a de salvateur pour tous ceux qui n’ont ni le talent ni l’entregent nécessaire pour écrire et publier leur drame, dans le fait de lire celle qui, en le donnant à entendre, leur confie le soin de s’y retrouver.
Et puis, c’est un très bon livre, ce qui ne gâche rien. Dont l’intimité n’est pas une impudeur puisque ce qu’on y raconte vaut pour tous. C’est un livre dont la sobriété et les ellipses font entendre le silence et l’essai de l’abolir. C’est un livre que sa franchise (et les finesses qu’elle permet puisque quand on dit la vérité, on peut aller dans les détails les plus infimes) préserve du manichéisme et du règlement de comptes. Les atrocités, les hypocrisies, les contradictions d’un féminisme impérieux, la fraternité, la vie en commun, les bonheurs, les splendeurs qu’elle y décrit n’en ressortent pas indemnes, mais bien vivants. Camille Kouchner n’est pas une justicière mais, au sens littéral, elle fait du droit, elle remet les choses à l’endroit. Certains se satisfont de faire à leurs parents le procès de leurs mauvais choix. Ici, la description d’un contexte tient lieu de sentence. Et le beau-père est rendu au silence par celle qui prend enfin la parole. Ainsi font les bons auteurs, qui donnent à sentir parce qu’ils ne s’embarrassent d’aucune transposition. Le réel est leur objet. La sincérité, leur viatique. Tout est écrit. Complexe et limpide. Il n’y a que la vérité qui guérisse.
“Telle est la force du silence dans les familles organisées...”
“La famille est un mécanisme dont la fonction est de taire les infamies qu’on y commet“? avez-vous déclaré sur France Culture. Une famille serait-elle forcément un étouffoir ?
Une famille, c’est une “salle à dangers” comme dit le Prince de Motordu. Et pour cause : hormis une secte, aucun dispositif ne dispose d’autant de moyens pour digérer les saloperies. Et ceci vaut sous toutes les latitudes. Comme toutes les œuvres qui ne trichent pas et qui plongent le lecteur dans l’atmosphère d’une famille en particulier, plus on explore les détails de la “Familia Grande”, plus on y découvre des lois, des processus universels, des exercices de mauvaise foi qui dépassent un contexte ou une sociologie pour concerner tout un chacun. Ce qui est remarquable dans ce livre (comme dans le récit de Vanessa Springora), c’est que l’intimité est une altérité. Le mécanisme de l’emprise change d’outils et d’alibis selon les univers, mais la structure demeure et les périls aussi.
La “Familia Grande” est un univers où règnent, en droit, le progressisme, la liberté et la souveraineté de chacun, et où, en pratique, le pire est commis à l’abri des bons sentiments. Il existe bien d’autres façons d’être hypocrite en famille. Festen, par exemple, l’excellent film de Thomas Vinterberg, met en scène une famille archi-traditionnelle danoise (pas vraiment Saint-Germain des Près) dont le patriarche fête ses soixante ans. Quand le fils aîné, Christian, dont la jumelle s’est suicidée, prend la parole devant tout le monde et déclare que leur père les a violés pendant des années avec la complicité de leur mère, ce qu’il dit n’est pas audible. Ou plutôt : chacun s’entend à en faire un “malentendu”, c’est-à-dire à ne pas avoir entendu ce qui a été formulé, et tous les moyens sont bons (de l’invité lambda qui se persuade que c’est un moment d’égarement jusqu’au frère cadet, raciste et violent, qui bâillonne son frère et l’accroche à un arbre) pour faire de l’audacieux un “fou”, un illuminé ou un “rêveur” (comme le présente sa mère).Telle est la force du silence dans les familles organisées : il recouvre les faits même quand les faits sont connus. C’est pour cela qu’il ne suffit pas de dire les choses, encore faut-il que les gens ne se bouchent pas les oreilles. La “Familia Grande” ne fonctionne pas autrement. Tout est dit depuis dix ans, nul n’ignorait rien et pourtant, jusqu’à ce livre, dans ce monde de libertés, tout était exactement “inter-dit”.
Mais ce livre est-il aussi, comme on a pu le lire, le procès d’un milieu – “Saint-Germain-des-Prés”, “la gauche caviar”- , et d’une époque, les enfants de mai 68 ?
“Si ça peut nous débarrasser de cette gauche caviar qui a toujours des leçons de morale à faire à tout le monde (…), ça sera déjà un dommage collatéral qui ne sera pas si mauvais” a par exemple expliqué l’essayiste Isabelle Saporta… Espérons pour l’intéressée (ancienne élève de Louis-le-Grand et de Sciences Po, qui partage sa vie avec une figure éminente de la gauche française) que son diagnostic n’est pas bon, et que toute la gauche caviar ne sera pas prise dans ce tourbillon ! On verra bien. Espérons aussi, surtout, qu’un tel livre aura d’autres lecteurs que les contempteurs du milieu qu’ils continuent d’incarner, même à leur corps défendant. Car, encore une fois, ce dont il est question dans ce livre dépasse infiniment les turpitudes et les faux-semblants d’un milieu spécifique.
Mais s’il faut parler de la gauche caviar, allons-y. Isabelle Saporta n’a pas tort d’en pointer l’hypocrisie. En vérité, dans les années 80, il y avait au moins deux gauches caviar, qui se connaissaient sans toujours passer les vacances au même endroit. La première, née dans le sillage des “nouveaux philosophes”, était d’abord antitotalitaire, c’est-à-dire anticommuniste, et mettait son point d’honneur à purger la gauche de la haine du riche ; la seconde, celle de La Familia Grande, a mis plus longtemps à renoncer au rêve rouge (comme à son goulag tropical) et à ses recommandations absurdes (“Claudel, ce vieux réac !”), ce qui n’empêchait ni le luxe, ni le pouvoir. D’un côté, on écoutait Goldman et on faisait de la philo, de l’autre on chantait Bella Ciao et on faisait du droit. Ce n’est pas la même histoire, ni la même façon d’être hypocrite. On les critique pourtant de la même manière : “Qu’est-ce que c’est que ces grands bourgeois qui parlent de justice sociale depuis leur résidence secondaire, et qui nous font la morale tout en se conduisant comme des porcs ? etc. ” Or, au principe de cette critique, on trouve l’écho de la critique marxiste de “l’idéologie”, c’est-à-dire à la fois des fausses évidences qui accompagnent la domination sociale et des bons sentiments qui, comme une double pensée, recouvrent la jouissance des privilèges de classe.
Une telle critique n’est pas fausse, loin s’en faut, tant les intéressés y prêtent le flanc. Mais il faut admettre alors qu’elle porte, à tort ou à raison, au-delà de la “gauche caviar”, sur le parti politique dont la raison d’être est, depuis toujours, de combiner la radicalité du discours et la mollesse de l’action, et d’alimenter l’oxymore d’une bourgeoisie de gauche : le Parti socialiste.
Alain Finkielkraut a condamné les faits reprochés à Olivier Duhamel, les qualifiant de “crime abominable”. Mais il s’est aussi interrogé sur le consentement entre un adulte et un mineur. “Y a-t-il eu consentement ? A quel âge cela a-t-il commencé ? Quand on essaye de savoir s’il y a eu consentement ou une forme de réciprocité, on vous tombe immédiatement dessus”. Des propos qui lui ont valu d’être évincé de la chaîne LCI…
Alain Finkielkraut est en guerre contre une société dont il estime qu’elle est viciée par l’idolâtrie des victimes et le déni de responsabilité (maquillé en culture de l’excuse). De toutes les pathologies de la démocratie, la victimisation lui paraît la plus dangereuse et nul n’est, davantage que lui, attentif aux méfaits de l’exorbitante équation selon laquelle “faible veut dire bon, et fort veut dire méchant” (Nietzsche). L’ennui, c’est qu’Alain Finkielkraut est un esprit systématique dont les cibles deviennent des œillères. Une fois qu’il a identifié l’ennemi, il ne voit plus que lui. Or, si la stratégie victimaire est effectivement un problème en démocratie, ça ne signifie pas pour autant que les victimes n’existent pas ou qu’en cas de viol une suspicion de consentement pèse a priori sur chacune d’elles. Si Alain Finkielkraut pose la question du “consentement” dans l’affaire Duhamel, et s’il a le sentiment, en le faisant, de débusquer un impensable, c’est juste qu’il applique la même grille de lecture à toutes les affaires de viol qui se présentent. A titre personnel, j’estime qu’en cas de viol, la victime est toujours absolument innocente et le coupable seul coupable, mais on peut discuter de cela. Seulement, quand un adulte est capable d’enfoncer son sexe dans la bouche d’un enfant et de bâtir ensuite un édifice de déni, la question du consentement de l’enfant est obscène, et la disgrâce publique du violeur ne tient pas seulement à la jubilation malsaine d’abattre un personnage éminent. Loin de lever un lièvre ou de susciter un débat, Finkielkraut a distillé, sans le moindre indice, le soupçon du consentement sur des actes criminels. La nuance qu’il veut établir entre “enfance” et “adolescence” n’est pas une nuance mais l’aveu, à l’inverse, qu’en lui-même le sens des nuances a disparu derrière l’esprit de système. En parlant de “consentement” ici, Finkielkraut pratique la culture de l’excuse (qu’il déteste tant), il alimente la culture du viol (quelle différence entre Finkielkraut qui pose la question du consentement dans l’affaire Duhamel et Assa Traoré qui répand des calomnies sur l’homme que son frère Adama a violé en prison ?), il donne le sentiment d’une collusion entre puissants libidineux, il nourrit le silence mortifère des familles et il met une idéologie libertaire au service de la contrainte. En cela, son erreur est aussi une faute. Et, avec tout le respect que j’ai pour lui, Finkielkraut a quand même dit une grosse connerie.
Fallait-il le virer pour autant ?
Je ne crois pas. Si l’expression d’une connerie à l’antenne était une raison suffisante de virer les gens, il y a bien longtemps qu’on serait tous au chômage. LCI – qui est souveraine en matière du choix de ses collaborateurs – fait valoir que tout ce qui touche à l’inceste, au viol et à la maltraitance de l’enfance ne peut faire l’objet du débat sur une chaîne digne. Ça se plaide. Reste que (et c’est à cela que tient mon désaccord), Finkielkraut a aussi condamné sans équivoque les faits “impardonnables” (sic) qui sont rapportés dans le livre de Camille Kouchner…
L’année dernière, à la même époque, c’était le livre de Vanessa Springora sur Gabriel Matzneff qui faisait événement. Vous-même avez fait scandale lors de la dernière rentrée littéraire avec “Le temps gagné“, roman autobiographique dans lequel vous dépeigniez un beau-père violent. L’avenir de la littérature ne serait-il pas du côté du témoignage – souvent victimaire-, au détriment de la fiction ?
Je n’en sais rien. Quand la nécessité m’a saisi de raconter ma propre histoire, je n’avais pas le sentiment d’instruire le procès d’une génération ou de participer à une mode. Ce qui est certain dans le cas de Camille Kouchner comme de Vanessa Springora (qui racontent des choses autrement plus douloureuses que ce qui m’est arrivé), c’est que l’indicible a besoin de quantité d’oreilles pour échapper aux stratégies de “l’inter-dit” (qui vont de la dénonciation d’une supposée “délation” à l’idée saugrenue qu’il faudrait “laver son linge sale en famille” comme si on pouvait laver de la boue avec de la boue). La saleté que tout le monde connaît (et que chacun s’entend à taire) a besoin du suffrage et du regard de nombreux lecteurs. Peu importe qu’il y ait des voyeurs dans le tas. Leur voyeurisme est le prix à payer d’une démarche libératoire. Rendre publiques ces infamies, ce n’est pas se déguiser en victime, ni détruire quoi que ce soit. C’est purger l’immonde en lui faisant honte, c’est cracher le poison au lieu de l’incorporer, et c’est se donner une chance de regarder vers l’avenir au lieu de mourir à petit feu.
Source: L’Express. 15 janvier 2021
“En parlant de “consentement” ici, Finkielkraut pratique la culture de l’excuse (qu’il déteste tant), il alimente la culture du viol (quelle différence entre Finkielkraut qui pose la question du consentement dans l’affaire Duhamel et Assa Traoré qui répand des calomnies sur l’homme que son frère Adama a violé en prison ?…”
Comparer Mr Finkielkraut à Assa Traoré fallait oser. Pas étonnant venant de l’arrogant et si vertueux Mr Enthoven. Bref encore des réglements de compte entre clans de la bourgeoisie parisienne de gauche qui fait son nettoyage intra muros pour faire croire à une quelconque adhésion à une éthique de vie qu’ils s’empresseront de piétiner une fois le regard des médias tourné vers d’autres scandales. Les maisons d’édition y trouvent leur compte à défaut de chercher avec hardeur et désinteressement de nouveaux vrais talents hors effet de mode.La machine gauchiste à fabriquer des “bestsellers” sur des terreaux putrides bat son plein. Beurkkkk
Bien dit, Delamarre.
Effectivement intramuros et même germanopratin.
Tous ces pros de la tchatche. Juchés sur leur estrade de vertu à fustiger les autres alors qu’ils baignent dans le même bain.
Surtout Enthoven qui nous fourgue un bouquin de règlement de comptes d’alcôve avec son père vu qu’ils se partageaient la même Carla (grimpé plus haut depuis).
Pourquoi pas, au fond, si laver son linge sale en public rapporte ? Surtout à l’industrie des ragots ?
Un détail quand même : c’est « chercher avec ardeur » ; et non avec « hardeur »…
Quoi que…Si c’est un anglicisme…
«Hardeur « : acteur de film pornographique
Dans le texte commenté par vous , non pas erreur d’orthographe mais jeu de mot …
MAIS c’est de ça que je parle à la dernière phrase “Quoi que…Si c’est un anglicisme…”.